B. LA MISE SOUS CONDITION DE RESSOURCES DES ALLOCATIONS FAMILIALES REMET EN CAUSE LES FONDEMENTS DE NOTRE POLITIQUE FAMILIALE

Le Gouvernement propose de placer sous condition de ressources les allocations familiales 5( * ) . La fixation du niveau de plafond de ressources et de ses majorations relève du pouvoir réglementaire : les allocations familiales ne seraient plus versées au-dessus d'un revenu net mensuel de 25.000 francs ; cette somme serait majorée de 7.000 francs pour les ménages où les deux conjoints travaillent ou les familles monoparentales. Une majoration de 5.000 francs par enfant serait appliquée à partir du troisième enfant. Les plafonds seront indexés sur l'évolution des prix à la consommation hors tabac.

Le dispositif est donc complexe. A l'heure où chacun s'accorde à reconnaître qu'il est devenu nécessaire de simplifier la législation des prestations familiales, la mise sous condition de ressource introduit indéniablement un nouvel élément de complexité.

Pour votre rapporteur, la mise sous condition de ressources est inacceptable.

Selon les estimations de la CNAF, cette mesure touchera quelque 350.000 familles qui se verront supprimer les allocations familiales, soit environ 8 % des ménages percevant actuellement ces allocations. Un million d'enfants seront concernés. En outre 35.000 familles situées juste au-dessus des seuils ne percevront plus qu'une allocation différentielle destinée précisément à atténuer les effets de seuils.

Avant d'examiner cette mesure au fond, on évoquera la méthode particulièrement contestable utilisée par le Gouvernement.

1. La méthode du Gouvernement est extrêmement critiquable

a) Une absence totale de concertation avec les partenaires sociaux et le mouvement familial

La mise sous condition de ressources des allocations familiales a été annoncée dès le 19 juin 1997, à l'occasion du discours de politique générale du Premier ministre. La décision a été prise sans la moindre concertation avec les organisations syndicales et le mouvement familial. Il ne faut guère s'étonner, dès lors, si cette mesure a suscité l'opposition unanime de l'ensemble des associations familiales et des organisations syndicales.

Pour signifier son opposition absolue à ce projet, la CNAF a diffusé le communiqué de presse figurant ci-après à l'issue de son Conseil d'administration du 30 septembre 1997.

Communiqué de presse de la CNAF le 30 septembre 1997

Le Conseil d'Administration de la CNAF émet un avis défavorable sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale

Le Conseil d'Administration de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) a émis, lors de sa réunion exceptionnelle du 30 septembre 1997, un avis défavorable sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale, soumis pour avis par le Gouvernement.

· 30 administrateurs ont émis un avis défavorable :

- 3 CGT * 2 personnes qualifiées

- 3 CGT-FO * 13 non-salariés

- 2 CFE-CGC * 5 UNAF

- 2 CFTC

· 3 administrateurs ont émis un avis favorable :

- 3 CFDT

La position du conseil d'administration est fondamentalement justifiée par son hostilité à la mise sous condition de ressources des allocations familiales :

· Le Conseil estime, dès lors que l'ensemble de la population est amenée à participer au financement du système de prestations familiales, que chacun doit pouvoir bénéficier des allocations familiales qui en constituent le socle de base.

· Les administrateurs considèrent que si le Gouvernement souhaite réduire les inégalités de revenus entre les familles, il doit rechercher une réponse plutôt dans le cadre de la fiscalité.

· Enfin, le Conseil d'administration a contesté la méthode mise en oeuvre par le Gouvernement qui consiste à élaborer dans un premier temps une réforme structurelle du système de prestations familiales puis de promettre dans un second temps sa remise à plat.

Les administrateurs qui se sont prononcés en faveur du projet de loi de financement, tout en partageant cette analyse globale sur les allocations familiales, ont jugé de façon positive ses autres aspects : transfert des cotisations maladie sur la CSG et mesures sur l'assurance maladie.

Enfin, le conseil d'administration, unanime, s'est élevé contre les conditions de consultation de la CNAF (délai de deux jours) pour examiner cette mesure fondamentale qui remet en cause 50 années d'histoire des allocations familiales.

b) La décision du Gouvernement précède la réflexion annoncée

Dans le rapport d'orientation annexé au projet de loi de financement de la sécurité sociale, le Gouvernement indique, sous la rubrique " une politique de la famille repensée " qu'il souhaite " que la politique à l'égard des familles fasse l'objet d'un réexamen d'ensemble, en ce qui concerne tant la fiscalité que les prestations familiales et l'ensemble des actions publiques qui y concourent. Il s'agit à la fois de tirer les leçons des évolutions qui se produisent dans la société et de proposer une politique efficace et active au service des familles. Le Gouvernement présentera au Parlement, avant la fin de l'année prochaine, les lignes d'action d'une politique familiale ambitieuse adaptée aux réalités de notre temps. "

Le Gouvernement annonce donc le lancement d'une réflexion de fond consacrée à la politique familiale. Dès lors, on ne comprend pas véritablement pourquoi il semble si pressé de prendre dès cette année une mesure d'une portée aussi considérable que la mise sous condition de ressources des allocations familiales.

Le souhait du Gouvernement de procéder à un réexamen au cours de l'année 1998 de l'ensemble de la politique familiale apparaît comme une opération à contretemps dans la mesure où une telle réflexion aurait dû précéder et non suivre les mesures décidées par le Gouvernement.

Le Gouvernement affirme en outre que la mise sous condition de ressources des allocations familiales est une mesure " provisoire " . Or les articles 19 et 20 du projet de loi qui, respectivement, place les allocations familiales sous condition de ressources et diminue l'AGED n'ont en rien le caractère de dispositions transitoires valables pour la seule année 1998 : ils modifient le code de la sécurité sociale, donnant à ces mesures un caractère permanent.

L'Assemblée nationale a adopté un amendement prévoyant que " la mise en uvre d'un plafond de ressources pour le versement des allocations familiales prévue au présent article est transitoire " et qu'elle " s'appliquera jusqu'à ce que soit décidée une réforme d'ensemble des prestations et des aides fiscales aux familles, que le Gouvernement mettra en uvre, dans un objectif de justice et de solidarité, après avoir réorienté le système existant ". Il aurait sans doute été plus efficace de prévoir simplement que la mise sous condition de ressources des allocations familiales ne s'appliquait que pour la seule année 1998.

2. Une réforme dont la seule finalité est le souci de faire des économies financières.

Le Gouvernement présente la mise sous condition de ressources comme une mesure de " solidarité " et de " justice ". Il n'en est rien.

La seule justification de la mise sous condition de ressources des allocations familiales semble être surtout financière : il s'agit d'économiser 4 milliards de francs en 1998. La mise sous condition de ressources des allocations familiales n'entraîne aucune redistribution en faveur des familles modestes.

Il est par conséquent difficile de considérer comme un modèle de solidarité une politique familiale qui diminue les prestations pour certaines familles sans reverser la différence aux plus modestes d'entre elles.

En outre, dans l'hypothèse où les sommes ainsi économisées profiteraient effectivement aux familles les plus modestes, il s'agirait d'une conception bien étroite de la solidarité. La solidarité ne consiste pas à prélever de l'argent des familles riches au profit des familles pauvres : elle doit être au contraire l'occasion d'une véritable solidarité horizontale entre toutes les composantes de la société.... La solidarité que propose le Gouvernement, ce n'est pas la solidarité de la Nation tout entière à l'égard des familles, mais simplement la solidarité des familles entre elles.

3. La mise sous condition de ressources remet en cause l'universalité des allocations familiales, principe fondateur de la politique familiale

La mise sous condition de ressources des allocations familiales porte atteinte à un principe fondamental : l'universalité des allocations familiales, qui sont un droit ouvert à l'enfant indépendamment du statut et de la situation de ses parents. La politique familiale a été conçue selon un principe de compensation des charges liées à la présence d'enfants. Il s'agissait de rétablir l'égalité entre les familles ayant des enfants à charge et celles qui n'en avaient pas. Il s'agissait d'exprimer la reconnaissance par la société du rôle irremplaçable que joue la famille pour assurer le renouvellement des générations et donc du droit de tout enfant à être pris en charge indépendamment des ressources dont dispose le foyer qui l'héberge.

Dans une lettre ouverte adressée au Premier ministre, M. Lionel Jospin, le 9 juillet dernier, Jean-Paul Probst, s'exprimant au nom du conseil d'administration de la CNAF, a estimé que la mise sous condition de ressources des allocations familiales s'apparentait à "une remise en cause fondamentale du principe essentiel de compensation horizontale qui fonde... notre système d'aide aux familles et selon lequel chaque famille, parce qu'elle assure l'avenir de la collectivité nationale, est justiciable de son soutien".

Si les plafonds actuels concernent un nombre limité de familles, ils toucheront, au fil des ans, un nombre de plus en plus élevé de nos concitoyens. Il est prévisible qu'un nombre toujours croissant de familles seront exclues du bénéfice des allocations familiales. Le Gouvernement a prévu un mécanisme de revalorisation du seuil en fonction de l'évolution des prix : les progressions de pouvoir d'achat entraîneront mécaniquement l'exclusion de toujours davantage de familles.

De plus, un plafond fixé par voie réglementaire peut toujours être remis en cause au gré des projets de budgets. Le Gouvernement nous en donne d'ailleurs l'exemple cette année même au travers de la diminution de l'AGED et du plafond de déduction fiscale pour les emplois à domicile.

Le risque est grand que le niveau du seuil devienne à terme une véritable variable d'ajustement pour le déficit de la branche famille.

4. La mise sous condition de ressources des allocations familiales transforme la politique familiale en une politique d'aide sociale à vocation redistributive

Il convient de rappeler que le système français se caractérise par la coexistence de solidarités horizontales et des solidarités verticales. Les solidarités horizontales sont la base de la protection sociale : il s'agit des solidarités entre actifs et retraités, entre bien portants et malades, entre célibataires et chargés de famille. Les solidarités verticales sont des solidarités entre riches et pauvres, qui s'effectuent par le biais de la fiscalité. La finalité d'un système de protection sociale n'est donc pas de pratiquer de la redistribution : la sécurité sociale sert à préserver tout le monde des aléas de l'existence en offrant les mêmes droits à tous. La protection sociale repose donc sur une conception égalitaire des droits de chacun.

En imposant la mise sous condition de ressources des allocations familiales, le Gouvernement choisit le camp de ceux qui proposent de concentrer la protection sociale sur les familles à faibles ressources et de ne plus traiter de manière égalitaire les familles dans l'accès aux prestations. Un tel choix est socialement dangereux.

En plaçant les allocations familiales sous condition de ressources, le Gouvernement transforme la politique familiale en une politique d'aide sociale. Un seul chiffre suffit pour s'en convaincre :

- 41,9 % 6( * ) des prestations familiales étaient placées sous condition de ressources avant cette réforme ;

- 82,3 % des prestations familiales seront placées sous condition de ressources après cette réforme 7( * ) .

Cette transformation de la politique familiale en une politique sociale s'est engagée il y a une trentaine d'années ; en 1970, seulement 14 % des prestations familiales étaient soumises à condition de ressources.

Mais les mesures proposées par le Gouvernement pour 1998 apparaissent comme un véritable changement de nature des prestations familiales et non comme un changement de degré .

Comme le souligne l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), dans son étude consacrée au plafonnement des allocations familiales 8( * ) , " il n'est ni socialement responsable, ni intellectuellement sérieux, d'opposer l'aide nécessaire aux familles démunies et le traitement équitable des familles plus à l'aise. Si la société estime qu'il faut accroître les aides aux familles pauvres, les dépenses supplémentaires doivent être financées par l'ensemble des contribuables et non spécifiquement par les familles moyennes ou aisées. "

5. Le Gouvernement prend une décision lourde de menaces pour l'avenir de notre système de protection sociale

En décidant de manière brutale et sans aucune concertation la mise sous condition de ressources des allocations familiales, le Gouvernement prend un risque considérable pour l'avenir de notre protection sociale.

Il ouvre la voie aux critères de ressources pour l'ensemble de la sécurité sociale, et conduit par là à un système dual dont on connaît précisément les risques pour les populations les plus vulnérables. Demain, les prestations maladie seront-elles versées en fonction des ressources de l'intéressé ? Cette mise sous condition de ressources des allocations familiales pourrait bien jeter les bases d'une autre logique pour l'assurance maladie et pour l'assurance vieillesse. Le raisonnement du Gouvernement sur les allocations familiales peut s'appliquer mot pour mot au remboursement des " petits risques " par l'assurance maladie.

De plus, en excluant certaines personnes du bénéfice des allocations familiales, on prend le risque de voir des parts croissantes de la population se détourner d'une protection sociale dont elles ne percevraient plus les prestations et donc le bien-fondé.

Le risque que les employeurs se désengagent du financement de la politique familiale est réel : on voit mal en effet pourquoi ceux-ci continueraient à financer une branche de la sécurité sociale qui ne bénéficierait qu'à une partie de leurs salariés.

La mise sous condition de ressources des allocations familiales ouvre la porte toute grande à la transformation de notre système de protection sociale obligatoire, solidaire et universel en un système de simple assistance aux plus démunis, le seul recours pour les autres devenant l'assurance privée. Avec cette mesure inconsidérée, le Gouvernement apporte un soutien inespéré et -on l'espère- involontaire à ceux qui souhaitent démanteler notre système de protection sociale.

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