CONCLUSION

Dix ans d'indépendance en Asie centrale : cet anniversaire ne doit pas seulement conduire à dresser un premier bilan ; il invite aussi à tourner le regard vers l'avenir. A cet égard, l'analyse de la situation présente au Kazakhstan et en Ouzbékistan conduit à cinq observations.

. Première observation : le processus d'affirmation de la souveraineté des nouvelles républiques apparaît désormais irréversible.

L'histoire et la géographie semblaient vouer la région -« le milieu des Empires »- à demeurer le champ clos des influences et des rivalités extérieures. Les nouvelles républiques ont su se dégager de l'ombre portée des grandes puissances. Certes, de nombreuses contraintes continuent de peser sur les Etats indépendants : l'enclavement d'abord ; le facteur démographique ensuite -il confronte le « vide » relatif que constituent les cinq pays d'Asie centrale (56 millions d'habitants) au « plein » des Etats voisins (Chine : 1,2 milliard d'habitants ; Inde : 1 milliard ; Russie : 148 millions ; Pakistan : 143 millions ; Iran : 72 millions ; Turquie : 83 millions). L'immigration clandestine en provenance de la Chine constitue d'ores et déjà, comme nous l'a confirmé l'un des conseillers du Chef de l'Etat kazakh, un sujet de préoccupation majeur pour le Kazakhstan ; la Russie , enfin, s'impose comme un partenaire obligé pour les échanges économiques comme pour la coopération politique.

L'Ouzbékistan et le Kazakhstan, par des voies différentes qu'expliquent les particularités de leur environnement propre, ont cherché, dans ce cadre imposé à se ménager un espace de liberté . Le « vide stratégique » laissé par l'éclatement de l'Union soviétique a ouvert l'Asie centrale à de nouvelles influences et donné ainsi aux républiques la possibilité de diversifier leurs partenaires .

Cette opportunité les a conduits à privilégier une diplomatie conjuguant prudence -toute rupture avec Moscou a été écartée, même si l'Ouzbékistan, bien davantage que le Kazakhstan, a marqué ses distances vis-à-vis de l'ancienne puissance tutélaire- et ouverture , en particulier vis-à-vis de l'occident. Ces choix leur ont permis de mieux faire valoir leurs intérêts nationaux et leur souci d'indépendance : aujourd'hui, les puissances étrangères sont conscientes que leur influence dans la zone dépend, pour une large part, de la considération accordée aux aspirations propres des républiques d'Asie centrale.

. Deuxième observation : le retour de la Russie.

Moscou, à l'initiative du Président Poutine, paraît désormais consciente de cette nouvelle donne.

La Russie n'a jamais cessé de considérer cette zone comme son « étranger proche » ; mais le meilleur moyen de préserver son influence, voire de regagner les positions perdues, passe non pas par un mode d'action nostalgique de la puissance impériale, fondé sur les rapports de force comme ce fut le cas sous la présidence de Boris Eltsine, mais par une politique pragmatique attentive aux intérêts de nations considérées davantage comme des « partenaires » que des vassaux. Moscou a ainsi mis en avant un réflexe commun de solidarité face à la menace des mouvements extrémistes. De même, la Russie est revenue sur les termes souvent inégaux des transactions commerciales proposées aux pays de la région. Cette politique a porté ses fruits : ainsi les conditions équilibrées proposées pour l'acheminement du pétrole kazakh rendent moins pressante pour Astana la recherche d'autres voies d'évacuation et permettent à la Russie de conserver un instrument d'influence privilégié sur le Kazakhstan.

Les Etats-Unis semblent observer, quant à eux, une prudence accrue vis-à-vis de la région en raison, notamment, des évolutions politiques des régimes.

Il semble toutefois prématuré de conclure à un repli américain. Les objectifs de Washington ne paraissent pas s'être infléchis : contenir le rôle de la Russie et de l'Iran, promouvoir la place de la Turquie.

L'intérêt renouvelé par la nouvelle administration américaine pour la construction de l'oléoduc Bakou-Ceyhan témoigne, à cet égard, d'une véritable continuité . Les intérêts des sociétés américaines autour de la Caspienne, les préoccupations liées aux menaces conjuguées du terrorisme et du trafic de drogue, conduiront Washington à chercher à conserver son influence dans la région.

. Troisième observation : le principal défi intérieur : assurer un développement économique et social équilibré.

La capacité des nouvelles républiques à faire entendre leurs voix propres sur la scène internationale repose, dans une large mesure, sur la mise en place d'un pouvoir et d'institutions stables.

La présidentialisation accrue du pouvoir, observée depuis quelques années, a démenti les espoirs d'une démocratisation rapide, sans doute illusoires, dans des pays dépourvus de toute tradition libérale. Les modèles occidentaux ne sont évidemment pas transposables à court terme à des pays appliqués aujourd'hui à forger les bases de leur identité et à consolider leur indépendance. La mise en place d'un véritable Etat de droit prendra du temps. Nos interlocuteurs à Almaty comme à Tachkent, il faut le souligner, ont reconnu que le processus demeurait inachevé mais qu'ils s'engageaient à le poursuivre. L'ouverture progressive des régimes constitue, sans doute, à terme, le meilleur gage de leur stabilité. La question de la succession des dirigeants actuels ne se pose pas aujourd'hui : les Chefs d'Etat sont jeunes et leur figure de « père de l'indépendance » semble les prémunir contre les aléas d'une alternance.

Le principal sujet de préoccupation dont les responsables politiques ouzbeks et kazakhs nous ont entretenus, porte sur les risques liés aux mouvements extrémistes associés au développement du trafic de drogue . Les actions des groupes islamistes dont la base arrière se trouve en Afghanistan, emportent un risque de déstabilisation régionale. Ces mouvements, même s'ils semblent disposer de relais, en particulier dans la vallée du Ferghana, n'ont encore qu'une audience limitée auprès des populations. Leur influence dépendra, certes, de l'évolution du régime des Talibans qui leur accorde aujourd'hui un appui précieux, mais aussi et peut-être, surtout de la capacité des républiques d'Asie centrale à promouvoir un développement économique et social plus équilibré . Les inégalités se sont accrues au cours de la précédente décennie. Sans doute la prudence des réformes économiques a-t-elle permis, en Ouzbékistan, d'amortir les conséquences liées à la dissolution de l'Union soviétique. Ce pays connaît toutefois la démographie la plus élevée de la région ; la moitié de la population a moins de quinze ans. Or, une jeunesse en proie au chômage et frustrée d'une répartition équilibrée des fruits de la croissance peut se montrer sensible aux sirènes de l'extrémisme.

Le Kazakhstan, quant à lui, sera confronté à la question du partage de la manne pétrolière. Depuis la découverte du gisement de Kashagan dans la Caspienne, il comptera sans doute parmi les premiers pays producteurs. La production, rappelons-le, devrait passer de 30 millions de tonnes aujourd'hui à 70 millions en 2005 et sans doute à 100 millions à l'horizon 2010. La mise en place d'un fonds pétrolier conçu pour mieux gérer cette ressource dans l'intérêt des générations futures soulève encore bien des incertitudes. Les dirigeants kazakhs nous ont paru conscients des enjeux soulevés par les risques inhérents à une prospérité facile : « nous ne souhaitons pas devenir un nouveau Nigeria » nous a-t-il été indiqué.

. Quatrième observation : les intérêts de la France dans la région supposent une présence plus dynamique.

Les atouts dont notre pays dispose dans la région -la présence de 400 000 francophones en Ouzbékistan et de 100 000 au Kazakhstan- ne constituent en rien des acquis ; les années qui viennent risquent d'effacer ce legs de l'époque soviétique si la France n'enraie pas la lente érosion des moyens dévolus à notre coopération.

Notre délégation estime que notre pays ne peut se désintéresser de cette région. Elle présente des perspectives de développement prometteuses. Sa stabilité dans une zone de grande tension constitue le meilleur frein aux mouvements extrémistes, mais aussi aux trafics de drogue -dont l'Europe est la destination finale. En outre, le renforcement de notre présence répondrait aux attentes des deux pays. Densifier le dialogue politique constitue aujourd'hui une priorité : nos ministres devraient se rendre plus régulièrement dans cette région. Il est souhaitable par ailleurs que la formation des élites constitue l'axe prioritaire de notre coopération. Nous répondrons ainsi aux besoins souvent exprimés par nos partenaires tout en nous dotant de relais d'influence durables . Quelques domaines d'action où nous disposons d'une réelle expérience pourraient être privilégiés -en particulier le secteur pétrolier où l'effort public peut être complété par un apport financier privé.

Enfin, le développement de ces pays, sur lesquels il apparaît raisonnable de miser, suscite de nombreux besoins, notamment dans les domaines où la France paraît bien placée (eau, ressources minières, infrastructures...). Les pouvoirs publics pourraient accompagner mieux qu'aujourd'hui l'effort d'investissement de nos entreprises . L'encouragement le plus décisif viendra cependant, n'en doutons pas, des pays eux-mêmes, par la mise en place d'un environnement juridique plus stable, ou encore une pratique des affaires à même de susciter la confiance. A cet égard, le déblocage de certains dossiers au Kazakhstan en particulier, constituerait un signal très appréciable.

L'Ouzbékistan et le Kazakhstan compteront, notre délégation en est convaincue au terme de cette mission, d'un poids croissant dans leur environnement. Ces deux pays aspirent, avec raison, à diversifier leurs partenaires. C'est, à leurs yeux, une nécessité pour échapper aux déterminismes du passé et de la géographie. Il serait dommage que la France ne réponde pas à l'appel de ces voix qui, depuis dix ans, ont su s'affirmer.

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