III. LA PRISE DE CONSCIENCE RÉCENTE D'UN PHÉNOMÈNE MAL MESURÉ

La nouveauté n'est pas la maltraitance envers les personnes handicapées, mais la prise de conscience, relativement récente, du phénomène par les pouvoirs publics. Il s'ensuit une mauvaise appréciation de son importance et une insuffisance de la politique spécifique de bientraitance.

A. UNE RÉALITÉ ANCIENNE MAIS LONGTEMPS DISSIMULÉE

1. La maltraitance envers les personnes handicapées n'est malheureusement pas une nouveauté

La maltraitance, y compris celle à l'égard des personnes handicapées, est un phénomène ancré dans la réalité humaine mais qui, en raison de la nature même du handicap, peut être amplifié par certains facteurs.

Le handicap, qu'il soit physique ou mental, nécessite en effet d'entreprendre des actions éducatives et soignantes relevant parfois d'un rapport étroit au corps. Dès lors, cette relation de dépendance devient nécessairement une relation à risque . Ainsi, M. André Laurain, président de ALMA H 54, a indiqué que, selon des travaux récents, le fait d'être handicapé multiplie par trois le risque de subir un acte de criminalité et, en cas de déficience mentale, par quatre, le risque de subir des abus sexuels .

Ce qui est certain en revanche, c'est que la maltraitance envers les personnes handicapées a très longtemps, et aujourd'hui encore, constitué un sujet tabou .

Ainsi que l'a expliqué M. Claude Meunier, directeur général adjoint de l'APF, « aujourd'hui, nous avons l'impression d'entendre beaucoup d'histoires. En réalité, elles ont toujours existé, mais certaines choses ne se disaient pas auparavant. De même, nous avons connu des cas de personnes qui se sont mises à parler dix ans après les faits. Vu ce qu'il se passait et ce qui était publié dans la presse, elles se sont manifestées pour dire qu'elles aussi avaient été victimes de maltraitance ».

M. Serge Lefèbvre, vice-président de l'APAJH, a considéré que le phénomène de la maltraitance des personnes handicapées n'avait pas augmenté, précisant même qu'« il n'y a pas plus de maltraitance qu'il n'y en avait auparavant. Il y en a même probablement moins ».

Quant à M. Pascal Vivet, éducateur spécialisé, il a insisté sur le fait que les cas de maltraitance envers les personnes handicapées étaient en réalité mieux connus que par le passé, ce qui peut donner l'illusion qu'ils sont plus nombreux . Selon lui, aucun élément statistique ni constat sur le terrain ne permet d'affirmer que les mauvais traitements d'enfants ou d'adolescents handicapés sont en augmentation. Il a précisé que « simplement, nous découvrons aujourd'hui ce que nous n'avons pas voulu entendre auparavant ».

Ce constat est également partagé par M. André Loubière, directeur des actions médicales et sociales de l'AFM : « nous ne sommes pas autorisés à dire qu'une aggravation s'est fait sentir. Aucun élément ne nous permet de tenir un tel discours. (...) Nous constatons que des situations de maltraitance sont beaucoup plus portées à notre connaissance que par le passé. Ceci est un fait ».

2. La peur du handicap

a) La prégnance des préjugés...

La société française a longtemps ignoré la maltraitance envers les personnes handicapées car elle cachait les handicapés eux-mêmes. Peur, préjugés, tabous... expliquent en grande partie la dissimulation dont ont fait l'objet les personnes handicapées en France, à l'inverse de la situation prévalant par exemple en Suède ou au Canada.

Mme Dominique Gillot expliquait ainsi que « dans notre pays, le handicap et l'exclusion font peur et qu'ils interpellent chacun au fond de la représentation qu'il se fait de l'individu. Il suffit de se souvenir qu'il y a une cinquantaine d'années, le handicap et l'exclusion étaient considérés comme un secret de famille, une tare, un tabou, voire une expiation que les familles devaient supporter dans la douleur et le dévouement sous le regard de leurs concitoyens et de leurs congénères. Ces familles étaient appréciées selon leur dévouement et jugées selon leur faiblesse. Nous éprouvons les plus grandes difficultés à sortir de cette approche ». Selon elle, le regard qu'a longtemps porté la société française sur le handicap peut se résumer en trois mots : « distance », « respect » et  « crainte ».

Les représentations sociales du handicap ont ainsi indéniablement conduit à un silence pesant propice à la maltraitance, souvent involontaire et parfois même inconsciente.

Ainsi, M. Roland Broca, président de la FFSM, a rappelé que « notre vision [du handicap] reste massivement influencée par des représentations héritées du passé. Il s'agit notamment des conceptions scientistes du XIX ème siècle, conceptions axées sur les notions de monstruosité, de tare et de dégénérescence. Celles-ci continuent d'infiltrer, d'influencer, parfois à notre insu, notre regard porté sur le monde des personnes handicapées. S'y ajoutent des connotations morales et religieuses se traduisant en termes de culpabilité pour les ascendants ».

Ces préjugés et connotations morales - pour ne pas dire moralisatrices - se retrouvent en particulier dans le domaine de la sexualité. Si la sexualité reste un sujet relativement tabou dans la société, celle des personnes handicapées l'est plus encore. M. Roland Broca a ainsi cité un exemple de comportement institutionnel paradoxal qui lui avait été relaté récemment : dans une institution, on prescrit à toutes les jeunes femmes handicapées une contraception, « en cas de possibilité de viol », et sûrement pas dans la perspective de l'exercice d'une sexualité libre !

Du reste, il convient de souligner, pour s'en féliciter, l'évolution du langage et du concept même de maltraitance. Ainsi, des pratiques qui étaient tolérées il y a une dizaine d'années, ou qui résultaient d'interventions médico-sociales considérées comme structurantes et éducatives, s'apparentent aujourd'hui à de la maltraitance. De même, l'histoire de l'éducation et du secteur éducatif enseigne que la correction infligée aux enfants pour leur faire comprendre quelque chose était une pratique entendue et normalisée.

Il suffit de se rappeler que ces établissements ont été créés à l'origine pour isoler les marginaux et les « déviants ». On parlait alors de protection de la société. Il n'y avait donc pas maltraitance vis-à-vis des personnes accueillies dans ces institutions.

M. Claude Meunier, directeur général adjoint de l'APF, a ainsi souligné l' influence de l'évolution des mentalités et des modes de vie sur la perception de la maltraitance : « au moment de la construction de certains foyers de vie, il y a maintenant plus de vingt ans, personne n'était gêné à l'idée qu'il fallait traverser un couloir et se rendre dans une salle commune pour prendre une douche. Aujourd'hui, il est nécessaire de donner aux gens les moyens de préserver leur intimité, ce qui implique de repenser l'agencement, de casser les murs et de reconstruire ».

b) ... jusque dans le corps médical

Le plus grave est sans doute que cette peur - et cette méconnaissance - du handicap se retrouve jusque dans le milieu médical !

Comme l'a en effet noté Mme Hélène Strohl, inspectrice générale des affaires sociales qui a participé à une enquête de l'IGAS sur la stérilisation des personnes handicapées, « les gynécologues sont peu habitués à travailler avec des personnes handicapées et savent mal leur prescrire une contraception. Ils sont persuadés que toute contraception est inadaptée à ces populations. (...) Je me dois, en toute franchise, de dire que les gynécologues n'aiment guère, dans leur ensemble, suivre ce type de population. Des histoires abracadabrantes nous ont d'ailleurs été contées, selon lesquelles les trisomiques ne pouvaient pas avoir un stérilet parce qu'elles « tiraient sur le fil » par exemple. Les propos qui nous ont été relatés étaient parfaitement insensés et effrayants ».

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