Audition de Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX,
Professeur de pathologie du bétail
à l'École nationale vétérinaire de Maisons-Alfort

(6 décembre 2000)

M. Gérard Dériot, président - Nous accueillons à présent Mme Jeanne Brugère-Picoux, professeur de pathologie du bétail à l'École nationale vétérinaire de Maisons-Alfort. Je vous remercie d'avoir accepté de venir. Je rappelle que vous avez également accepté que la presse et les caméras assistent à votre audition.

Nous avons décidé de commencer par auditionner les scientifiques, afin que chacun puisse faire le bilan de ses connaissances dans ce domaine.

Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à Mme Brugère-Picoux

Mme Jeanne Brugère-Picoux - Je vais brièvement vous rappeler mon expérience concernant l'ESB. J'ai travaillé sur la tremblante du mouton à l'époque où cette maladie intéressait peu de monde. La maladie de Creutzfeldt-Jakob intéressait seulement quelques personnes à l'hôpital Saint-Louis. J'avais accepté de collaborer à un travail sur la génétique de la tremblante du mouton. A l'époque, nous commencions tout juste à comprendre que ces maladies avaient un double déterminisme génétique et infectieux et à identifier les facteurs génétiques en cause. Jean-Louis Laplanche assurait cette étude génétique à la faculté de pharmacie de Paris chez l'homme et chez le mouton. De mon côté, j'enseigne depuis plus de 25 ans les aspects cliniques de la tremblante.

Lorsqu'en novembre 1987, la première publication sur l'ESB est parue, nous avons commencé par considérer cela comme une curiosité scientifique. Les cas se sont toutefois multipliés dès le début de 1998, pour finalement atteindre le chiffre de 455 cas au mois de mai 1988 pour 10 à 13 millions de bovins. Ces chiffres commençaient par conséquent à devenir inquiétants. Les Anglais ont d'ailleurs très vite découvert que les farines animales étaient à l'origine de ce problème. Ils les ont interdites dès le mois de juin 1988. La même décision n'a malheureusement pas été prise en France.

Je signale toutefois que dès le début de 1989, le rédacteur en chef du Bulletin des groupements techniques vétérinaires avait pris conscience de l'importance de l'ESB, et, souhaitant une publication plus rapide d'un texte qui nous lui avions confié, il l'avait proposé à la Dépêche vétérinaire . Le responsable de cette revue n'avait toutefois pas jugé pertinent d'accepter ce sujet qu'il estimait relever de la simple curiosité scientifique.

J'ai néanmoins écrit un article sur l'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) afin que les vétérinaires puissent identifier la maladie au cas où celle-ci se développerait sur notre territoire. Cet article est paru en décembre 1989 dans le Bulletin de la Société vétérinaire pratique. Mes conclusions étaient très simples. Je préconisais simplement de ne rien importer d'Angleterre parce que cette maladie du cheptel britannique menaçait le cheptel français. Dès cette époque, nous mettions en avant le fait qu'il ne fallait pas exclure l'hypothèse d'une zoonose, c'est-à-dire d'une maladie transmissible de l'homme vers l'animal. Cette recommandation est toutefois restée au niveau du simple avis scientifique.

Le nombre de cas a malheureusement continué à augmenter. La première crise liée à l'ESB est survenue le 10 mai 1990. Les Anglais ne voulaient plus en effet que la viande de boeuf soit servie dans les cantines scolaires. Un avis de l'Académie vétérinaire de France a été rédigé à l'époque par mon époux, professeur de physiologie à l'École vétérinaire d'Alfort et académicien. Cet avis signalait qu'il existait un risque potentiel pour l'homme et recommandait la plus grande prudence quant aux importations de produits bovins destinés à l'alimentation humaine ou animale.

Les scientifiques peuvent parfois se tromper. En effet, en 1995, nous nous inquiétons du nombre de fermiers anglais atteints par la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Or, les quatre ou cinq fermiers anglais malades n'ont été atteints que par la forme classique de cette maladie (forme sporadique). Je me souviens avoir alors conseillé à mon époux, chargé de préparer l'après-midi « vétérinaire » des « Entretiens de Bichat » , de suggérer aux médecins de s'intéresser au problème des encéphalopathies, car on pouvait pressentir que la crise était proche du fait de l'annonce de deux cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob chez deux jeunes britanniques. Les médecins avaient alors refusé en considérant que c'était une histoire ancienne déjà traitée dans ce colloque. L'Académie nationale de médecine s'est néanmoins préoccupée de la situation en décembre 1995. J'ai d'ailleurs été auditionnée par une commission sur ce sujet. De leur côté, les Anglais, ayant découvert un risque lié aux tissus lymphoïdes chez les jeunes bovins, avaient interdit la vente et la consommation des intestins et des ris de veau des animaux âgés de moins de 6 mois à partir de septembre 1994.

En France, nous avons continué à introduire des veaux anglais et à appliquer des mesures différentes. Je dois dire que j'étais profondément choquée par la situation. Je savais en effet qu'il existait un risque infectieux important au Royaume-Uni et je m'inquiétais des conséquences que cela pouvait avoir sur l'homme. En février 1996, l'Académie nationale de médecine a émis un avis concernant les mesures à prendre à l'égard du veau anglais, en recommandant que les mesures de précaution appliquées au Royaume-Uni le soient aussi en France pour les veaux importés de ce pays

Tout le monde se rappelle évidemment la crise de mars 1996 avec l'annonce de 10 cas de la nouvelle forme variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob pouvant être liés à l'agent bovin. Personne n'est cependant capable de connaître le nombre de cas susceptibles de se déclarer dans les années à venir. Nous en sommes aujourd'hui à 87 cas pour l'Angleterre, dont 5 sont toujours vivants. Trois autres cas ont officiellement été déclarés, deux en France et un en Irlande. Nous savons aussi qu'un troisième cas français est actuellement en phase terminale. Concernant le nombre de cas susceptibles de survenir dans l'avenir, il faut savoir que la plus grande imprécision règne en la matière, puisque les épidémiologistes nous présentent des nombres variant de 2 à 6 chiffres. Il est toutefois certain que nous serons confrontés à cette maladie pendant encore longtemps. En effet, le temps d'incubation du Kuru, encéphalopathie spongiforme humaine liée à un endocannibalisme rituel, dépasserait 45 ans et il s'agit d'une contamination homme-homme. Du fait de la « barrière d'espèce », nous savons que le temps d'incubation dans le cas d'une première transmission de l'agent d'une espèce donnée à une espèce différente sera toujours plus long que lors d'une transmission ultérieure de cet agent au sein de la même espèce. Si l'on est optimiste, il est possible de se dire que ce temps d'incubation peut dépasser notre espérance de vie.

Je suis cependant surprise du fait que nous ne parlions que des importations de farines anglaises, en oubliant que d'autres produits bovins ont été importés. En effet, à partir de 1988, les importations des abats britanniques ont été multipliées par 13 ou 15. Or, il pouvait s'agir d'une contamination directe pour l'homme. En effet, ces tonnes d'abats importés ont pu contenir des matières à risques spécifiés ayant un taux infectieux important, comme la cervelle et la moelle épinière.

A ce propos, je vous conseille d'interviewer M. Kerveillant, qui était vétérinaire à Rungis à cette époque et qui fut le premier à tirer la sonnette d'alarme sur les risques liés à de telles importations. Je rappelle que ces produits ont été considérés à risque et interdits à la vente en Angleterre à partir de novembre 1989. C'est à cette époque que Monsieur a constaté que l'importation de têtes de bovins britanniques ne s'était pas arrêtée immédiatement pour autant sur notre territoire.

M. le Rapporteur - Jusqu'à quelle date avons-nous importé ces abats ?

Mme Jeanne Brugère-Picoux - L'importation de ces abats a été interdite le 15 février 1990 en France, et en mars de la même année pour l'ensemble de l'Europe. Durant deux ans, un risque beaucoup plus important que celui lié aux importations de farines a donc existé. La situation est par ailleurs la même en ce qui concerne les importations à base de viande préparée avec des abats. De plus, la France était le plus gros importateur d'abats. Je dois dire que cette importation d'abats est beaucoup plus importante que l'importation des farines.

Les responsables de la commission des toxiques des supports de culture du Ministère de l'agriculture se sont toutefois inquiétés en 1991, lors de la publication de l'article de Paul Brown signalant qu'un agent restait infectant après trois ans d'enterrement (100 fois moins). C'est pourquoi ils ont demandé d'homologuer les engrais. J'ai fait partie des experts qui ont été consultés à cette occasion. A partir de 1992, les farines de viandes d'origine bovine auraient du être interdites pour la fabrication des engrais. Je regrette toutefois qu'aucune précaution n'est été prise à l'égard des abats de veau anglais âgés de moins de 6 mois à cette époque.

M. le Rapporteur - A quelle utilisation étaient destinés les abats à risque ?

Mme Jeanne Brugère-Picoux - J'ai beaucoup de mal à le savoir moi-même. Certains affirment qu'ils servaient à la fabrication des viandes hachées. Je n'en ai malheureusement aucune preuve. Cela pourrait toutefois expliquer pourquoi des jeunes gens ont été atteints. Cela m'inquiète énormément, car je suis moi-même mère de famille. Je pense que la production industrielle de viande hachée s'est peut-être effectuée dans des conditions risquées. Il faudrait que les industriels acceptent de dire s'ils utilisaient ou non de tels abats comme liants dans leurs préparations.

M. le Rapporteur - Le rôle de notre commission est précisément de faire la lumière sur ce point. Pouvons-nous connaître votre avis au sujet de la cosmétologie ?

Mme Jeanne Brugère-Picoux - L'industrie agroalimentaire a été la première à interdire l'utilisation de cervelles d'animaux. Les sociétés importantes étaient en effet très conscientes de la perte de confiance du consommateur que pouvait déclencher une campagne médiatique sur le problème de la vache folle. Il est donc très important de savoir que des précautions ont été prises en amont de toute décision officielle.

L'industrie cosmétique s'est également inquiétée très tôt. Les enjeux financiers dans ce secteur sont en effet énormes. Il ne faut pas oublier que la cosmétologie vend avant tout du rêve. Il était donc très important de ne pas briser ce rêve en évitant de fabriquer un produit de luxe avec des produits dangereux. Je suggère d'ailleurs que vous rencontriez quelques responsables de l'Oréal. La fabrication de leurs produits a en effet été profondément modifiée. Certains industriels de ce secteur ont même privilégié l'emploi du poisson. Une réelle prise de conscience du risque s'est donc opérée dans le secteur. J'ajoute que l'emploi d'un produit cosmétique sur une peau saine ne représente pas un danger, surtout si la matière première n'est pas un tissu à risque puisqu'il ne s'agit pas de protéines. De plus, pour que l'infection ait lieu au niveau de la peau, il faudrait que celle-ci s'opère sur une plaie cutanée profonde, saignante et à partir d'un agent infectieux très concentré.

M. le Rapporteur - Des études ont-elles été réalisées sur le problème de la transmission transcutanée ?

Mme Jeanne Brugère-Picoux - Des expériences ont été réalisées chez la souris et ont démontré qu'il était plus facile de reproduire la maladie par une scarification des gencives lors d'une infection par la voie orale. Il me semble par ailleurs que des études ont été aussi réalisées à partir de peaux saines chez des souris, sans résultat. Celles-ci ont démontré que seul le dépôt de prions sur une peau ayant eu des scarifications permettait d'être contaminant. Je crois me souvenir que cette publication de Taylor date de trois ou quatre ans.

M. le Président - La concentration du prion était-elle élevée ?

Mme Jeanne Brugère-Picoux - La concentration du prion était en effet élevée, car il s'agissait de vérifier s'il existait un risque transcutané.

M. le Président - Messieurs, avez-vous des questions ?

M. Jean Bernard - Comment la tremblante a-t-elle été éliminée de Nouvelle-Zélande et d'Australie ?

Mme Jeanne Brugère-Picoux - Je pense que ces pays prétendent avoir éliminé la tremblante et qu'il est difficile de vérifier si il n'existe pas de cas encore sporadiques. L'élevage dans ces pays est en effet extensif. Je ne suis donc pas certaine que l'intérêt des néo-zélandais et des Australiens soit de vérifier systématiquement de quoi leurs animaux sont morts. J'ajoute que dans les années 50, les mêmes moutons britanniques avaient été envoyés en Amérique du Nord, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Seul le continent nord-américain admet ne pas avoir réussi à se débarrasser de la tremblante. Je me souviens que cette question avait déjà été posée en 1991 lors d'un congrès sur les maladies à prions à Londres, et je peux vous assurer que le scientifique britannique qui a répondu à cette même question (David Westaway, alors de l'équipe de Prusiner) doutait fortement du fait qu'il n'y ait plus de risque de tremblante en Australie et en Nouvelle-Zélande. Nous n'en avons cependant pas la preuve.

M. le Rapporteur - Quelle est votre approche concernant l'éventualité d'une troisième voie et la présence de farine dans les engrais, ainsi que la durée que pourrait durer une telle infection ?

Mme Jeanne Brugère-Picoux - Je pense que nous devrons certainement nous poser la question d'ici un an ou deux, si de nouveaux cas apparaissent chez des bovins nés après la mise en place des importantes mesures prises en 1996. Nous sommes actuellement à une période charnière. Nous devons cependant rester optimistes et espérer que ces mesures permettront à terme de diminuer le nombre de cas d'ESB. Car si tel n'était pas le cas, il faudra alors se poser des questions sur les éventuelles fraudes qui auront pu avoir lieu. N'oublions pas aussi que, si la France a pris des super-mesures, tous les autres pays européens ne l'ont pas fait. Les éleveurs eux-mêmes reconnaissent qu'il leur est arrivé de se voir proposer des aliments concentrés moins chers en provenance d'autres pays.

L'hypothèse de la transmission maternelle ne doit pas non plus être écartée. Cette question est toutefois difficile. Une étude américaine portant sur le mouton et une étude anglaise portant sur plus de 600 veaux ont permis d'estimer que le risque de transmission par cette voie pouvait atteindre 10 %. Cependant, l'exemple du Kuru chez l'homme n'a jamais pu permettre de démontrer la possibilité d'une telle voie de transmission. En ce qui concerne les ruminants, Pattison a démontré dès la fin des années 60 qu'il était possible qu'une contamination s'opère via le placenta. Ses travaux ont été publiés en 1972. Il a été ainsi pensé que la tremblante du mouton pouvait demeurer pérenne dans les troupeaux contaminés à cause d'une contamination de l'environnement par les placentas. Rien n'a toutefois pu être démontré en ce qui concerne les excréments et les farines de viande. Ces dernières sont en effet utilisées dans les engrais. Je pense néanmoins que le facteur de dilution est très important sur le sol. Il est également possible que l'origine de la maladie animale soit parfois génétique, avec des cas familiaux comme en médecine humaine.

Vous pouvez constater qu'il existe de nombreuses explications permettant d'illustrer l'hypothèse de la troisième voie. Il ne faut toutefois pas oublier que nous sommes face à une maladie rare, existant depuis longtemps. Dès 1883, la Revue de médecine vétérinaire de Toulouse a signalé un cas de tremblante chez un boeuf en Haute-Garonne. Les Américains eux-mêmes ne sont pas considérés comme exempts du risque « ESB ». Ils ont en effet contaminé un élevage de visons ayant eu pour aliment des carcasses de vaches éliminées du fait d'un syndrome de la vache couchée. Or, ce syndrome présente un risque minime (1%) d'être dû à une atteinte du système nerveux central. Le plus fréquemment, cette affection est la conséquence d'une maladie d'origine métabolique ou d'un accident survenu au moment du vêlage. Les Américains ont été ainsi les premiers a suspecter l'ESB après cet épisode dans un élevage de vison. C'est pourquoi ils ont reproduit expérimentalement cette maladie bovine à partir du cerveau des visons atteints avant 1985. Ceci démontre que la maladie bovine était une maladie rare dans de nombreux pays. J'espère qu'elle le redeviendra, du moins en Europe. Il faut toutefois accepter le fait que celle-ci ne disparaîtra pas. Nous allons donc devoir apprendre à vivre avec.

M. Georges Gruillot - Madame, vous venez de répondre partiellement à la question que je souhaitais vous poser. J'ai moi-même été vétérinaire praticien dans une région avec une clientèle bovine. Je peux vous assurer que j'ai vu tout au long de ma carrière des symptomatologies identiques à celles que nous avons tous pu voir à la télévision ces dernières années. Nous estimions alors que nous étions face à des cas d'encéphalite. Nous savions que cette maladie était totalement incurable. Nous envoyions par conséquent ces bêtes le plus vite possible à l'abattoir, afin de les livrer à la consommation. Nous ne nous posions pas plus de question.

Dans le même temps, des personnes présentaient les symptômes de la maladie de Creutzfeldt-Jakob et mourraient à l'hôpital. Je pense par conséquent que dans certain cas, nous étions déjà confrontés à des risques d'ESB. Il est vrai cependant que nos analyses n'étaient pas très poussées.

Je précise néanmoins qu'à partir de 1970-72, lorsque l'épidémie de rage a envahi la France, des prélèvements de cerveaux ont été effectués sur les animaux d'abattoirs, afin de réaliser des diagnostiques de rage. Le prion n'était en aucun cas recherché, d'autant plus que nous ne savions pas à l'époque que ce dernier pouvait exister. Je pense cependant que nous avons affaire à une maladie qui existe depuis toujours.

Il est vrai qu'il demeure possible qu'une éventuelle transmission ait eu lieu à l'époque par l'intermédiaire des farines animales. Je précise cependant que l'alimentation des animaux était rarement enrichie de farines animales. Des apports protéiques sous forme de tourteaux végétaux complétaient en effet la nourriture des bêtes. Je regrette que la presse alimente la psychose actuelle en sous-entendant que l'ESB est apparue récemment. Je crois qu'il serait bon que nous fassions savoir que cette maladie existe depuis toujours. Cela permettait à mon avis de réduire la panique de nos concitoyens.

Mme Jeanne Brugère-Picoux - J'essaie moi-même de faire connaître cette réalité depuis longtemps. Il existe depuis toujours des cas sporadiques. De plus, l'exemple américain montre qu'aucun pays ne peut être à l'abri de la contamination. De nombreux vétérinaires reconnaissent avoir été confrontés à cette maladie bien avant la crise. Les cas repérés n'étaient toutefois considérés que comme des curiosités scientifiques. Il faut être franc sur le sujet. Par ailleurs, nous ne connaissions pas le risque pour l'homme. N'oublions pas que ce n'est qu'en 1959 qu'un vétérinaire américain a émis l'hypothèse que le Kuru pouvait être transmissible, en signalant à Gajdusek que les lésions constatées dans cette affection humaine ressemblaient à celles de la tremblante. C'est ainsi que nous savons seulement depuis les années 60 que la maladie de Creutzfeldt-Jakob peut être transmissible.

M. Michel Souplet - Notre commission voudrait montrer au consommateur non pas que le risque est nul, mais qu'il est beaucoup trop grossi à l'heure actuel. Moi-même, en tant qu'éleveur de mouton et de vache, j'ai souvent eu à faire à des animaux atteints de tremblante. Lorsqu'un mouton était atteint par cette maladie, nous le tuions et nous le mangions. Nous étions donc les premiers à pouvoir être contaminés. Or, je suis toujours parmi vous.

Je me demande toutefois si nous sommes capables de redonner confiance aux consommateurs en prenant des mesures minimales. Je pense par exemple à la disparition des farines animales. Je crois que nous devons absolument les détruire et non plus se contenter de les remettre dans la terre. Je pense que les farines animales devraient totalement disparaître. Il faut également éviter de consommer les abats à risque.

Par ailleurs, tant que le prion n'aura pas été trouvé dans le muscle, il sera possible de redonner confiance aux consommateurs et de favoriser l'achat de viande rouge. Nous n'avons pas intérêt en effet à affoler inutilement les gens.

Il faudra enfin que le consommateur se rende compte que la consommation représente à peine 15 % du budget des ménages. Le coût de l'alimentation augmente toutefois de façon très sensible dès qu'il s'agit d'une consommation de qualité. L'agriculture est capable de produire une alimentation de très grande qualité. Il faut cependant admettre que le coût de celle-ci puisse augmenter, tout en rappelant que le risque zéro n'existe pas.

Mme Jeanne Brugère-Picoux - Je suis moi-même née dans une ferme d'élevage, je suis donc totalement d'accord avec vous. De mon côté, j'essaie d'adopter une position analogue à la vôtre. Cela n'est toutefois pas facile, car peu de spécialistes accepte de répondre aux questions des journalistes dans le contexte actuel. En effet, toute prise de position filmée peut se retourner contre son auteur si par malheur il s'est trompé. Nous ne sommes donc pas nombreux à oser comme moi aller au feu.

M. Michel Souplet - J'ai été dix ans président du Salon de l'agriculture. Mon suppléant et ami est actuellement Président du Salon de l'agriculture et du cheval. Nous nous sommes vus cet après-midi afin de nous demander comment présenter au public une agriculture française saine.

Mme Jeanne Brugère-Picoux - Les risques en France demeurent sporadiques, à la différence de la situation britannique, qui présente des risques réels. Il ne faut pas oublier que l'Académie nationale de médecine a eu le courage de se prononcer contre la levée de l'embargo, huit mois avant que l'AFSSA ne le fasse à son tour.

M. Roland du Luart - Vous venez de confirmer l'une de nos inquiétudes. En effet, nous estimons que la communication sur cette affaire a été désastreuse. Nous regrettons notamment que la FNSEA ait demandé que tous les animaux de plus de trente mois soient abattus.

Je voudrais vous demander si vous estimez que les trois tests sont fiables et si l'un d'entre eux est meilleur que les deux autres. Quel mode de communication préconisez-vous en cas de généralisation de ces tests ? Le Professeur Dormont nous a en effet fait savoir que le fait qu'un test s'avère négatif ne signifie pas pour autant que l'animal n'est pas atteint. Nous n'avons toutefois pas le droit de tromper de consommateur. Or nous souhaitons tous pouvoir communiquer de façon positive afin de pouvoir inciter le consommateur à continuer à manger de la viande.

Je voudrais enfin savoir si vous-même vous continuez à manger de la viande.

Mme Jeanne Brugère-Picoux - Non seulement, je continue à manger de la viande, mais de plus, je regrette énormément l'interdiction des ris de veau. En effet, tant que je ne savais pas si le ris de veau que nous mangions était anglais ou français, je n'en mangeais plus. J'ai toutefois recommencé à manger à partir du moment où l'embargo a été décidé. Chacun est libre en effet du prendre des risques. J'estime que le risque est moins important en consommant des produits d'origine française que des produits d'origine britannique.

En ce que concerne votre question sur les tests, je précise qu'une évaluation a été effectuée par la Commission européenne. Trois tests ont été retenus. Le test français s'est montré le plus sensible des trois. Le test irlandais Enfer a obtenu un classement intermédiaire. Le test Prionics s'est révélé être le moins sensible des trois. De plus, ce dernier test présente l'inconvénient de nécessiter des immunoélectrophorèses et fait appel à une méthode d'application relativement compliquée. De leur côté, les tests irlandais et français font appel à la méthode Elisa. Cette méthode est utilisée pour établir des diagnostiques permettant de rechercher certains virus animaux. Cette méthode est très simple et présente l'avantage de pouvoir être automatisée. En tant que scientifique, je regrette par conséquent qu'un test permettant une telle automatisation n'ait pas été choisie.

Je pense néanmoins que les tests français et suisses doivent être comparés. Nous saurons ainsi si le test français est réellement plus sensible que le test suisse.

M. le Rapporteur - Savez-vous quand nous pourrons connaître les résultats de cette comparaison ?

Mme Jeanne Brugère-Picoux - Cette comparaison n'a malheureusement pas encore commencé.

M. le Rapporteur - Confirmez-vous que le test Biorad peut être beaucoup plus informatisé que le test Prionics ou que le test Enfer.

Mme Jeanne Brugère-Picoux - Le test Enfer présente un inconvénient par rapport au test Biorad, car il utilise des anticorps polyclonaux, alors que le test Biorad fait appel à deux anticorps monoclonaux. Il est cependant important de pouvoir comparer les tests sur le terrain. Plusieurs pays ont néanmoins choisi le test Biorad. Je crois par exemple que la Belgique a choisi ce test.

Nous ne pouvons toutefois pas garantir qu'il n'y ait pas de prion chez les animaux insensibles au test. Cela est en particulier valable pour le test Prionics. Nous savons en effet que les études menées sur les 25 cas détectés en Suisse en 1999 ont montré qu'un tiers de ces animaux étaient atteints d'une ESB classique, et qu'un autre tiers était malade d'une ESB un peu plus difficile à diagnostiquer, mais comportant des critères cliniques d'ESB. Le dernier tiers concernait encore des animaux malades, mais présentant des symptômes différents de ceux de l'ESB. L'intérêt des tests n'est pas seulement de contrôler une éventuelle fraude. Ils permettent également de confirmer qu'un animal fortement contaminé n'entre pas dans la chaîne alimentaire.

M. Roland du Luart - D'après votre logique, il est donc préférable de préconiser le test le plus sensible.

Mme Jeanne Brugère-Picoux - Tout à fait.

M. le Rapporteur - Le test Prionics détecte l'infection à partir des six derniers mois d'une incubation qui dure plus de cinq ans. Je voudrais connaître la capacité de détection du test Biorad en termes de délais d'incubation.

Mme Jeanne Brugère-Picoux - Il faudrait pour cela que vous interviewiez Jean-Philippe Deslys, qui est l'inventeur du test Biorad.

M. le Rapporteur - Nous avons effectivement prévu de le faire.

Mme Jeanne Brugère-Picoux - Il vous parlera plus facilement que moi. Certains éléments sont en effet confidentiels, je ne peux donc pas tout vous dire. Je pense que néanmoins nous avons intérêt à utiliser le test le plus sensible. Il faut en effet savoir que nous n'avons pas la preuve que le test Prionics est capable de détecter l'infection six mois avant l'apparition des premiers symptômes. Prionics avance cela comme simple argument commercial.

M. le Rapporteur - Cela est par conséquent éminemment dangereux dans le cadre d'une information à l'adresse du consommateur. Nous n'avons pas le droit en effet de nous tromper deux fois.

M. le Président - Il faut également se garder de se donner trop bonne conscience en décidant de procéder à des tests systématiques. En effet, comme vous l'avez dit, ce n'est pas parce qu'un test est négatif que nous pouvons être certain que l'animal en question n'a pas été contaminé.

Mme Jeanne Brugère-Picoux - Il est important de maintenir l'interdiction des abats à risque.

M. le Rapporteur - Je parle sous le contrôle de notre ami Gérard César. Je crois en effet que la décision du Conseil agricole de la nuit dernière préconisait la détection systématique de l'ESB sur les animaux de plus de30 mois à partir du 1er juillet 2001.

Pensez-vous que le comité européen d'évaluation ait le temps de valider la généralisation des tests à partir du test Biorad ?

Mme Jeanne Brugère-Picoux - Il faut savoir que plusieurs laboratoires privés ont souhaité utiliser ces tests. Le 2 octobre dernier, une commission élevage s'est réunie à l'Académie vétérinaire de France. Il y a entre autres été question des problèmes d'abattage partiels ou d'abattage total. L'utilisation du test le plus sensible y a été préconisée. L'intérêt de faire un sondage à l'abattoir a également été mis en avant. Il est regrettable que nous ayons seulement effectué des tests sur des animaux trouvés morts ou abattus d'urgence et qu'au contraire des Suisses, nous n'ayons pas réalisé de sondages à l'abattoir, car cette pratique est fort dissuasive à l'égard des fraudes. Les Suisses ont trouvé trois cas en 1999. Ils n'en ont déploré aucun en 2000.

M. Michel Souplet - Nous avons demandé au ministre de faire servir de la côte de boeuf à tous les repas officiels, afin de redonner confiance au consommateur.

Mme Jeanne Brugère-Picoux - La côte de boeuf ne présente aucun risque.

M. le Président - Vous avez expliqué devant la mission d'information de l'Assemblée Nationale, le 17 septembre 1996, que vous étiez membre officieux du comité interministériel de l'ESB. Êtes-vous devenue aujourd'hui membre officiel ?

Mme Jeanne Brugère-Picoux - La liste de membres n'a pas été renouvelée. J'ai cependant toujours fait partie des membres de ce comité. Il se trouve que mon nom a simplement été barré de la liste.

M. le Président - Il existe de nombreux organismes s'occupant de la recherche sur l'ESB. Pensez-vous que cela soit préjudiciable ou qu'au contraire, ces différents organismes ont réussi à mettre en place une collaboration fructueuse ?

Mme Jeanne Brugère-Picoux - J'ai toujours du mal à répondre à cette question. Je surnomme en effet l'INRA, l'INSERM ou encore le CNRS, les grands corps sans âme. En effet, ces structures ont accaparé la majorité des moyens de recherches, au détriment du travail réalisé de leur côté par les universitaires.

M. Bernard Dussaut - Cela signifie-t-il qu'aucune concertation n'a lieu à l'échelon national ou à l'échelon européen ?

Mme Jeanne Brugère-Picoux - Il existe des échanges entre homologues européens. Je collabore moi-même à des projets européens. Il est néanmoins parfois plus facile de faire équipe avec des Européens plutôt qu'avec des Français.

Je signale à ce propos que j'étais à la tête d'un laboratoire INRA, créé en 1989 pour travailler sur les problèmes de tremblante. J'avais intitulé ce laboratoire « Pathologie et immunogénétique ». L'INRA a cependant décidé en 1990 de ne plus travailler sur la tremblante, car ce sujet n'était pas suffisamment important. Mon laboratoire a donc été totalement déménagé chez le directeur de l'école en 1992-93.

M. le Président - Nous avons malheureusement constaté que ce type d'affrontement entre les organismes universitaires et les autres structures de recherche était fréquent.

M. le Rapporteur - Existe-il une prédisposition de certaines races bovines par rapport à d'autres ?

Mme Jeanne Brugère-Picoux - Nous n'en savons rien en ce qui concerne le bovin.

Au sujet du mouton, il a été démontré qu'il était possible de sélectionner génétiquement des animaux sensibles ou résistants à la tremblante. Cette résistance pourrait toutefois correspondre à la période d'incubation. Cela vient d'être démontré par une étude sur les souris.

M. le Rapporteur - Que pensez-vous de la modélisation des épidémiologistes, notamment anglo-saxons, concernant l'épidémie humaine ?

Mme Jeanne Brugère-Picoux - L'épidémiologie n'est pas une science exacte. Roy Anderson est toutefois l'un des meilleurs épidémiologistes dans le monde. Il ne s'agit néanmoins que de modélisations mathématiques. Il suffit par conséquent les critères changent pour les prévisions changent également.

M. le Rapporteur - Quelle est votre analyse au sujet de propos de Mme Gillot ?

Mme Jeanne Brugère-Picoux - Je ne pourrais avoir aucun avis avant de savoir si les études de Madame Alpérovitch ont tenu compte des importations d'abats pratiquées en France. Il faudrait en effet que nous puissions déterminer si ces abats importés jusqu'en février 1990 étaient réellement sains.

M. François Marc - L'hypothèse de la transmission par les insectes est-elle vraisemblable ?

Mme Jeanne Brugère-Picoux - Les Islandais ont été les premiers à s'intéresser au rôle que pouvaient jouer les acariens du fourrage. Cette hypothèse demande toutefois a être confirmée. Peut-être s'agit-il d'une mutation spontanée ? Comment en effet expliquer les cas sporadiques de la maladie de Creutzfeldt-Jakob ? S'agit-il d'une maladie familiale ? La transmission d'une maladie dont la durée d'incubation peut-elle être si longue que nous ne puissions pas en déterminer l'origine ?

M. le Président - Nous vous remercions infiniment de votre participation. N'hésitez pas à nous tenir au courant des évolutions qui interviendraient au cours des six prochains mois, afin que nous puissions, de notre côté, mettre à jour nos connaissances.

Mme Jeanne Brugère-Picoux - Je vous ferais parvenir les chiffres des douanes britanniques.

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