3. Les autres mesures envisageables pour faciliter la détection des difficultés

Sans donner au président du tribunal de commerce des pouvoirs d'investigation qui pourraient être perçus comme inquisitoriaux et de nature à lui permettre de s'immiscer dans le fonctionnement d'une entreprise in bonis , il serait imaginable de permettre au président du tribunal d'effectuer les démarches prévues par le second alinéa de l'article 34 de la loi du 1 er mars 1984 11 ( * ) avant même la tenue de l'entretien avec le dirigeant convoqué pour envisager les mesures propres à redresser la situation. Cette modification, préconisée par le rapport d'expertise 12 ( * ) , ne doit cependant pas entrer en contradiction avec le secret des affaires. C'est pourquoi cette extension des pouvoirs du président paraît devoir rester liée à la convocation du chef d'entreprise : elle aurait pour objet de faciliter la collecte des informations pour la préparation de l'entretien.

Une possibilité de procéder à des investigations encore plus en amont pourrait cependant être ouverte au président du tribunal en cas de défaut de dépôt au greffe des comptes annuels.

Il conviendrait en outre, puisque seule une faible proportion d'entreprises est dotée d'un commissaire aux comptes, d'étendre aux experts comptables et aux centres de gestion agréés la liste des personnes et organismes susceptibles d'être interrogés par le président du tribunal de commerce.

Une autre suggestion formulée par le rapport d'expertise 13 ( * ) consiste à inscrire dans la loi l'obligation pour le président du tribunal de convoquer le dirigeant de l'entreprise qui connaît des difficultés, la décision de ne pas susciter cet entretien devant faire l'objet d'une ordonnance motivée communiquée au parquet. Dans le prolongement de cette proposition, le rapport mentionne qu'il serait alors possible de concevoir « qu'après une mise en demeure par lettre recommandée avec demande d'avis de réception, le président du tribunal aurait la faculté de nommer d'office un administrateur provisoire, dont la mission pourrait être rapidement stoppée s'il s'avérait que le silence du dirigeant n'était dû qu'à sa négligence ou son indifférence, tandis que la situation économique de l'entreprise ne justifierait pas de mesures particulières ».

Alors que cette dernière proposition conduit à s'interroger sur sa compatibilité avec le principe de la liberté du commerce, créer une obligation de convocation du dirigeant pour le président du tribunal se heurte à un problème de définition de ses contours et constituerait une mesure d'une opportunité discutable. En effet, il n'existe pas de critères légaux permettant d'apprécier la nécessité de déclencher l'alerte : instaurer une obligation de convoquer le chef d'entreprise suppose la définition de tels critères. Or, le législateur ne s'est jamais engagé dans cette voie car il est impossible de cibler a priori un critère déterminant : les difficultés sont généralement révélées par un cumul d'indicateurs ; en outre, les signaux d'alerte pertinents peuvent différer selon le secteur d'activité. Figer dans la loi un mécanisme de « scoring » risquerait d'introduire des rigidités inutiles et contre-productives ; cela serait susceptible d'induire une surcharge de travail pour les tribunaux allant à l'encontre de l'objectif poursuivi qui nécessite de ménager les conditions d'une réaction rapide de la cellule de veille. Il convient de ne pas alourdir les procédures et, au contraire, de préserver la souplesse et privilégier le pragmatisme en permettant au président du tribunal d'exercer pleinement sa capacité d'appréciation.

Le développement de la prévention passe également par la sensibilisation des chefs d'entreprise qui, souvent insuffisamment informés ou conseillés, en particulier dans les petites structures, nourrissent de vains espoirs sur l'évolution d'une situation déjà dégradée et, en définitive, réagissent trop tard. Dans certaines structures, le chef d'entreprise manque de visibilité faute d'une gestion prévisionnelle suffisante. Enfin, les risques de répercussion sur le patrimoine personnel pour les entrepreneurs individuels ou les dirigeants qui se sont portés caution de dettes professionnelles ou encore les réticences à s'adresser au juge, fût-il consulaire, pour solliciter une aide afin de déterminer les mesures de redressement qui s'imposent constituent autant de freins à un développement précoce, et donc efficace, de la prévention.

L'information prévisionnelle , qui permet de déceler très en amont les difficultés, n'est imposée par la loi que pour les entreprises ayant atteint une certaine dimension, celles qui emploient au moins 300 salariés ou dont le chiffre d'affaires hors taxes annuel est égal ou supérieur à 120 millions de francs.

Ces entreprises sont tenues d'établir « une situation de l'actif réalisable et disponible, valeurs d'exploitation exclues, et du passif exigible, un compte de résultat prévisionnel, un tableau de financement en même temps que le bilan annuel et un plan de financement prévisionnel ». Contrairement aux comptes annuels, ces documents prévisionnels ne sont pas publiés car ils contiennent des informations susceptibles de porter atteinte au crédit de l'entreprise ; seuls le comité d'entreprise, le commissaire aux comptes et, lorsqu'il en existe un, le conseil de surveillance, en ont communication. En outre, aucune sanction spécifique ne vient sanctionner la méconnaissance de cette obligation d'établir ces documents prévisionnels.

Dans les entreprises ne répondant pas aux critères susvisés, l'établissement d'une information prévisionnelle est facultatif et rarement pratiqué du fait de son coût et du manque de moyens et d'expérience des dirigeants. Les groupements de prévention agréés, institués par l'article 33 de la loi du 1 er mars 1984 14 ( * ) pour leur fournir une assistance technique comptable et financière et les aider à détecter les difficultés, n'ont pas connu le succès escompté en dépit de la confidentialité attachée à cette procédure. Sans doute la réticence de nombreux chefs d'entreprise s'explique-t-elle par la crainte que cette confidentialité, du fait des contacts multiples entre les groupements et les autorités publiques et d'une absence de responsabilité spécifique garantissant le secret, ne soit pas strictement respectée. Il faut en outre regretter que le recours à ces organismes n'ait été prévu qu'au bénéfice des entreprises constituées sous la forme d'une personne morale.

Ainsi, surtout dans les petites structures dépourvues de cellule de gestion et de conseil, le dirigeant éprouve souvent une grande solitude face aux difficultés qui se présentent . Vaincre cette solitude suppose de rendre accessible un interlocuteur qui ne serait pas perçu comme une instance de co-gestion susceptible de s'immiscer dans les affaires de l'entreprise et qui présenterait de solides garanties de confidentialité. Plusieurs orientations sont envisageables telles que la révision de la mission et des conditions d'intervention des groupements de prévention agréés, qui ont déjà une existence légale, ou la création d'un réseau de sociétés de conseil agréées constituées par des professionnels déjà rompus au secret des affaires et bénéficiant de la confiance des chefs d'entreprise, comme le suggère la Chambre de commerce et d'industrie de Paris 15 ( * ) .

Le rôle d'information des organismes consulaires tels que les chambres de commerce et les chambres de métiers, sur l'importance d'établir une gestion prévisionnelle, sur l'attitude à tenir à l'apparition des premières difficultés et sur les responsabilités encourues devrait également être développé à l'attention des chefs d'entreprise. Dans cette perspective, le CNPF, aujourd'hui le MEDEF, a publié en septembre 1997 un guide pratique à l'usage du chef d'entreprise sur la prévention. Notons, par ailleurs, qu'une convention d'action concertée pour la prévention des difficultés des entreprises, conclue au mois de mai 1999 entre la Conférence générale des tribunaux de commerce, le Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables et la Compagnie nationale des commissaires aux comptes, propose de créer dans les régions des centres d'information sur la prévention auxquels serait assignée la double mission d'informer les dirigeants d'entreprise sur les enjeux de la prévention et les procédures amiables qui sont à leur disposition et de constituer un observatoire régional des entreprises en difficultés.

Si ces diverses initiatives sont de nature à créer un environnement susceptible de briser le silence et de lutter contre l'inertie dans lesquels tend à s'enfermer le chef d'entreprise lorsque surviennent les difficultés, encore faut-il que celui-ci ait pris conscience suffisamment tôt de ces difficultés. Cela suppose la tenue d'une comptabilité prévisionnelle minimale qui, bien souvent, fait aujourd'hui défaut. Le Conseil supérieur de l'Ordre des experts comptables suggère ainsi de proposer aux chefs d'entreprise d'intégrer dans leurs lettres de mission des mentions tendant à l'établissement de comptes prévisionnels et de plans de trésorerie à court terme, à la mise en place d'une batterie d'indicateurs permettant d'identifier les risques de dégradation et à alerter le dirigeant dès la perception des premiers signes 16 ( * ) . Le rapport d'expertise, quant à lui, fait un pas supplémentaire en proposant de créer une « obligation pour toutes les entreprises, quelle que soit leur taille, d'établir annuellement un document de financement prévisionnel non soumis à publication, mais qui devrait obligatoirement être commenté par écrit par l'expert-comptable ou le centre de gestion agréé » 17 ( * ) .

S'il convient, pour renforcer l'efficacité de la détection des difficultés, de permettre au dirigeant de disposer des outils d'anticipation pertinents, cette démarche trouve cependant ses limites dans les coûts qu'elle induirait.

* 11 En vertu de cette disposition, : « A l'issue de cet entretien, le président du tribunal peut, nonobstant toute disposition législative ou réglementaire contraire, obtenir communication, par les commissaires aux comptes, les membres et représentants du personnel, les administrations publiques, les organismes de sécurité et de prévoyance sociales ainsi que les services chargés de la centralisation des risques bancaires et des incidents de paiement, des renseignements de nature à lui donner une exacte information sur la situation économique et financière du débiteur. »

* 12 Rapport d'expertise, annexe 2, page 65.

* 13 Rapport d'expertise, annexe 2, page 66.

* 14 « Toute société commerciale ainsi que toute personne morale de droit privé peut adhérer à un groupement de prévention agréé par arrêté du représentant de l'Etat dans la région.

« Ce groupement a pour mission de fournir à ses adhérents, de façon confidentielle, une analyse des informations comptables et financières que ceux-ci s'engagent à lui transmettre régulièrement.

« Lorsque le groupement relève des indices de difficultés, il en informe le chef d'entreprise et peut lui proposer l'intervention d'un expert.

« A la diligence du représentant de l'Etat, les administrations compétentes prêtent leur concours aux groupements de prévention agréés. Les services de la Banque de France peuvent également, suivant des modalités prévues par convention, être appelés à formuler des avis sur la situation financière des entreprises adhérentes. Les groupements de prévention agréés peuvent bénéficier par ailleurs des aides directes ou indirectes des collectivités locales, notamment en application des articles 5, 48 et 66 de la loi n° 82-213 du 2 mars 1982 modifiée relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions.

« Les groupements de prévention agréés sont habilités à conclure, notamment avec les établissements de crédit et les entreprises d'assurance, des conventions au profit de leurs adhérents. »

* 15 Rapport présenté par M. Jean Courtière au nom de la commission juridique, adopté par la CCIP le 4 février 1999, intitulé « Réforme du droit des entreprises en difficulté - Réaction au document d'orientation de la Chancellerie », page 14.

* 16 Convention d'action concertée pour la prévention des difficultés des entreprises conclue en mai 1999 entre la Conférence générale des tribunaux de commerce, le Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables et la Compagnie nationale des commissaires aux comptes.

* 17 Rapport d'expertise, annexe 2, page 66.

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