Audition de M. Philippe VASSEUR,
ancien ministre de l'Agriculture, de la Pêche et de l'Alimentation

(4 avril 2001)

M. Gérard Dériot, Président - Merci d'avoir répondu à notre convocation, Monsieur le ministre.

Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Vasseur.

M. le Président - Je vous passerai la parole afin que vous puissiez donner votre sentiment sur le problème qui nous intéresse et auquel vous avez été confronté. Ensuite nous vous poserons des questions.

M. Philippe Vasseur - Merci, Monsieur le Président, mon introduction sera relativement brève car, soit je retrace la totalité des faits mais vous les connaissez déjà, soit je plante quelques points de repère et je réponds aux questions.

J'ai exercé ma responsabilité entre mai 1995 et mai 1997, pendant 2 ans, mais je pense que l'on ne peut pas détacher sur une période de 2 ans des faits qui se sont produits antérieurement et ont continué de se produire ensuite .

Je rappellerai quelques dates qui me paraissent des dates clés et ferai ressortir sur ces dates quelques points forts qui, de mon point de vue, méritent que l'on s'y arrête.

La première période était celle de ces 3 années (1988 1989 et 1990) au cours desquelles nous avons connu, en 1988, l'interdiction au Royaume-Uni de nourrir les ruminants avec les farines, période qui s'est traduite conjointement, entre 1988 et 1989, par une très forte augmentation -pratiquement un doublement- des importations de farines d'origine britannique en France, compte tenu du fait que ces farines avaient vu leur coût baisser en Grande-Bretagne et qu'il y a eu, de la part des exportateurs britanniques une attitude qui a consisté à essayer d'en vendre un maximum en France. C'est un premier point sur lequel nous insistons. En 1989, la France a interdit les importations de farines en provenance du Royaume-Uni et en 1990 la décision a été prise dans notre pays d'interdire de nourrir les bovins avec les farines animales.

Deux années (1988-1989) pendant lesquelles cette mise en place a eu lieu.

La date de 1990 est importante à rappeler car, si nous le savons bien, j'ai encore entendu récemment, à propos du débat sur l'interdiction des farines animales dans l'alimentation des animaux, des personnes dire qu'il serait grand temps d'interdir de nourrir des bovins avec de la farine de viande alors que cela existe depuis 1990.

Deuxième période, celle allant de 1993 à 1996 au moment où nous avons eu connaissance par le secrétaire d'Etat à la Santé britannique Stephen Dorrell de la transmissibilité fortement probable de la maladie de l'ESB à l'homme. Pendant une période se situant entre 1990 et 1993, il ne s'est pas passé grand-chose. Quelques dérogations avaient été accordées pour des importations entre 1989 et 1990 où cela n'a plus été le cas.

A partir de 1993, la mise en place du marché unique a commencé, d'où une libre circulation des marchandises sur le territoire de l'Union. Nous avons constaté a posteriori, qu'entre 1993 et 1996, a eu lieu un commerce de farines destinées à l'alimentation animale sur l'ensemble du territoire de l'Union européenne. C'est un point sur lequel je reviendrai si vous le souhaitez, en raison d'une grande confusion sur l'appréciation de ce qui s'est passé pendant cette période avec des chiffres qui ont été diffusés, démentis, et qui ont donné lieu a des vérifications. J'ai le sentiment qu'il a fallu plusieurs vérifications et plusieurs mois pour y voir clair.

Dans ce domaine, si vous le souhaitez, je suis prêt à m'appesantir sur les éléments dont je dispose pour établir ce qui s'est passé pendant cette période.

Comme vous le savez, en 1994 -et cela correspondait à cette période-, l'Europe avec un peu de retard, a interdit au Royaume-Uni d'exporter ses farines animales.

Troisième période : à partir du 21 mars 1996, avec cette annonce brutale du ministre de la Santé et avec l'annonce d'un embargo total de tous les produits bovins directs ou dérivés pouvant provenir de Grande-Bretagne. Parallèlement, pour tenter d'appréhender ce qui se passe et ce qu'il est nécessaire de faire, il est décidé de créer un comité pluridisciplinaire, un comité scientifique, présidé par le Professeur Dominique Dormont et comprenant des chercheurs, des médecins et des vétérinaires qui commencent très rapidement à faire des préconisations. Certaines ont été faites par le Comité Dormont, d'autres -à peu près dans la même période- par le Conseil Supérieur d'Hygiène Publique de France ou par l'Organisation Mondiale de la Santé.

Nous avons été amenés à prendre, à partir de ces recommandations scientifiques, un certain nombre de décisions concernant les farines animales. J'en citerai deux. Le 4 avril, à la suite d'une communication de l'OMS, nous avons décidé de retirer de la consommation humaine et animale certains abats (la rate, la cervelle, les yeux, la moelle épinière, les amygdales, le thymus et les intestins pour les bovins nés avant le 31 juillet 1991, date à partir de laquelle il était considéré qu'il ne devait plus y avoir, dans l'alimentation des animaux, de farines de viande et d'os, à savoir de farines animales.

La deuxième décision, plus lourde, a été prise à la suite du rapport remis par le Comité Dormont le 27 juin, avec deux mesures principales : l'interdiction d'introduire dans l'alimentation humaine et animale le système nerveux central des bovins de plus de 6 mois et des ovins et caprins de plus de 12 mois, et l'interdiction de faire entrer dans la composition des farines de viande, les cadavres et les saisies d'abattoir. Les conséquences économiques très lourdes de cette décision nous ont amenés ensuite à créer un service public de l'équarrissage et à instaurer une taxe sur les viandes que vous connaissez, puisque ce texte est passé dans votre Assemblée.

Quelle conclusion puis-je tirer de ce regard ? Celle qui me paraît la plus importante est que nous sommes dans un processus où nous devons à tout moment nous baser sur des donnés objectives.

Ce n'est jamais simple ; l'opinion est parfois complètement décalée par rapport à la réalité des faits avec, à certains moments, des réactions fortement contradictoires (je pense actuellement à la fièvre aphteuse dont nous savons concrètement et de façon scientifique qu'elle ne fait pas courir de risque à la santé humaine). Nous notons des réactions de méfiance de la part de l'opinion alors qu'en même temps (je lisais un sondage paru dans Le Monde hier), l'opinion trouve que nous en faisons trop.

D'une part, il y a toujours cette volonté d'appliquer le principes de précaution de manière absolue et, d'autre part, à un certain moment, nous prenons trop de précautions, ce que nous avons ressenti par rapport à d'autres pays qui estimaient que la France prenait un luxe de précautions. De mon point de vue, la seule façon de procéder est de tenter de s'appuyer sur des bases scientifiques incontestables, ne venant pas de tel ou tel parti mais d'une communauté scientifique pluridisciplinaire et incontestée. A partir de là, nous avons le devoir d'appliquer le principe de précaution tel que les scientifiques peuvent tenter de le définir.

D'après moi, nous avons toujours la possibilité d'aller au-delà de ce que nous demandent les scientifiques mais pas le droit de faire moins que ce qui nous est dit. Dans le cas de l'interdiction des cadavres et saisies d'abattoir dans la fabrication animales, le coût était considérable, mais nous ne pouvions pas nous imaginer (et si nous l'avions fait, les réactions auraient été brutales) que l'on puisse ne pas suivre la préconisation qui était faite.

Nous avons des besoins de transparence scientifique et d'informations aussi objectives que possible dans un domaine où l'on sait bien que toute polémique, y compris sur les travaux scientifiques, a des répercussions immédiates dans l'opinion et sur le devenir de la filière. J'ai constaté qu'à chaque fois qu'il y avait une polémique (y compris d'origine politique mais les polémiques se déclenchent dans tous les domaines), même sans éléments nouveaux ou susceptibles d'inquiéter davantage l'opinion, nous notions des réactions de retrait.

En conclusion : besoins d'avis scientifiques, de transparence et d'information.

Deuxième élément très net ; l'Europe n'a pas suivi dans cette affaire. L'interdiction de l'importation des farines britanniques remontait à 1994 alors qu'en France cette interdiction avait été décidée en 1989. L'Europe a mis 5 ans avant de suivre. De même, quand nous avons pris la décision de ne plus incorporer les cadavres et les saisies d'abattoir dans la fabrication des farines de viande, immédiatement nous avons vu ce que cette mesure pouvait avoir d'insuffisant puisqu'en France nous ne les fabriquions plus, mais les farines fabriquées dans d'autres pays d'Europe, sans parler du Royaume-Uni, continuaient d'être fabriquées en incorporant ces cadavres et ces saisies d'abattoir.

En dépit de notre insistance et de nos demandes répétées, l'Europe a considérablement tardé (la décision ayant été prise il y a peu de temps) à suivre la France dans ce domaine. Cela pose un problème, quand on a une confusion statistique sur les mouvements se produisant d'un pays à l'autre de l'Union, sur la commercialisation de farines de viande et simultanément une lenteur de l'Europe à intervenir dans le domaine sanitaire et étendre des précautions prises dans certains pays, que ce soit la Grande-Bretagne ou la France.

M. Jean Bizet, Rapporteur - Monsieur le ministre, vous avez imposé la séparation entre des matières à haut risque traitées par le service public de l'équarrissage et les co-produits à bas risques destinés à la fabrication de farines valorisables. Cette mesure n'a pas été prise dans la plupart des pays européens. Avez-vous pris les décisions visant à contrôler les farines importées de pays moins stricts que la France, concernant leur importation ?

M. Philippe Vasseur - Plusieurs types de contrôle : des contrôles vétérinaires ont eu lieu, mais ont été diligentés dès le mois de mars 1996 et se sont poursuivis pendant toute la période y compris aujourd'hui. Il s'agissait de contrôles sur lesquels nous opérions, mais nous n'avions pas de pouvoir réel pour interdire l'entrée des farines allemandes ou belges.

Ni les contrôles vétérinaires qui contrôlaient ni la DGCCRF ni la Direction Générale des Douanes ne disposaient des textes leur permettant de pouvoir interdire l'entrée de ces farines.

Dans ce domaine, nous pouvons prendre toute la réglementation que nous voulons, mais encore faut-il les faire respecter. Il n'est pas possible de mettre un gendarme dans chaque ferme et derrière chaque sac de farine. La réglementation est faite pour être respectée. Autant que faire se peut, il faut procéder par réprobation et par coercition. Je pense que dans le domaine qui nous occupe, la première des opérations à effectuer était de diffuser une information la plus complète possible vis-à-vis des utilisateurs, des fabricants et des importateurs. Je rappelle que, s'agissant de ces farines animales, de toutes les façons, ni les bovins depuis 1990 ni les autres ruminants depuis 1994 ne pouvaient en être destinataires.

M. le Rapporteur - Pour quelle raison vos services n'ont-ils pas transposé la Directive européenne de juillet 1996 sur les normes de cuisson des farines ? Jusqu'à ce qu'elle soit applicable en France, en février 1998 il n'existait dans notre pays aucune obligation de moyens concernant les températures, mais seulement une obligation de résultat sur le plan purement microbiologique.

M. Philippe Vasseur - Dans la directive que vous connaissez, il était stipulé qu'il s'agissait de « ce procédé ou un procédé jugé équivalent déjà appliqué en France ». Il nous a été dit de surcroît par le Comité Dormont que la simple directive sur les températures (les 133 degrés, 20 minutes, 3 bars) était jugée insuffisante. La préconisation européenne ne nous garantissait pas la destruction du prion comme cela pouvait être fait par le système français. Nous avons appliqué un système reconnu par la Directive Européenne comme étant validé par l'Europe et nous avons eu un débat avec les services de la Commission sur le fait que nous souhaitions un dispositif plus contraignant et garantissant mieux la sécurité.

M. le Rapporteur - Quelle est la différence techniquement ?

M. Philippe Vasseur - Je ne suis pas un scientifique et dans cette affaire je ne pouvais que me référer à ce qui nous était transmis par le Comité Dormont. Les documents sont à votre disposition.

M. le Rapporteur - Vous avez contribué à ma mise en place du logo « Viande Bovine Française » après la crise de mars 1996. Pensez-vous, au regard des évolutions récentes, que l'origine française de la viande a été une garantie de sécurité alimentaire ?

M. Philippe Vasseur - Le logo « Viande Bovine Française » n'était pas un logo disant : « Vous êtes certain que cette viande est à 100 % exempte d'ESB » , mais un logo destiné à assurer la traçabilité et à permettre au consommateur de savoir qu'il ne risquait pas d'acheter une viande en provenance d'un pays dans lequel existait des cas d'ESB supérieurs aux nôtres. La traçabilité des viandes vendues a été -je le crois- respectée, même si quelques fraudes ont eu lieu mais qui ont été trouvées et réprimées.

Cela étant dit, au moment où nous avons lancé ce logo « Viande Bovine Française », nous devions être à 160 000 cas d'ESB en Grande-Bretagne. En France, nous étions en 1996 à 13 cas, et 15 si nous prenons la période de 1996. Notre taux d'ESB était considéré comme extrêmement faible et je pense qu'il est utile de rappeler que même après que les contrôles aient été probablement renforcés, même si notre réseau d'épidémio-surveillance a été satisfaisant, quand nous avons procédé comme récemment à des tests systématiques, les taux d'ESB dans notre pays restent extrêmement bas par rapport au Royaume-Uni.

De ce point de vue, la sécurité de la viande française me paraît supérieure à celle de la viande britannique d'autant que des préconisations étaient indiquées sur les produits pouvant être commercialisés et qu'encore à ce jour, en 2001, on n'a pas trouvé de présences du prion infecté dans le muscle qui représente l'essentiel de la viande vendue.

Le logo « Viande Bovine Française » était destiné à rassurer le consommateur sur la provenance de la viande et nous n'avions pas caché qu'il y a eu quelques cas d'ESB en France, mais que par rapport au cheptel français (20 millions de bêtes) c'était infinitésimal.

M. le Rapporteur - Quelle a été la réaction première de la Commission européenne aux mesures unilatérales prises par la France ?

M. Philippe Vasseur - Le jour où nous avons déclenché l'embargo, la réaction de l'Union Européenne a été réprobatrice. Le commissaire nous a fait savoir, dans un communiqué publié par la Commission, que nous n'avions pas le droit.

Nous nous sommes appuyés sur une réglementation prévoyant qu'en cas de péril sanitaire, on a le droit de procéder à ce genre de mesure. La commission est revenue sur sa position.

De même quand nous avons lancé le logo « Viande Bovine Française », nous avons déclenché les foudres de la commission. Je ne mets pas le Commissaire Fischler en cause, car son approche était pragmatique et il tentait de voir comment évoluait la situation. Nous avons pu mesurer quels étaient les différents groupes de pays qui agissaient en la matière et nous ne sommes pas allés d'emblée vers une prise en compte au niveau européen des mesures telles que nous aurions pu les souhaiter en France.

Les premières réactions ont été hostiles à la France.

Par la suite (je n'ai pas de preuve de ce que j'avance, mais nous avons des présomptions) quand nous faisions pression auprès de la Commission et auprès d'un certain nombre de pays pour augmenter les précautions prises, nous avons vu surgir quelques rumeurs soigneusement entretenues dans les couloirs des bâtiments européens selon lesquelles la France prenait un luxe de précautions parce qu'en fait la situation était beaucoup plus grave chez elle alors que les autres pays étaient exempts d'ESB. Nous avons eu à subir ce type de difficultés. Cela n'a pas duré longtemps mais nous avons constaté cette tentative de déstabilisation de la position française consistant à dire que nous voulions aller trop loin.

J'ai relevé récemment un article de journal écrit par un journaliste au Monde, Jean-Yves Nau, qui a bien suivi cette affaire, dans lequel était dit : « La France, au nom d'une politique fondée sur le principe de précaution tenta longtemps en vain de mobiliser tant la Commission que ses partenaires de l'Union ».

Longtemps nous avons essayé, parce que nous étions tous très préoccupés par la situation telle qu'elle existait sur un plan sanitaire et économique mais nous n'avons pas eu en face de nous, des institutions européennes -Commission et Conseil- aussi sensibles que nous à ce qui se passait.

M. le Rapporteur - Compte tenu de l'expérience qui a été la vôtre à cette époque et maintenant du recul qui est le vôtre, alors que nous sommes à un tournant de la politique agricole commune, nous le voyons bien, au travers d'un certain nombre de réflexions, et que nous sommes également à la veille de l'élargissement de l'Union Européenne, comment voyez-vous la réorientation, la modification de la politique agricole commune qui, d'après moi, va au-delà de la problématique des agriculteurs, mais qui doit prendre en compte l'ensemble de la réalité ? Vous avez sans doute réfléchi à tout cela. Pouvez-vous nous livrer vos réflexions ?

M. Philippe Vasseur - C'est un sentiment et un regard d'observateur engagé car je continue professionnellement à travailler avec l'agriculture. De plus, ce que je dis là, je ne le dirais pas nécessairement devant une assemblée syndicale (quelle qu'elle soit) d'agriculteurs, ni même si j'avais une campagne électorale à mener.

Que cela nous plaise ou non, que nous le souhaitions ou non, nous allons vers une réforme très profonde de la politique agricole commune. Telle que nous l'avons connue depuis 40 ans, elle a vécu et atteint ses objectifs. Aujourd'hui, les problèmes qui nous sont posés ne sont plus les mêmes que ceux que nous connaissions à la fin des années 50 ou au début des années 60 et nous aurons une réorientation profonde.

Deuxième réflexion que nous pouvons faire : plus il est possible d'étaler dans le temps l'application de cette politique, mieux cela vaut que les ruptures brutales sont plus difficiles à vivre que d'autres), mais il ne faut pas considérer que le délai gagné peut être mis à profit pour ne rien faire.

Plus il est possible d'anticiper et mieux cela vaudra, tout au moins dans l'approche que l'on peut avoir. Je rappelle que nous avons eu tendance à oublier que l'Organisation Mondiale du Commerce continue à fonctionner ; contrairement à ce que certains imaginent, elle ne s'est pas arrêtée à Seattle fin 1999 : une clause de paix prendra fin en 2003 et remettra en question un certain nombre d'éléments.

Troisièmement, nous ne pouvons imaginer une agriculture livrée purement et simplement à elle-même. L'agriculture fait partie des secteurs stratégiques d'un pays qui méritent d'être soutenus, toujours encouragés et accompagnés, même si l'attente de l'opinion et la légitimité des soutiens que l'on peut accorder à l'agriculture ne sont plus de même nature que lorsqu'il s'agissait d'assurer à la population française la satisfaction de ses besoins en alimentation. Nous sommes aujourd'hui dans une approche plus qualitative, certainement plus rurale, et la légitimité des soutiens devra être revue dans ce sens.

Probablement, la justification que nous pourrons trouver vis-à-vis de l'Europe et du reste du monde passera probablement plus dans des politiques de promotion de la qualité et de soutien à l'environnement.

Cela dit, il faut le faire avec raison sans céder parfois à la tentation de se replier sur une agriculture de type « jardin d'Eden ». Remontons 100 ans en arrière, si on faisait du lait et du fromage au lait cru comme il y a 50 ans, il n'y aurait plus un camembert dont la vente serait autorisée dans notre pays. Il faut avoir cette perception et ne pas retomber dans une vision passéiste contre le progrès.

Si aujourd'hui nous pouvons continuer de manger du fromage au lait cru dans notre pays, c'est parce que nous avons fait des progrès considérables en matière de génétique, d'hygiène et de fabrication. Je prends cet exemple mais nous pourrions en prendre d'autres. Nous avons des défis scientifiques à relever y compris dans l'agriculture et il ne faudrait pas que la réorientation de la Politique Agricole Commune revienne à condamner un outil économique. L'agriculture doit rester un outil économique important même si je pense qu'il faut revoir notre façon de travailler.

Il est question aujourd'hui de productivisme. C'est un terme qui n'est pas tout à fait approprié, car il est possible de produire, de mon point de vue, et beaucoup, tout en ayant un respect de la nature et de l'environnement. Tout ce qui est développé aujourd'hui, notamment en faveur de l'agriculture raisonnée, pratiquée de façon concrète dans un certain nombre de régions, me paraît devoir être pris en considération au titre de la politique environnementale et discuté dans le cadre européen, tout autant que d'autres types de productions.

Nous ne ferons pas l'économie d'une réforme en profondeur d'une politique agricole commune. Que cela nous plaise ou non, nous savons pertinemment que notre système de quotas est remis en cause, de façon abusive parfois, car certains d'entre eux ne coûtent pratiquement rien au budget européen.

Je pense au domaine sucrier qui n'est pas budgétivore. L'un des reproches à la Politique Agricole Commune est de coûter cher pour des résultats qui ne sont pas avérés. La France doit, dans ce domaine, être une force de proposition importante. J'ai vécu un certain moment, dans une réunion où je disais qu'il faudrait réfléchir à... et l'on m'a dit : « On ne parle pas de cela. Tant que cela dure, cela dure ». Un jour ou l'autre on est rattrapé par l'histoire sans avoir rien prévu. Il ne faudrait pas reconduire une telle erreur et, d'après moi, nous avons 2 ou 3 ans devant nous et pas davantage. Ce n'est pas un discours politique car je le donne en tant qu'observateur.

M. Michel Souplet - Je vous ai écouté avec beaucoup d'intérêt et je partage la totalité de l'analyse que vous venez de faire. Nous ne sommes pas là pour chercher des responsables mais nous voulons voir clair.

Il a été dit que nous avions pris des décisions qu'il fallait, en France au moment où il le fallait. Nous nous apercevons, au sein de la commission, qu'un message n'est pas passé, celui qui aurait consisté à prévenir les utilisateurs de farines animales à partir du moment où elles étaient interdites pour la viande bovine, et qu'il existait un grand risque de croisement d'utilisation sur les exploitations : ceux qui faisaient du mouton ou du porc en même temps que la viande, ou les patrons ne le savaient pas, ou les employés se disaient : « Il n'y a plus de farine, on en prend dans le tas d'à côté ».

Avons-nous suffisamment informé à ce moment ? Il est facile de dire : « Il n'y avait qu'à » et « Il fallait que ». Nous ne connaissions pas l'importance du désastre. L'information a-t-elle été suffisante ou pas ?

Ma deuxième réflexion concerne la disproportion énorme entre la médiatisation des phénomènes et des risques existants, qu'il ne s'agit pas d'occulter. Vous avez dit : « La Commission a beaucoup trop tardé à prendre des mesures énergiques ». Nous en sommes convaincus mais la Commission est composée de personnes irresponsables et qui continuent de l'être, car elles ne se sentent pas aujourd'hui fautives dans le cas présent qui nous concerne.

Une médiatisation démoniaque a conduit des personnes au suicide. J'aimerais que l'on parvienne à nous dire le nombre d'éleveurs qui se sont suicidés depuis 1 an. Il est plus important que le nombre de malades en France.

Troisième réflexion sur la réorientation de la politique agricole commune. Je fais confiance aux agriculteurs et à leurs responsables pour être capable de prendre le virage indispensable. Au moment de la mise en place de la politique agricole commune, un mandat a été donné au monde agricole : sécurité alimentaire pour l'ensemble de l'Europe en volume et qualité.

Nous l'avons réussi pleinement mais ce que l'on ne dit jamais c'est que la mise en place de la politique agricole commune, l'alimentation représenta 45 % du budget des ménages, contre à peine 15 % aujourd'hui. Le consommateur doit savoir demain que la réorientation de la politique agricole commune vers plus de qualité et un meilleur environnement aura un coût et qu'il doit être capable d'admettre de le payer.

Quand j'ai été rapporteur de la loi d'orientation agricole pour le Sénat, des représentantes d'organisation de consommateurs, deux dames, m'ont dit « Monsieur le sénateur, l'alimentation est un besoin de première nécessité, cela devrait être gratuit ». Pourquoi pas l'habillement et le logement. Tout est de première nécessité, sauf le téléphone et les produits de beauté qui représentent beaucoup plus que les 15 % de l'alimentation. Cela me révolte quelquefois car nous sommes conscients qu'il existe une évolution importante à conduire, mais face à cette exigence du consommateur nanti dans les pays industrialisés, il ne faut pas oublier qu'un tiers de la population mondiale est sous-alimentée et nous fera payer la situation dans laquelle elle se trouve.

M. Jean-Paul Emorine - L'ancien ministre de l'Agriculture a participé pendant deux ans aux affaires européennes car le ministre de l'Agriculture se réunissait au niveau de l'Europe. Nous voyons bien le manque de réactivité de l'Union européenne. Même si nous sommes tous des Européens convaincus. Comment pourrions-nous améliorer l'intervention de l'Union européenne en matière de santé animale ? Faut-il une agence européenne, une recherche européenne pour que l'Europe puisse prendre une décision immédiate ?

Je voudrais connaître l'avis de l'ancien ministre de l'Agriculture car nous percevons que les difficultés auxquelles les éleveurs ont été confrontés ont été imputables aux difficultés de décision au niveau européen. Comment faire évoluer la situation ? Existe-t-il des structures de recherche sur la santé animale, pour qu'immédiatement l'Europe puisse avoir une position, par rapport à toutes les épidémies, au niveau de la santé animale ?

M. Roland du Luart - Je suis d'accord avec l'analyse de M. Vasseur sur tous les problèmes concernant la réforme de la PAC et il est important d'y réfléchir, mais le problème de fond (car la réforme de PAC s'impose et nous n'en sortirons pas autrement) est le suivant : comment pourra-t-on, quel que soit le gouvernement, faire en sorte -je rejoins les propos de M. Souplet- que le consommateur soit prêt à payer le juste prix car on ne peut envisager une réforme de la PAC que si l'agriculteur est dignement rétribué de son travail et sort de l'assistanat ?

Comment préparer l'opinion publique à ce qu'il en soit ainsi ?

M. Philippe Vasseur - Tout d'abord : « A-t-on pris les décisions qu'il fallait quand il le fallait et, notamment, en termes d'information ? » J'ai le sentiment que l'information avait été faite. Peut-être pas suffisamment, ni de façon massive compte tenu de l'appréhension que l'on pouvait avoir du problème de l'époque. J'ai regardé derrière moi, dans un souci non polémique en me demandant ce que j'aurais fait à la place d'Henri Nallet. Globalement -c'est un sentiment personnel- on peut toujours dire : « Il aurait dû prendre telle mesure 6 mois avant ».

D'après moi, il a pris les bonnes mesures compte tenu du contexte et des connaissances de l'époque. Il faut se replacer dans ce que l'on savait à l'époque et rechercher les articles de presse de 1988, 1989 et 1990. Nous aurions pu gagner 6 mois, mais il est facile de dire ultérieurement que la mesure aurait du être prise en avril plutôt qu'en décembre.

Globalement, je crois que les mesures qui ont été prises en France ne sont pas parfaites et peut-être à tel ou tel moment peut-on porter un jugement critique mais en comparaison de ce qui a été fait dans d'autres pays, nous n'avons pas à rougir. Je le dis depuis l'origine de la crise : 1988, 1989.

Sur la disproportion médiatique, je ne peux qu'être d'accord.

Antérieurement, j'ai exercé quelques responsabilités dans le domaine des médias et il est vrai que j'ai parfois le sentiment (je ne me souviens plus de ce qui s'était passé ou le monde a changé) que la disproportion que prend la médiatisation d'un fait par rapport à l'origine est redoutable.

Nous y pensons et oublions. Une semaine, un mois, un événement va faire la Une de toute la presse et ensuite on passera à autre chose, mais le dégât est là. Je n'ai pas la réponse.

J'ai vécu un cas difficile : un jour, une publication imprimée (cela ne lui a pas porté chance et il ne suffit pas de faire du sensationnel pour gagner des lecteurs que l'on perd à la vitesse grand V) a publié : « Le Gouvernement vous ment, il y a 200 cas d'ESB, et des cas cachés que le Gouvernement ne vous dit pas » Quand vous lisez cela, vous tombez de haut Je me retourne vers mes services en demandant : « Que se passe-t-il ? » Il s'agissait de l'exploitation d'un communiqué fait par une association pseudo-écologiste, que nous ne connaissions pas, et sur le financement de laquelle nous nous posions des questions, toute la presse avait mis le communiqué à la poubelle parce que n'importe qui peut créer une association de loi 1901 : « Comité français de protection contre l'encéphalopathie spongiforme bovine » et faire un communiqué totalement erroné.

Si un journal le reprend, il est coupable. Ce titre à la Une était scandaleux, il ne pouvait qu'apporter du trouble et de la crainte supplémentaire à l'opinion. J'ai fait un procès en diffamation pour propagation de fausse nouvelle que j'ai gagné après les procédures classiques : première Instance, Appel. Deux ans après, nous avons obtenu la publication du jugement : cela a été quatre lignes, même un peu plus, mais tout le monde s'en moquait et le mal était fait.

Dans une telle affaire, la seule façon de procéder vis-à-vis de la médiatisation excessive était de jouer la transparence totale, mais encore fallait-il convaincre les médias que c'était le cas. En revanche, des journalistes, même dépendant de médias qui voulaient gonfler l'affaire, se sont comportés de façon responsable et sont par ailleurs toujours en place. Ce n'est pas le journaliste qui tempérera qui sera écouté de même que, dans un débat scientifique, si 99 scientifiques vous disent qu'il n'y a pas de problème, il suffit qu'un seul évoque un grave problème pour qu'il soit écouté, car il dérange et émet une opinion différente.

Concernant la Commission européenne, ses pesanteurs et ses lourdeurs, ainsi que les structures qui pourraient être mises en place : je dirai que la Commission est irresponsable, puisque ce n'est pas elle qui décide. Elle propose. Il est vrai que quand la Commission propose, son pouvoir de proposition est supérieur à celui du Président du Conseil. Si un représentant du Gouvernement fait une proposition et la met aux voix, il lui faut obtenir davantage d'adhésions que si la Commission qui propose.

La Commission dispose d'outils importants lui permettant de faire passer plus facilement une mesure que si la mesure émane du conseil. Néanmoins, les décisions sont prises par les politiques.

Il est arrivé plusieurs fois, et même relativement souvent, dans des conseils que l'on s'oppose à une décision, notamment quand le couple franco-allemand arrivait à se mettre d'accord pour faire échouer telle ou telle demande (c'était donnant-donnant). Ce n'est pas forcément un exemple car, si jamais pour faire fonctionner l'opération, il faut un accord apparent entre 2 pays ou 2 groupes de pays, ce n'est pas l'idée que l'on peut avoir de l'Europe. Mais la Commission avait beau jeu de dire : « C'est vous qui avez pris la décision. J'ai proposé et vous avez décidé ».

Dans le cas de réticences de la Commission, celles-ci n'étaient que le reflet de la position de certains pays. A l'intérieur de la Commission, tel Directeur de telle Direction ou à l'intérieur de telle Direction et de telle nationalité, bien évidemment sera sensible à la position de son pays. Nous-mêmes en avons bénéficié à un certain moment. Quand nous avions la direction de la DG 6, c'était plutôt un atout pour la France qu'un handicap.

Le problème vient du conseil et des divergences existant entre différents pays au sein du Conseil. Par exemple dans l'affaire de l'ESB, certains pays ne voulaient pas dire qu'ils couraient un risque d'ESB. Contre toute vraisemblance, des pays ont dit : « L'ESB ? Connaît pas. Cela ne nous concerne pas. » Nous avons constaté ensuite, quand il a été procédé à des dépistages systématiques, qu'ils étaient aussi atteints par l'ESB.

Nous pouvons soupçonner que dans tel pays européen qui ne fait pas partie de l'union européenne, mais lorsque une vache se mettait à trembler on disait qu'elle avait la rage et on l'enterrait. Ce que je dis là ne pourrait arriver dans aucun pays de l'Union.

Nous avions des doutes certains sur la réalité du phénomène ESB dans différents pays. Mais il existait contre l'intérêt même des populations une volonté dans certains pays de dire : « Nous n'avons pas d'ESB », de façon à occulter le problème et à dire à l'opinion publique : « Nous n'avons pas ce problème ».

Nous avons des structures et notamment un comité vétérinaire permanent qui n'est peut-être pas parfait mais qui existe. Nous constatons néanmoins qu'au travers de ce comité vétérinaire, l'opinion des différents pays resurgit. Faudrait-il une structure complètement indépendante et de quoi ? La question mérite d'être posée. Une structure composée de scientifiques complètement indépendants, pourquoi pas ?

Faudrait-il un Comité Dormont au niveau européen avec des personnes estimant devoir dire ce qu'elles ont à dire ? Les scientifiques mettent leur point d'honneur à garder une forme d'indépendance. Je ne serais pas contre. Il faudrait que ce soit une autorité incontestable, indépendante avec des personnes dont la préoccupation serait purement scientifique, qui ne soient pas les représentants de leur pays, ce que l'on a très souvent tendance à faire. Quand on crée un comité européen, on veut y peser de son influence.

M. Paul Blanc - Ou des lobbies.

M. Philippe Vasseur - Le terme lobby n'est pas péjoratif. Ce sont des personnes qui défendront leurs intérêts. Ce qui peut être condamnable, c'est la méthode employée.

Concernant la réforme de la PAC, nous sommes tous convaincus qu'il se passera quelque chose. Il est certain que si nous voulons détacher la Politique Agricole Commune du soutien au prix, tel que nous l'avons pratiqué pendant un certain temps, il faut mener une opération vérité vis-à-vis du consommateur qui doit savoir que cela un coût. Je partage l'avis de M. Souplet. Nous avons vu en cinquante ans les dépenses pour l'alimentation divisées par trois. Nous sommes passés de 42 % à 15 %, dont 4 % pour d'agriculture.

J'avais fait le calcul : si le prix du blé est augmenté de 5 %, la répercussion sur le prix de la baguette est de 3 centimes.

Une baguette vaut 4 F chez moi. Nous ne ferons pas payer la baguette 3,97 F, mais 4 F. Le prix payé à l'agriculteur ne représente pas une inflation considérable vis-à-vis du consommateur.

J'ai également eu des contacts avec des associations de consommateurs et, notamment une personne qui a évolué dans son approche de l'agriculture, laquelle est aujourd'hui est moins manichéenne. Cette femme disait qu'il était scandaleux d'avoir une alimentation à deux vitesses. Concernant le poulet, il en existe trois sortes : le poulet industriel, le poulet Label et le poulet AOC.

L'un est élevé pendant 42 jours et ils sont serrés les uns contre les autres, un autre est élevé deux fois plus longtemps et nourrit différemment dans davantage d'espace et le troisième... Ils ne sont pas au même prix. Le consommateur doit demander la même sécurité sanitaire pour le poulet industriel que pour le poulet Label, mais il ne peut pas avoir la même qualité gustative.

Tout cela passe, de mon point de vue, par l'affirmation d'une volonté politique forte, ne concernant pas seulement le gouvernement, mais plus globale : la France et l'Europe veulent-elles encore d'une agriculture ? Je commence à entendre des discours du type : « Après tout, on fait venir le soja du Brésil, le boeuf d'Argentine et on se fournit ainsi ».

D'après moi, il faut d'abord avoir une première affirmation, à savoir une volonté politique : voulons-nous toujours d'une agriculture et d'une agriculture qui gère notre espace ? Ensuite, nous examinerons les moyens pouvant être mis en oeuvre.

La nécessité -parce qu'elle vient de l'extérieur- de la réforme de la Politique Agricole Commune doit être l'occasion pour le pays, son agriculture et la collectivité publique d'une façon générale, de réaffirmer des principes -peut-être de nouveaux principes ou des principes qui auront évolué- sur l'agriculture, en tenant compte précisément de l'attente de l'opinion en termes de sécurité, de qualité et de respect de l'environnement.

M. le Président - Monsieur le ministre, merci. Vous avez apporté un certain nombre d'enseignements.

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