II. LA FRANCE DANS L'ENSEMBLE EUROPÉEN : DES PERFORMANCES MOYENNES

Quatre ans après l'ouverture à la concurrence eu Europe, comment se situe la France dans l'ensemble des Etats membres ?

En d'autres termes, la loi de 1996, qui transposait les directives européennes et mettait en place un cadre que le Gouvernement de l'époque voulait équilibré, a-t-elle été appliquée par la majorité élue en 1997 avec plus ou moins de zèle que nos voisins européens ont mis à faire entrer en vigueur chez eux les décisions communautaires ?

France Télécom a-t-il été privilégié, au détriment du développement du secteur, par un Gouvernement moins convaincu que celui de 1996 des bienfaits de la concurrence ?

A ces questions, les réponses sont particulièrement partagées. Ainsi France Télécom et la plupart des organisations syndicales rencontrées par votre rapporteur estiment que l'ouverture à la concurrence a été brutale et rapide et jugent que ni l'ART ni le Gouvernement n'ont épargné l'opérateur historique. S'agissant du dégroupage 47 ( * ) de la boucle locale, le président de France Télécom a coutume d'employer une métaphore qui illustre quel choc culturel il représente pour les salariés de l'entreprise : le dégroupage, c'est comme être obligé d'inviter à domicile son pire ennemi pour qu'il puisse devenir l'amant de sa propre femme !

A l'inverse, les opérateurs concurrents dénoncent la lenteur de mise en oeuvre de certaines réglementations, l'ineffectivité des décisions du régulateur, particulièrement pour le dégroupage, voire les manoeuvres dilatoires de l'opérateur historique, à qui les retards profitent, soit pour freiner l'hémorragie potentielle de ses clients vers la concurrence, soit pour prendre des positions décisives sur les nouveaux marchés. Nombre d'anecdotes ont ainsi été rapportées à votre rapporteur, France Télécom prétextant ne pas connaître l'adresse d'un de ses concurrents (...éditeur d'annuaire !) pour ne pas lui retourner une réponse attendue, ou encore maintes péripéties burlesques s'agissant de la colocalisation des infrastructures des concurrents dans les centraux téléphoniques de France Télécom.

Dans une récente interview au journal La Tribune 48 ( * ) , le Secrétaire d'Etat à l'industrie avouait lui même qu'alors que sa plus grande satisfaction comme ministre des télécommunications depuis 1997 avait été la réussite de l'ouverture à la concurrence, son principal regret était l'insuffisance de cette concurrence sur la boucle locale.

Plus particulièrement, les points qui concentrent les critiques des concurrents sont :

- la lenteur de la mise en oeuvre du dégroupage de la boucle locale ;

- le prix (jugé élevé) des liaisons louées 49 ( * ) ;

- le prix de l'interconnexion forfaitaire à la capacité (jugé trop élevé pour permettre le développement d'offres « illimitées » de connexions à Internet).

A tel point que certains concurrents n'hésitent pas à comparer la France à un « pays exotique » en matière de concurrence, voire à remettre en cause la viabilité économique intrinsèque de la concurrence dans de telles conditions, contrairement à d'autres pays comme ceux de l'Europe du Nord, le Royaume-Uni ou l'Allemagne.

Une telle divergence d'analyse est pour le moins troublante.

Pour essayer d'atteindre le plus possible à l'objectivité, votre rapporteur a souhaité faire une analyse comparative du degré concurrentiel des marchés français, anglais et allemand, à partir de deux regards « neutres », d'experts :

- celui de la Commission européenne, dans son septième rapport sur la libéralisation des télécommunications, publié en novembre 2001 ;

- celui d'un expert privé, l'IDATE 50 ( * ) , qui a réalisé, à la demande du Sénat, une analyse indépendante en la matière.

A. L'ANALYSE DE LA COMMISSION EUROPÉENNE

1. D'indiscutables lacunes françaises...

Dans son septième rapport sur la mise en oeuvre de la réglementation des télécommunications, et plus précisément dans sa monographie consacrée à la France 51 ( * ) , la Commission européenne -thuriféraire connu du développement de la concurrence- met certes en avant plusieurs lacunes spécifiquement françaises :

- en dépit des efforts de l'ART, seul 1 % de la population française a le choix, en 2000, de son fournisseur pour les communications locales ;

- la plupart de la croissance des accès à Internet à haut débit est le fait de l'opérateur historique France Télécom (déploiement de son offre ADSL 52 ( * ) ) ; ce dernier ayant mené, d'après la Commission, un combat « d'arrière garde » contre la modification de ses tarifs ADSL « de gros » à destination de ses concurrents ;

- même si l'ART a, en 2000, entamé, au sens de la Commission, une action volontariste pour l'interconnexion et le dégroupage, la Commission regrette le nombre élevé de recours contre ses décisions (le temps profitant à l'opérateur historique) et le manque de pouvoir de l'ART pour faire appliquer ses décisions ;

- le catalogue d'interconnexion 2002 de France Télécom, regroupant la plupart de ses tarifs pour ses concurrents, n'a pu être publié dans les mêmes délais que l'année précédente ;

- les tarifs et conditions de fourniture de certaines liaisons louées poseraient des problèmes aux nouveaux entrants ;

- les nouveaux entrants se plaignent de la lenteur de mise en oeuvre du dégroupage de la boucle locale, qu'il s'agisse des tarifs ou des conditions techniques de raccordement.

L'ineffectivité du dégroupage de la boucle locale est pointé par les nouveaux entrants comme un point noir de la situation française. La Commission déplore que, des 39 opérateurs engagés dans des expérimentations en 2000, seuls neuf étaient potentiellement candidats mi 2001, cinq seulement décidant de signer fin 2001 la convention proposée par France Télécom. La Commission retrace le véritable feuilleton de ce dossier, toujours près du point mort, alors que le Gouvernement français se targuait, en septembre 2000, d'être, en la matière, un pionnier européen !

Les griefs de la Commission sont donc loin d'être inexistants 53 ( * ) et recouvrent largement les opinions exprimées à votre rapporteur par les opérateurs privés.

Toutefois, la France n'est pas isolée dans ce cas. Dans l'analyse comparative de la Commission, elle apparaît même comme un élève tout à fait moyen de la classe européenne.

2. ...largement même si inégalement partagées par les autres Etats membres

Les reproches que la Commission adresse à la France sont en réalité largement partagés -avec des nuances pour certains autres Etats membres- par l'ensemble de la classe européenne. La Commission indique ainsi que l'érosion moyenne des parts de marché pour les ventes de détail des opérateurs historiques s'élève à environ 10 % de parts de marché en moyenne pour les communications locales, environ 20 % pour les marchés des communications interurbaines et autour de 30 % pour ceux des communications internationales.

Ces chiffres montrent, partout en Europe, la dominance des anciens monopoles.

Autour de cette moyenne communautaire, la part de marché des opérateurs historiques dans les revenus des ventes au détail tirés des communications internationales est inférieure à 50 % dans un Etat membre (le Royaume-Uni), elle avoisine 60 % dans trois Etats membres (l'Allemagne, l'Italie et la Suède) et se situe entre 70 % et 75 % dans trois autres (la France, l'Irlande et les Pays-Bas). La Commission juge que la baisse de la part de marché a été particulièrement remarquable dans des pays comme l'Allemagne, la France, l'Italie et les Pays-Bas, qui ont libéralisé leurs marchés le 1 er janvier 1998, et l'Irlande, qui a ouvert le sien presqu'un an plus tard. La diminution des parts de marché est également sensible sur le marché des communications locales (ainsi, les opérateurs historiques détiennent environ 70 % du marché en Allemagne et au Royaume-Uni, pour les ventes au détail) même si les opérateurs historiques continuent à détenir entre 90 % et 100 % du marché dans dix Etats membres au moins, dont la France, qui est donc loin d'être un cas isolé !

Il est vrai que, toujours pour les communications locales, la Commission relève que six Etats membres (le Danemark, l'Irlande, le Portugal, la Suède et le Royaume-Uni) indiquent que l'ensemble de leur population peut choisir entre plus de cinq nouveaux fournisseurs, alors qu'en Espagne et au Luxembourg, le choix n'est possible qu'entre trois à cinq opérateurs et que dans d'autres Etats membres, cette possibilité de choisir entre trois à cinq opérateurs n'est offerte qu'à une partie des citoyens (85 % de la population en bénéficie en Italie, 40 % de la population en Belgique, et 22 % en Allemagne). Enfin, déplore la Commission, seule 1 % de la population française peut effectivement choisir de ne pas faire acheminer ses communications locales par l'opérateur historique.

Parmi les principaux goulets d'étranglement pour l'installation de la concurrence, l'inefficience de certaines procédures de recours aux autorités réglementaires nationales pour la mise en oeuvre du dégroupage est pointée du doigt dans presque tous les Etats membres. En outre, si l'Italie, l'Espagne et l'Autriche sont citées au rang des systèmes de régulation suscitant les préoccupations de la Commission, la France ne figure pas dans cette liste, même si la lenteur des procédures en France est suspectée d'altérer l'exécution des décisions des autorités réglementaires.

D'après la Commission, la mise en oeuvre du dégroupage de la boucle locale, dans toute l'Union européenne, n'a pas abouti, et de loin, aux résultats espérés. La Commission constate « des offres de dégroupage ont été publiées dans tous les Etats membres, mais ces offres ne couvrent pas l'accès partagé 54 ( * ) en Allemagne, en Grèce, en Italie, au Luxembourg et au Portugal. Des accords de dégroupage complet ont été conclu dans dix Etats membres et concernent plus de deux cent opérateurs, dont la moitié en Allemagne, où le dégroupage est obligatoire en vertu de la législation nationale depuis 1998. Le nombre de lignes effectivement dégroupées varie considérablement d'un Etat membre à l'autre. Aucune ligne n'a été dégroupée en Irlande et au Luxembourg. A l'heure actuelle, l'accès partagé n'est opérationnel qu'en Belgique, au Danemark, en Finlande et en Suède, bien que le nombre de lignes soit limité à quelques centaines. Des essais sont en cours en France . »

La Commission en conclut : « le rythme de mise en oeuvre du nouveau règlement n'est pas, de manière générale, satisfaisant et devrait être accéléré ».

D'ailleurs des procédures d'infraction ont été ouvertes par la Commission pour non mise en oeuvre du règlement communautaire relatif au dégroupage de la boucle locale. La première vague de mises en demeure, en décembre 2001, a concerné la Grèce, le Portugal et l'Allemagne, sur le point spécifique de la mise en place d'un accès partagé à la boucle locale. La deuxième vague, en mars 2002, concerne non seulement la France mais quatre autres Etats membres, l'Allemagne, les Pays Bas, l'Irlande et le Portugal, la Commission jugeant insuffisamment détaillées les offres de référence des opérateurs historiques, notamment en matière de « sous boucles locales ». Les Etats concernés ont deux mois pour répondre à la demande d'information de la Commission, qui pourra ensuite, au vu de ses réponses, décider de poursuivre la procédure contentieuse ou d'y mettre un terme.

TABLEAU DE BORD EUROPÉEN DU DÉGROUPAGE

Situation au 31 octobre 2001

Offre de référence Dégroupage complet

Offre de référence Accès partagé

Lignes d'abonnés de l'opérateur historique (millions)

Lignes complètement dégroupées

Lignes à accès partagé

Lignes DSL de détail de l'opérateur historique

Lignes DSL de gros fournies par l'opérateur historique

Belgique

Oui

Oui

5,0

50

24

140 000

n.d.

Danemark

Oui

Oui

2,8

40 000

0

45 000

0

Allemagne

Oui

Non

39,6

549 167

0

1 200 000

n.d.

Grèce

Oui

Non

5,6

76

0

0

0

Espagne

Oui

Oui

17,9

7

0

158 345

n.d.

France

Oui

Oui

34,0

20

0

257 000

n.d.

Irlande

Oui

Oui

1,6

0

0

0

0

Italie

Oui

Non

27,2

1 000

0

165 000

135 000

Luxembourg

Oui

Non

0,3

0

0

1 000

0

Pays-Bas

Oui

Oui

9,9

6 650

350

125 000

n.a.

Autriche

Oui

Oui

3,2

2 900

0

60 800

8 000

Portugal

Oui

Non

4,3

30

0

1 000

0

Finlande

Oui

Oui

2,8

40 000

500-1 000

35 000

0

Suède

Oui

Oui

6,0

1 605

160

134 000

38 000

Royaume-Uni

Oui

Oui

35,0

137

0

54 000

45 000

n.d. : non disponible

Source : Commission européenne

Partout en Europe, l'absence de dégroupage ne permet pas à la concurrence de se développer sur le segment de l'ADSL . Ainsi la Commission relève-t-elle que dans deux Etats membres seulement (Danemark et Royaume-Uni) le nombre des lignes d'accès à haut débit détenues par les nouveaux arrivants est comparable à celui des lignes d'accès de détail appartenant à l'opérateur historique. Dans sept Etats membres en revanche, (Belgique, Allemagne -où les nouveaux arrivants reprochent à l'opérateur historique de proposer le service à perte- France, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal et Suède), l'opérateur en place (et parfois aussi ses filiales) détient toutes ou presque toutes les lignes d'accès à haute débit DSL. La Commission en conclut, en relativisant ainsi l'avance allemande pour le dégroupage : « Ce « first mover advantage » (avantage que confère l'initiative) est démultiplié lorsque l'accès partagé à la boucle locale n'est pas proposé. En Allemagne, l'opérateur historique compte 1,2 million d'abonnés à son service à haut débit à la mi-2001 et vise un million de connexions supplémentaires d'ici à la fin de 2001, mais il ne propose ni services DSL de gros ni accès partagé à ses concurrents ».

D'ailleurs, l'association européenne ECTA 55 ( * ) , regroupant les opérateurs de télécommunications nouveaux entrants, fait le même diagnostic puisqu'en publiant, le 11 février 2002, son tableau de bord du dégroupage 56 ( * ) européen, elle relève que moins de 0,01 % des lignes des opérateurs historiques européens ont été dégroupées à de nouveaux entrants dans l'ensemble de l'Europe et constate que sur les 4,1 millions de lignes DSL en Europe, seules 3 % sont fournies par des opérateurs alternatifs aux anciens monopoles.

Même pour la question des tarifs de certaines liaisons louées de faible distance, la France n'est pas seule (quatre Etats membres sont épinglés) à être accusée par la Commission de pratiquer des tarifs situés au-dessus des plafonds européens.

L'impression qui se dégage de la lecture du rapport de la Commission est celle d'une France élève moyen de la classe européenne, certes pas pionnière de la libéralisation, comme pour certains segments de marché le Royaume-Uni ou les Scandinaves -qui s'en étonnerait ?-, mais en tous cas nullement « lanterne rouge » de l'Union européenne.

* 47 Permettant l'utilisation des derniers mètres du réseau téléphonique de France Télécom par ses concurrents, pour permettre un accès à l'abonné. Voir lexique joint en annexe.

* 48 La Tribune du 18 janvier 2002 page 17

* 49 NB : L'ART vient d'imposer une diminution de ces prix et leur orientation sur les coûts, en les incluant dans le catalogue d'interconnexion de France Télécom, ce qui devrait limiter, à l'avenir, les griefs des concurrents

* 50 Institut de l'audiovisuel et des télécommunications.

* 51 Annexe 3.6 pages 183 et suivantes.

* 52 Asynchronous digital subscriber line, technique de raccordement à haut débit sur le réseau téléphonique traditionnel.

* 53 D'ailleurs la France a été mise en demeure par la Commission, en mars 2002, pour non application du règlement européen sur le dégroupage, ainsi que quatre autres Etats membres.

* 54 Voir annexe lexicale à la fin du présent rapport.

* 55 European competitive telecommunications association.

* 56 Disponible sur www. ectaportal.com

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