IV. DES QUESTIONS IMPORTANTES EN SUSPENS OU EN DÉBAT

Conformément à la résolution F, § 5 de l'Acte final signé à Rome, une commission préparatoire pour la Cour pénale a été mise en place en 1999, destinée à parachever et préciser certaines dispositions du statut. Conçue comme un organe subsidiaire de l'Assemblée générale des Nations unies et donc ouverte à tous les Etats, même non-signataires, cette commission qui continue à travailler en ce premier semestre 2000 doit traiter notamment deux sujets importants : l'élaboration d'un Règlement de procédure et preuve et un texte sur les " éléments constitutifs des crimes ". Il lui revient par ailleurs d'élaborer le Règlement financier de la Cour, un accord avec les Nations unies, un accord de siège avec les Pays-Bas ou celui-ci serait fixé, un accord sur les privilèges et immunités, un projet de règlement intérieur de l'Assemblée des Etats parties, enfin une définition du crime d'agression.

A. RÈGLEMENT DE PROCÉDURE ET DE PREUVE

Le statut de Rome est le fruit complexe et fragile d'un mariage entre deux traditions juridiques : celle du droit civil romain et celle du " common law ". Même si le statut définit assez précisément les principes généraux du droit pénal, les grandes lignes de la procédure et les infractions, un texte complémentaire d'application est nécessaire pour faciliter le travail quotidien des personnels de la Cour.

C'est dans ce contexte que la Commission préparatoire élabore un règlement de procédure et de preuve, conçu comme un " guide pratique ", harmonisant et clarifiant des dispositions du Statut.

Or, dans le cadre de ces négociations sur cet élément essentiel pour le fonctionnement de la Cour, le risque existe de voir certaines délégations tentées de réécrire certaines dispositions du Statut pour les rendre plus conformes à leurs vues ou à leurs traditions juridiques. Parmi les dispositions les plus débattues figurent notamment certaines de celles qui furent intégrées à l'initiative de la France comme la participation des victimes à la procédure et le principe de leur droit à réparation ou à protection. Des pays de common law souhaiteraient pouvoir réduire les acquis de Rome sur ces points pourtant essentiels.

De même est est-il de la place de la chambre préliminaire pendant la période d'instruction, qui heurte certains pays de " common law " qui préféreraient laisser une marge d'action plus grande au Procureur.

B. LES " ÉLÉMENTS DES CRIMES "

L'article 9 du Statut prévoit que " les éléments des crimes aident la Cour à interpréter les articles 6 (crime de génocide), 7 (crimes contre l'humanité) et 8 " (crimes de guerre). Sur cette base, la Commission préparatoire est chargée d'élaborer un document définissant des " éléments des crimes " qui soient une indication pour les juges, qui permettent de préciser certains éléments de définition, d'ajouter des points de nature jurisprudentielle ou des commentaires destinés à guider les juges et non à les lier.

Or la négociation sur ce point tend parfois à dériver vers un autre exercice où certaines dispositions, délibérément écartées du Statut se verraient réintroduites à la faveur de ces " éléments des crimes ". Ainsi dans le cadre des principes généraux du droit, l'intentionnalité de l'acte est requise pour aboutir à la qualification de crime, écartant ainsi toute incrimination liée à une " omission " Or, certaines délégations souhaiteraient que ce concept d'omission soit réintroduit dans les éléments constitutifs, en contradiction avec les dispositions du Statut.

De même convient-il de préciser certains éléments de définition. Ainsi du " recours à la force " : recouvre-t-il, comme la conception française le veut, les critères de force, de violence, de contrainte, de menace, ou ne se limite-t-il, conformément au droit anglo-saxon, qu'à la seule notion de contrainte physique, sachant que par exemple les violences sexuelles ne sont pas nécessairement commises sous la seule contrainte physique stricto sensu mais peuvent être perpétrées par de simples menaces, chantage ou intimidation ?

On le voit, l'enjeu de ces discussions est essentiel et de leur résultat dépendra en grande partie l'efficacité de la Cour.

C. LA QUESTION DES CRIMES DE GUERRE ET L'ARTICLE 124 DU STATUT

Les crimes de guerre figurent, à l'article 5 du Statut, avec le crime de génocide, les crimes contre l'humanité et le crime d'agression, parmi les actes qui relèveront de la compétence de la Cour pénale internationale.

L'article 8 en propose une définition particulièrement détaillée, structurée en quatre grandes catégories :

Les deux premières catégories couvrent les conflits armés internationaux et sont en grande partie fondés sur les principes établis par le droit international, qu'il s'agisse des quatre conventions de Genève du 12 août 1949 ou de la convention de La Haye limitant les méthodes à utiliser dans la conduite d'un conflit.

Les deux autres catégories de crimes de guerre concernent les conflits armés non internationaux " à l'exclusion des situations de tensions internes et de troubles intérieurs comme les émeutes, les actes isolés et sporadiques de violence et autres actes analogues ". Les crimes de guerre retenus dans ce cadre relèvent des violations graves de l'article 3 commun aux quatre conventions de Genève (visant à protéger les personnes ne participant pas directement aux hostilités) et des violations du Protocole n° 2 aux conventions de Genève de 1949 qui protège les victimes des conflits non internationaux.

Le premier paragraphe de l'article 8 du Statut précise par ailleurs que la Cour a compétence à l'égard des crimes de guerre, " en particulier lorsque ces crimes s'inscrivent dans un plan ou dans une politique ou lorsqu'ils font partie d'une série de crimes analogues commis sur une grande échelle ".

Cette dernière disposition, présentée par les Etats-Unis et soutenue par la France, permet de ne retenir des crimes de guerre entrant dans la compétence de la Cour essentiellement ceux qui -à l'instar du génocide ou des crimes contre l'humanité- sont commis massivement selon un plan préétabli.

Toutefois, les termes " en particulier " entraînent, qu' a contrario , la Cour peut avoir compétence à l'égard de tels crimes qui ne s'inscrivent pas dans un plan ou une politique ou lorsqu'ils ne font pas partie d'une série de crimes analogues commis sur une grande échelle. Ainsi tout acte isolé de cette nature pourrait faire l'objet d'une plainte. Cette distinction entre le crime de guerre et les deux autres catégories de crimes n'est pas sans conséquence, notamment quant au nombre et à la nature des plaintes qui pourraient aboutir à la Cour. Il y avait là, pour la France, un risque particulier de détournement de la Cour à des fins autres que judiciaires qu'elle a voulu écarter en insérant une disposition particulière, figurant à l'article 124 du Statut.

Pour le ministère des Affaires étrangères, en effet " les pays fortement engagés sur des théâtres extérieurs, notamment dans le cadre d'opérations humanitaires ou de maintien de la paix, dont la France, souhaitaient éviter que les dispositions relatives aux crimes de guerre puissent aisément faire l'objet de plaintes abusives, sans fondement, teintées d'arrière- pensées politiques et dont le seul objet serait d'embarrasser publiquement pendant quelques mois le pays concerné voire le Conseil de sécurité lui-même. "

L'article 124 du Statut permet donc à un Etat partie de récuser, pour une période de 7 années, par une déclaration spécifique, la compétence de la Cour pénale internationale pour des crimes de guerre commis sur son territoire ou par ses ressortissants . Cette disposition sera réexaminée, avec d'autres, lors d'une conférence de révision, qui sera convoquée 7 ans après l'entrée en vigueur du Statut.

Cette disposition -et le fait que la France a officiellement indiqué qu'elle y aurait recours-, suscite de nombreuses critiques. Peut-être convient-il de préciser le contenu de ces dernières et les raisons qui ont guidé la démarche française.

Les critiques qui visent cet article 124 se fondent sur plusieurs arguments :

- En prévoyant la priorité aux juridictions nationales pour juger les auteurs des crimes de guerre, le Statut évite que la Cour pénale internationale enquête et instruise d'emblée un dossier qui s'avérerait in fine dépourvu de contenu. La France ne chercherait évidemment pas, estiment-ils, à soustraire à sa propre justice un soldat convaincu d'avoir commis un tel acte ; de ce fait, concluent-ils, la préoccupation française n'est pas justifiée.

- Quand bien même une telle affaire aboutirait devant la Cour pénale internationale, la chambre préliminaire , instituée à la demande de la France et chargée d'examiner le bien-fondé des charges avant d'autoriser le procureur à initier des poursuites constitue un garde-fou crédible contre toute dérive.

- De même, estiment-ils, la France, en se prévalant d'une telle disposition -assimilable à une " réserve " que le Statut par ailleurs exclut explicitement de son dispositif-, apparaît soucieuse de couvrir des crimes graves qui pourraient être commis par des forces et ternit ainsi son image dans le monde .

- Au surplus, la France risquerait bien, font-ils également valoir, d'être rejointe, autour de cet article 124, par des Etats dont les intentions en la matière ne seraient pas aussi transparentes que celles que nous mettons en avant et dont les forces militaires seraient loin d'avoir des comportements exemplaires : l'actualité en Tchétchénie en témoigne.

Le gouvernement français ne conteste pas que les dispositions protectrices du Statut sont de nature à éviter les dérives " politiques " que pourraient receler certaines plaintes. On peut rappeler également à cet égard que l'article 28 relatif à la responsabilité des chefs militaires ne retient leur responsabilité en cas de crimes de guerre commis par leurs subordonnés que s'ils connaissaient leur comportement et avaient sur eux un contrôle effectif . Ainsi ont été écartées les notions de responsabilité pénale pour omission, négligence coupable ou non assistance à personne en danger, qui dans certaines circonstances -forces de maintien de la paix non habilitées à recourir à la force sauf en cas de légitime défense- auraient rendu impossible, illégale et périlleuse la mission dont elles sont chargées.

Les autorités françaises font valoir qu'une plainte abusivement déposée contre un ou des militaires participant à des opérations de maintien de la paix pourrait, en dépit de l'inexistence de charges, faire l'objet d'une vaste exploitation médiatique qui aurait des incidences dommageables graves sur le déroulement de la mission elle-même . Comme le rappelait M. Hubert Védrine 6 ( * ) : " N'oublions pas (...) les polémiques qui ont mis en cause, ces dernières années, de façon souvent contestable et sans tenir compte du contexte, les nombreuses opérations de maintien de la paix, en particulier des Nations Unies. Or ces opérations sont indispensables et de plus en plus difficiles. De moins en moins de pays veulent en assumer les risques. Il ne faut pas aggraver cette tendance. "

La France a donc estimé que pour cette catégorie de crimes de guerre -couvrant la possibilité d'actes isolés et donc ouvrant de très nombreuses potentialités de plaintes-, il convenait qu'une période d'observation de sept ans soit mise à profit pour apprécier justement le fonctionnement des garanties protectrices mises en place. Pendant cette période, la France pourra intervenir, notamment lors de l'Assemblée annuelle des Etats parties, pour mettre en lumière tel ou tel dysfonctionnement.

Aux yeux de votre Rapporteur, tout doit en effet être mis en oeuvre pour éviter que la Cour ne soit " instrumentalisée ", par le truchement de plaintes multiples -et en fait infondées-, contre des forces de maintien de la paix, par ceux-là même qui entendraient saper leur mission et en provoquer l'échec.

Il reste que notre pays, initiateur de cette disposition, risque bien -à ce jour au moins- d'être le seul à y recourir, ce qui pourrait la conduire à un isolement diplomatique d'autant plus regrettable que notre pays est par ailleurs à la pointe du combat en faveur d'une CPI dotée de compétences réelles et efficaces. N'aurait-il pas été possible, sur ce point précis, de nous approcher de puissances comme la Grande-Bretagne qui, comme nous, ont des engagements militaires importants à l'extérieur et que le souci d'éviter des plaintes abusives anime à coup sûr également ?

Peut-être eut-il également été préférable de retenir dans le Statut une disposition permettant à un Etat partie d'attendre un éventuel dysfonctionnement pour réagir à l'égard de la Cour, plutôt que de préjuger de l'éventuelle inefficience des garanties qu'elle propose.

Votre rapporteur reconnaît la validité des préoccupations gouvernementales et la protection des militaires investis de missions, aussi difficiles et périlleuses que celles du maintien ou du rétablissement de la paix. Il ne méconnaît pas non plus, toutefois, le risque qui, en terme d'image, peut peser sur ces mêmes soldats déployés dans le cadre de formations multinationales au sein desquelles ils seraient les seuls à bénéficier d'une protection juridique spécifique qui, bien que fondée sur des motifs parfaitement légitimes, pourrait toujours être mal comprise et, finalement, se retourner contre eux.

Votre rapporteur prend donc en considération, sur le plan diplomatique, la position prise par le ministre des affaires étrangères lors du débat à l'Assemblée nationale, aux termes de laquelle notre pays pourrait renoncer à cette disposition de l'article 124 avant les sept années initialement prévues.

* 6 Le Monde, 21 juillet 1998.

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