IV. FAIRE CONFIANCE AUX COLLECTIVITÉS LOCALES

Responsables des trois quarts de l'investissement public en France, les collectivités locales veulent pouvoir choisir leur mode de développement. La perspective d'une adaptation de la législation relative aux interventions économiques des collectivités locales laisse espérer de nouvelles marges de manoeuvre.

Les dispositions relatives aux collectivités locales figurant dans le projet de loi de finances pour 1999 ne se situent pas dans cette perspective : elles placent les collectivités locales dans une situation de dépendance accrue à l'égard de l'Etat et ne les incitent pas se comporter en acteurs économiques responsables et ambitieux.

A. LES RESSOURCES DES COLLECTIVITÉS LOCALES : NE PAS HYPOTHÉQUER L'AVENIR

L'article 34 de la Constitution dispose que c'est la loi qui détermine les principes fondamentaux de " la libre administration des collectivités locales, de leurs compétences et de leurs ressources ".

C'est le rôle du Parlement, et notamment du Sénat, " maison des collectivités locales ", de veiller à ce que la loi permette aux collectivités locales de s'administrer librement, en s'assurant que leurs ressources leur permettent d'exercer pleinement leurs compétences.

Les trois exemples présentés ci-après, le " contrat de croissance et de solidarité " proposé en remplacement du pacte de stabilité, les mésaventures de la CNRACL et la réforme de la taxe professionnelle montrent que les solutions émanant du gouvernement ne sont guère satisfaisantes.

1. Un contrat de croissance et de solidarité trop timide

Les concours de l'Etat aux collectivités locales sont votés chaque année à l'occasion de la loi de finances et prennent la forme soit de prélèvements sur recettes, soit de subventions budgétaires, retracées dans le fascicule du ministère de l'intérieur. Néanmoins, en dépit de la règle de l'annualité budgétaire et dans un souci de lisibilité et de prévisibilité, le précédent gouvernement avait choisi de fixer un cadre pluriannuel, le " pacte de stabilité " s'étalant sur trois ans, aux relations financières entre l'Etat et les collectivités locales.

Le pacte de stabilité prévoyait une indexation sur l'indice des prix à la consommation, hors tabac, du montant des concours de l'Etat aux collectivités locales, regroupés au sein de l' " enveloppe normée ". Ce dispositif rigoureux était l'une des conséquences du contexte macro-économique déprimé dans lequel il avait été élaboré en 1995. Il traduisait la participation des collectivités locales à l'effort de redressement des finances publiques.

Aujourd'hui, les perspectives de croissance sont meilleures, et les collectivités locales ont su convaincre le gouvernement de prendre en compte une fraction du taux de croissance du PIB dans l'indice de progression de l'enveloppe normée , comme c'est d'ailleurs le cas s'agissant de la principale composante de l'enveloppe, la dotation globale de fonctionnement (DGF).

Toutefois, les modalités de la détermination de l'enveloppe normée proposées par le gouvernement ne sont pas satisfaisantes . Le projet de loi de finances envisage un dispositif en trois ans prenant en compte 20% du taux de croissance du PIB en 1999 63( * ) , 25% en 2000 et 33% en 2001. Ces taux sont insuffisants pour permettre aux collectivités locales de jouer pleinement leur rôle de soutien de la croissance.

Les facteurs du redressement de la situation financière des collectivités locales tendent à s'essouffler

Dans son état des lieux des finances des collectivités locales, présenté le 8 juillet 1998 au nom de l'Observatoire des finances locales, notre collègue Joël Bourdin insiste sur la volonté du secteur local de se reconstituer une marge de manoeuvre financière dans un contexte de progression limitée des recettes (due notamment, autre preuve de bonne gestion, à une évolution modérée des taux de la fiscalité directe locale).

M. Bourdin note particulièrement une progression ralentie des dépenses de gestion courante et un mouvement prononcé de désendettement, attribué à la baisse des taux d'intérêt mais également à une politique de gestion active de la dette. Ces évolutions sont de nature à favoriser l'autofinancement des investissements des collectivités locales.

Toutefois, ces facteurs positifs sont en train d'atteindre leurs limites . La baisse des taux d'intérêt ne pourra plus jouer un rôle aussi important que par le passé. Les efforts de rationalisation des dépenses de fonctionnement sont, quand à eux, remis en cause par un alourdissement des charges imposées aux collectivités locales.

Le tassement des recettes se produit dans un contexte d'alourdissement des charges

Les recettes de fonctionnement des collectivités locales sont composées, d'une part, du produit de la fiscalité directe et indirecte et, d'autre part, des concours de l'Etat. Si la politique de modération des taux menée par les collectivités 64( * ) , qui coïncide avec un contexte de faible progression des bases, n'est pas soutenue par un dynamisme des concours de l'Etat, les collectivités courent le risque de ne pouvoir faire face à l'ensemble des charges qu'elles devront supporter dans les années à venir :

- les collectivités vont devoir prendre en charge les conséquences pour la fonction publique territoriale du protocole salarial du 10 février 1998 . Devant le comité des finances locales du 8 septembre 1998, le ministre de l'intérieur par interim a estimé le coût de ces mesures à 2,2 milliards de francs pour 1998.

En 1999, la charge supplémentaire est estimée à 4,1 milliards de francs et à 3,2 en 2000. Ainsi, les rémunérations engloutiront en 1999 la fraction de l'augmentation de l'enveloppe normée attribuable à la prise en compte de la croissance, qui s'élève à 4,1 milliard de francs 65( * ) .

- parallèlement aux effets du protocole salarial, les collectivités locales doivent également se préparer à absorber le coût total des emplois-jeunes , aujourd'hui subventionnés, car, ainsi que le soulignait notre collègue Michel Mercier dans son rapport spécial sur le projet de loi de finances pour 1998, " il leur sera difficile de résister à l'intégration d'une partie, au moins, de ces " employés " dans les cadres de la fonction publique territoriale. " Au 30 juin 1998, aux termes des conventions signées entre l'Etat et les collectivités locales, les établissements publics et les associations, 50.130 emplois avaient été créé et 29.090 recrutements réalisés, dont 36% au sein des collectivités locales.

- l'accroissement des dépenses de personnel, incompressibles, dans un contexte de faible dynamisme des recettes pourrait se traduire par une éviction de certaines dépenses d'investissement . D'un point de vue patrimonial, il n'est jamais souhaitable que des dépenses de fonctionnement prennent le pas sur l'effort d'investissement.

S'agissant de la situation actuelle des collectivités locales, une telle éventualité serait véritablement préoccupante. En effet, la reprise de l'investissement des collectivités locales, réelle depuis 1997, est due en partie à la nécessité de mettre certaines infrastructures en conformité avec de nouvelles normes, nationales ou européennes, dans des domaines tels que l'eau, l'assainissement et le traitement des ordures ménagères.

Il serait dommage que les efforts consentis par les collectivités locales pour améliorer leur épargne ne leur permettent pas d'autofinancer au moins une partie de leurs nouveaux investissements.

La reprise de l'investissement public local est une condition nécessaire d'une croissance soutenue

Au final, la réduction programmée de l'épargne des collectivités locales pourrait ralentir le redémarrage des investissements amorcé depuis un an, avec les conséquences sur le taux de croissance de l'économie nationale que l'on peut imaginer compte tenu de l'influence de la dépense publique locale sur le taux de croissance de l'économie nationale.

Dans une étude intitulée Les collectivités locales et l'économie nationale 66( * ) , Jacques Méraud souligne en effet que " dans le cas des administrations locales, ce sont les variations de l'investissement qui influent le plus sur la croissance nationale, et cela dans un sens positif : " plus l'investissement public local augmente, plus le PIB est stimulé ". 67( * )

En somme, plutôt que d'en appeler à un emprunt européen pour financer des infrastructures dont la réalisation, au vu des tentatives précédentes, reste hypothétique, c'est l'investissement des collectivités locales, aux effets plus certains sur le taux de croissance de l'économie nationale, que le gouvernement doit, sinon encourager, au moins ne pas décourager.

D'autant plus que les créations d'emplois que le gouvernement compte obtenir par la suppression de la part salariale de la taxe professionnelle dépendent au moins autant du niveau d'investissement des collectivités locales que de la suppression d'un tiers de l'assiette d'un impôt représentant 2 % du coût du travail.

2. La CNRACL : en finir avec l'absurde

Le projet de loi de finances pour 1999 ne comporte pas de dispositions relatives à la caisse nationale des agents des collectivités territoriales, qui regroupe en réalité les agents des fonctions publiques locale et hospitalière.

Pourtant, il est impossible de raisonner sur les ressources des collectivités locales, ainsi que sur les relations financières entre ces dernières et l'Etat, sans avoir en mémoire le précédent de la CNRACL, qui constitue un contre-exemple notoire en ces matières.

Les faits sont connus. La CNRACL bénéficie d'un rapport démographique plus favorable que la plupart des autres régimes, avec 2,76 actifs pour un retraité contre 1,75 pour le régime général, 2,5 pour les fonctionnaires de l'Etat et 0,8 pour la SNCF. Toutefois, le rapport démographique de la CNRACL se dégrade. En 1982, il était de 4,5. Il s'établissait encore à 3,62 en 1995.

La CNRACL étant structurellement excédentaire, elle devrait être en mesure de faire face à ce choc démographique . Or, en raison des mécanismes dits de " compensation " et de " surcompensation ", elle reverse une partie de ces ressources à des régimes moins bien lotis, ou moins bien gérés. La péréquation entre régimes de sécurité sociale prend des proportions non négligeables puisqu'en 1997, la CNRACL y a consacré 32% de la totalité de ses emplois , soit 19 milliards de francs pour une ressource de 60 milliards de francs. Les pensions versées représentaient 40,5 milliards de francs, soit à peine deux fois plus.

Cette situation serait choquante mais pas dramatique si les mécanismes de péréquation n'avaient pas pour effet d'engendrer des déficits de plusieurs milliards de francs dans ce régime démographiquement dynamique. En 1997, le déficit n'a pu être évité qu'au prix du transfert exceptionnel de 4,5 milliards de francs de l'allocation temporaire d'invalidité. La conséquence directe de ces déficits est le tarissement des réserves. La direction générale des collectivités locales n'exclut pas " à structure constante, l'épuisement des réserves en 1999 ". Tout est dit.

Les réserves de la CNRACL

(en milliards de francs)

1991

1992

1993

1994

1995

1996

1997

14,618

13,896

9,596

3,355

1,511

0,949

4,441*

* En 1997, la CNRACL a bénéficié d'un transfert de 4,5 milliards de francs en provenance du fonds de l'allocation temporaire d'invalidité (ATI)

Le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 1999 contient pour la deuxième année consécutive une disposition autorisant la CNRACL à s'endetter. Cette logique de " fuite en avant " doit être dénoncée. Car, comme l'exprimait l'année dernière notre collègue Michel Mercier dans son rapport spécial, cela revient à " faire assumer par un régime structurellement excédentaire des charges d'emprunts destinées à financer des régimes structurellement déficitaires ".

Par ailleurs, le gouvernement a fait savoir qu'une réflexion sur la CNRACL figurait au cahier des charges de la mission sur les régimes de retraite confiée au commissaire au Plan. Le comité des finances locales a également décidé de la mise en place d'un groupe de travail consacré à cette question.

Reste une impression de gâchis . Les mésaventures de la CNRACL, un régime fondamentalement sain et autosuffisant, illustrent la tentation permanente pour l'Etat de puiser dans les ressources des collectivités locales.

De plus, ironie du sort, la CNRACL voit ses réserves disparaître à l'heure de la probable évolution des régimes de retraite vers une " répartition-provisonnée ", dont elle aurait pu tirer parti plus que tout autre régime.

3. La réforme de la taxe professionnelle : une remise en cause de l'autonomie fiscale des collectivités locales ?

La réforme de la taxe professionnelle proposée par le gouvernement, dont l'impact sur l'emploi est incertain, conduit, notamment, à réduire d'environ un sixième le pouvoir fiscal des collectivités locales (un tiers de l'assiette d'un impôt constituant la moitié de leurs ressources fiscales).

Cette évolution constitue un précédent fâcheux car :

Le pouvoir fiscal des collectivités locales est une composante essentielle de leur autonomie

Les collectivités locales françaises disposent, c'est vrai, d'une importante " marge de décision fiscale ".
Leurs recettes fiscales provenant d'impôts dont les taux sont fixés par elles constituaient 54% de leurs recettes hors emprunt en 1995 68( * ) . Au sein de l'Union européenne, seule la Suède faisait mieux avec 60% 69( * ) . En Allemagne, pays fédéral, ce ratio était de 20%.

Malgré tout, la France n'est pas encore un pays très décentralisé . Les ratios financiers de la décentralisation élaborés par l'OCDE montrent que la France se situe dans la moyenne basse des pays membres de l'organisation, tant du point de vue de la décentralisation des impôts que de la décentralisation des dépenses.

Les ratios financiers de la décentralisation dans les pays de l'OCDE (1995)

0,80-

0,70-

0,60-

0,50-

0,40-

0,30-

0,20-

0,10-

Décentralisation des impôts

 
 
 
 
 

Décentralisation des dépenses : dépenses des gouvernements locaux/dépenses de l'Etat et des gouvernements locaux

Japon

Suède

Canada



All.

EUA

Suisse

Décentralisation des impôts : impôts locaux/Impôts nationaux et locaux (hors sécurité sociale

Aust


Finl.

Autri.

Norvège

Islande Espa.

Danemark

La distance d'un point à la droite équidistante reflète le déséquilibre entre le montant de dépenses locales et le montant de recettes fiscales locales.

UK

Port.

Grèce

France

Italie

Pays-B.

Irlande

Plus cette distance est importante plus les transferts de l'Etat central dans les ressources locales sont importants.

0,10 0,20 0,30 0,40 0,50 0,60 0,70

Décentralisation des dépenses

Source : OCDE

En outre, les collectivités locales subissent une forte contrainte sur leurs dépenses, une grande partie d'entre elles étant obligatoires.

Dans ce contexte encadré, la principale garantie de l'autonomie des collectivités locales réside en leur pouvoir fiscal . Le Conseil constitutionnel a d'ailleurs établi 70( * ) que " les règles posées par la loi ne sauraient avoir pour effet de restreindre les ressources fiscales des collectivités territoriales au point d'entraver leur libre administration ", prévue à l'article 72 de la Constitution.

Dès lors, tout est question de dosage. Or, dans le cas présent, la suppression d'un sixième du pouvoir fiscal des collectivités locales ne saurait être prise à la légère.

La réforme porte en germe la " démolition programmée " du principal impôt local

La taxe professionnelle est en train de se transformer en une subvention de l'Etat aux collectivités locales
. Après la réforme, et compte tenu des dégrèvements et compensations, l'Etat acquittera environ 60% de la taxe professionnelle perçue par les collectivités locales. Dès lors, même si la taxe professionnelle est un impôt légitime en raison des services rendus à leurs redevables par les collectivités qui le perçoivent, la fraction marginale de l'assiette de l'impôt pesant sur les entreprises sera contestée et deviendra, selon l'expression employée par le président Christian Poncelet devant l'Assemblée des présidents de conseils généraux " un impôt discriminatoire sur l'investissement ".

A cet égard, il est révélateur de constater qu'aucun des grands pays de l'Union européenne ne retient les seules immobilisations comme assiette de l'impôt local pesant sur les entreprises :

Eléments retenus dans l'assiette de l'impôt local
sur les activités économiques selon les pays

 

Bénéfices

Masse salariale

Nombre de personnes employées

Immobilisations

Autres

Allemagne

oui

non

non

oui

non

Belgique

impôt sur la force motrice

impôt sur le personnel occupé

non

non

non

non

non

oui

non

non

moteurs

Espagne

non

non

oui

non

surface, secteur d'activité, puis-sance électrique

France

non

oui

non

oui

non

Italie

oui

non

non

non

secteur d'acti-vité, superficie

Luxembourg

oui

non

non

non (1)

non

Portugal

oui

non

non

non

non

(1) Depuis le 1er janvier 1997

Notre collègue Jean-Pierre Fourcade, président du comité des finances locales, a considéré que la réforme proposée portait en germe une " démolition programmée " de la taxe professionnelle. Ce risque est bel et bien réel, et il est inquiétant.

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