II. LA POSITION DE LA TURQUIE FACE À LA SITUATION IRAKIENNE

Les échanges des interlocuteurs turcs avec votre délégation sur la situation en Irak ont été très nourris. Ils ont permis de prendre la juste mesure de la très grande attention que la Turquie porte au conflit et des conséquences des positions prises par ses responsables sur les relations turco-américaines.

A. LA TURQUIE DIRECTEMENT CONCERNÉE PAR LA CRISE IRAKIENNE

Vos rapporteurs ont tout d'abord pu vérifier combien la question irakienne affectait directement les autorités turques et constituait pour elles un sujet de préoccupation. La géographie, les choix stratégiques, l'économie et les zones de peuplement kurdes et turcomanes se conjuguent pour faire de l'Irak une zone d'intérêt majeur pour la Turquie.

1. La position stratégique de la Turquie

Il convient tout d'abord de rappeler trois éléments fondamentaux de l'attitude turque vis-à-vis de l'Irak : l'histoire, la géographie et l'alliance de la Turquie avec les États-Unis.

Historiquement, l'empire ottoman, dont la Turquie moderne est l'héritière, a succédé aux califats arabes omeyyades et abbassides et a dominé aussi bien les Balkans que le Moyen-Orient. Cet empire multiethnique incarnant la Communauté des croyants, l'Umma, entretenait avec l'ensemble des peuples non turcs des relations infiniment plus complexes qu'une simple « colonisation », même si du fait du mouvement des nationalités en Europe au 19 e siècle puis au Moyen-Orient dans le premier quart du 20 e siècle, la présence ottomane est apparue comme étrangère et oppressive. A cet héritage s'ajoutent les conséquences des traités de paix. En effet, l'empire ottoman, allié des puissances centrales dans la première guerre mondiale, fut dépecé par les vainqueurs au traité de Sèvres (1920). Le sentiment d'abaissement de l'empire fut tel qu'il provoqua une forte réaction nationale animée par Mustapha Kemal qui remporta la guerre contre les Grecs, les Italiens et les Britanniques. Il obtint la révision du traité de Sèvres par le Traité de Lausanne en 1923. Ainsi réussit-il à rétablir la pleine souveraineté de son pays et à s'opposer à la naissance d'une Arménie et d'un Kurdistan indépendants. Il n'obtint toutefois pas le maintien à la Turquie des régions de Mossoul et de Kirkouk en raison de leurs ressources pétrolières. De ce fait, ces régions font, encore aujourd'hui, l'objet de revendications irrédentistes par des milieux nationalistes.

Il est également nécessaire de rappeler que l'Irak est frontalier de la Turquie, où le Tigre et l'Euphrate prennent leur source. Les bases américaines en Turquie avaient enfin servi de point de départ d'actions aériennes lors de la guerre du Golfe en 1991 et de point d'appui logistique.

Enfin, l'alliance de la Turquie avec les États-Unis est l'une des données stratégiques importantes de la région. Cette alliance est permanente depuis le début des années 1950 et s'est concrétisée par l'entrée de la Turquie dans l'OTAN (18 février 1952). Elle s'est aussi matérialisée par le triangle Ankara - Tel Aviv - Washington, la Turquie nouant des liens militaires privilégiés avec Israël. Ce sont justement ces liens que les terroristes ont voulu dénoncer lors des attentats de novembre à Istanbul qui ont visé la communauté juive.

2. Des intérêts importants en Irak

La Turquie a des intérêts importants et directs en Irak.

. La question kurde

La question kurde est sans doute le point le plus difficile. Le conflit armé dans le sud-est anatolien a mobilisé des moyens militaires considérables pendant une quinzaine d'années, l'armée affrontant les combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Ce conflit a rapidement pris une dimension internationale du fait, d'une part, de la présence de populations kurdes en Syrie, en Irak et en Iran, et, d'autre part, de la création après 1991 d'une zone internationalement protégée dans le nord de l'Irak dans laquelle les kurdes irakiens ont pu acquérir une réelle autonomie et où se sont réfugiés des combattants du PKK. La Turquie a voulu mettre fin à cette situation et a obtenu de la communauté internationale le droit d'intervenir dans le nord de l'Irak et d'y instaurer une présence militaire sur une profondeur d'environ 50 km.

L'intervention américaine en Irak et le soutien apporté aux kurdes irakiens par les États-Unis pour ouvrir un front nord et obtenir rapidement la chute de Saddam Hussein ont provoqué une forte inquiétude à Ankara, liée à la possibilité d'une forme d'indépendance du Kurdistan irakien, à travers la constitution d'une fédération en Irak. S'ajoute à cette crainte, celle du contrôle des ressources pétrolières du nord de l'Irak et des villes de Mossoul et de Kirkouk.

. Les échanges économiques

Les intérêts économiques turcs en Irak restaient importants avant le déclenchement du conflit. On estimait ainsi que le transport annuel de 4 millions de tonnes de pétrole par camion citerne à travers la frontière nord de l'Irak représentait environ 600 millions de dollars. Cependant l'économie turque est nettement moins dépendante du pétrole et du marché irakien que lors du premier conflit. On estimait, en effet, à 4,5 % du PIB les importations de pétrole irakien en 1985 contre 2,5 % en 2003 du fait du programme « pétrole contre nourriture ».

. La minorité turcomane

Enfin, la Turquie est très vigilante sur les conditions dans lesquelles la minorité turcomane, estimée entre 1 et 3 millions de personnes, pourra participer aux institutions irakiennes. Cette population d'origine turkmène constitue le troisième groupe ethnique en Irak, après les Arabes et les Kurdes. Turcophones, ils vivent principalement dans les régions d'Erbil, Mossoul, Kirkouk et Tal Affar, dans le nord du pays. Les dirigeants de la communauté estiment leur nombre à 150.000 à Erbil, chef-lieu du Kurdistan irakien, qui compte quelque 900.000 habitants.

Les Turcomans, originaires d'Asie Centrale, ont précédé la conquête de l'Irak par les Turcs. Ils se sont installés en Mésopotamie au XIe siècle. Au XIVe et XVe siècles, deux confédérations de tribus turcomanes, profitant des rivalités des Timourides, dominèrent l'Arménie, la Perse et une partie de l'Irak. A la chute de l'Empire Ottoman en 1918, les Britanniques, qui occupaient l'Irak ont mis en oeuvre une politique d'assimilation des Turcomans aux sociétés arabe et kurde. Depuis 1970, les Turcomans, comme les Kurdes, ont été dispersés et éloignés de Kirkouk au profit des populations arabes.

B. UNE POSITION PARTICULIÈREMENT PRUDENTE

Directement concernée par la crise irakienne, la Turquie a néanmoins refusé d'appuyer ou de participer directement à l'intervention américaine en Irak, au risque de tensions avec les États-Unis. Une fois Saddam Hussein écarté du pouvoir, elle souhaite désormais s'impliquer dans la reconstruction du pays.

1. La volonté de ne pas participer au conflit : le vote du Parlement turc du 1er mars 2003

. Les raisons du vote du Parlement

Lors de la préparation de l'invasion de l'Irak, les États-Unis souhaitaient pouvoir ouvrir un front au nord, à partir de la frontière turque, et y déployer environ 60 000 hommes. Le gouvernement d'Abdullah Gül a alors demandé à la GANT de se prononcer. Malgré la majorité dont dispose l'AKP, ce projet n'a pu réunir la majorité absolue des membres du Parlement. Seule une majorité relative de 264 voix a soutenu cette option contre 250 contre et 19 abstentions, la majorité absolue étant de 267 voix.

Plusieurs raisons peuvent expliquer ce résultat qui a surpris en Europe et aux États-Unis. La raison la plus souvent invoquée est l'opposition de la population turque, majoritairement hostile à un conflit dirigé contre des musulmans qui ne lui paraissait pas suffisamment justifié. L'attitude des États-Unis a en outre été mal perçue, donnant l'impression à la fois d' « acheter » la Turquie et de considérer le soutien turc comme automatique, alors même que les promesses de soutien économique en 1991 n'avaient pas été tenues. Enfin, l'hétérogénéité du parti AKP et l'absence de position officielle de son chef, M. Erdoðan, n'ont pas conduit les députés de la majorité à respecter une discipline de vote partisane.

. La dégradation des relations avec les États-Unis

Le vote du Parlement turc a durablement dégradé la relation avec les États-Unis. Celle-ci est pourtant fondamentale pour la Turquie, Washington soutenant notamment activement sa candidature à l'Union européenne. L'appui des Etats-Unis est également décisif pour le maintien de l'aide du Fonds monétaire international (FMI), qui avait débloqué 31 milliards de dollars pour sortir l'économie turque de la récession de 2001. Par ailleurs, pour Washington, la Turquie reste un « État pivot » détenant la maîtrise des détroits sur la mer Noire et ayant accès à la fois aux zones pétrolières de la mer Caspienne et aux zones sensibles du Moyen-Orient. Le projet d'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, soutenu par les États-Unis, devrait d'ailleurs renforcer ce rôle.

Après le vote du 1 er mars, les États-Unis ont drastiquement réduit l'aide envisagée, évaluée à plus de 20 milliards de dollars, et ont un moment reconsidéré l'ensemble de leur relation avec ce pays. Dans une interview du secrétaire américain adjoint à la défense, M. Wolfowitz, le 6 mai 2003 sur CNN-Turk, celui-ci a souligné « l'erreur » commise par la Turquie en ne soutenant pas les États-Unis en Irak. De même a été relancé, au Congrès américain, le débat sur l'éventuelle reconnaissance du génocide arménien de 1915.

2. L'intervention en Irak, une hypothèse définitivement écartée ?

. L'approbation par le Parlement du déploiement d'un contingent turc en Irak

Une fois la victoire acquise sur le régime de Saddam Hussein, les États-Unis ont souhaité associer le plus grand nombre possible d'États à la reconstruction de l'Irak afin d'alléger le poids pesant sur les forces américaines.

La proximité géographique de la Turquie, la puissance de son armée, la réussite de son intervention en Afghanistan à la tête de la FIAS (Force internationale d'assistance et de stabilisation), et sa tradition musulmane laïque en faisaient un partenaire de choix.

Les négociations sur cette intervention étaient en cours lors de la présence de la délégation en Turquie. Vos rapporteurs en ont retiré la conviction que les responsables turcs, tout en étant circonspects compte tenu de la situation sur le terrain et de leur opinion publique, étaient désireux d'intervenir dans une crise qui les concerne directement. Ces négociations ont d'ailleurs abouti à l'accord du Parlement, le 7 octobre 2003, au déploiement d'un contingent en Irak. L'armée Turque devait déployer une dizaine de milliers d'hommes, soit une division, à l'ouest de Bagdad et sur les frontières irako-jordanienne et irako-syrienne. Les forces turques auraient alors disposé d'une liaison à travers le Kurdistan irakien et de la possibilité de procéder à des opérations contre les partisans réfugiés du PKK-Kadek.

En outre, un prêt de 8,5 milliards de dollars a été accordé par les États-Unis lors d'un accord conclu le 22 septembre 2003. Ce prêt, octroyé par le Trésor américain, est divisé en quatre tranches successives et égales, étalées sur 18 mois, la dernière tranche pouvant être transformée en don à la demande de la Turquie. Ces fonds doivent être consacrés intégralement au remboursement de la dette interne et externe. Le prêt a été accordé à des conditions préférentielles : « période de grâce » de quatre ans, maturité de 10 ans et taux inférieur à ceux du marché. Chaque versement sera soumis au triple visa économique du Trésor (respect du programme du FMI et des réformes) et politique du Département d'État et du Pentagone (coopération en Irak).

. Les raisons du report de l'intervention militaire turque en Irak

La possibilité d'un déploiement turc en Irak a suscité de vives réactions au sein du gouvernement transitoire irakien et plus particulièrement parmi les représentants kurdes, conduisant finalement les États-Unis et la Turquie à y renoncer.

Ne pouvant participer, par une présence militaire, à la reconstruction du pays, la Turquie y développe activement sa présence économique. Les entreprises turques peuvent bénéficier directement des contrats de reconstruction. Elles y ont réalisé un chiffre d'affaires de 800 millions de dollars en 2003 et qui pourrait être porté à 4 milliards de dollars en 2004, soit 25 % de parts de marché. Les entreprises turques sont très présentes comme sous-traitantes des armées américaine et britannique (logistique et soutien) et des grandes entreprises américaines. Le ministère des affaires étrangères a d'ailleurs créé un cellule de coordination spécialisée sur la reconstruction. Par ailleurs, si les marchés non liés à la reconstruction sont encore peu importants, les petites et moyennes entreprises sont de nouveau actives en Irak et ont repris le commerce traditionnel.

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