D. REFUSER LE « GRIGNOTAGE » DE LA MIXITÉ

1. Une détérioration récente mais rapide de la situation des droits des femmes

Le contexte a fortement évolué depuis que le Conseil d'Etat a été saisi pour avis, en 1989, de la question du port de signes religieux à l'école.

Comme l'explique M. Rémy Schwartz, conseiller d'Etat, rapporteur général de la commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République, dans un entretien accordé à la revue Actualité juridique Droit administratif en décembre 2003 44 ( * ) , « en 1989, le Conseil d'Etat n'avait pas été interrogé sur la question de l'égalité entre l'homme et la femme. Or cette question est tout à fait fondamentale aujourd'hui. [...] entre 1989 et 2003, les choses ont rapidement évolué dans le sens d'une détérioration. Nous ne sommes plus confrontés à des problèmes de liberté de conscience, mais d'ordre public ».

Mme Fadéla Amara, présidente du collectif « Ni putes ni soumises », a même considéré que l'avis du Conseil d'Etat de 1989 n'avait rien réglé, car les nuances qu'il avait voulu apporter dans un souci d'apaisement avaient été utilisées par certaines mouvances intégristes, au nom de la liberté de conscience. Aussi était-il urgent, selon elle, de consacrer, au travers de textes clairs, l'égalité des sexes.

Comme le note le rapport de la commission Stasi, « l'évolution des termes du débat en quinze ans permet de mesurer la montée en puissance du problème ».

Le constat dressé par la commission Stasi :

« une grave régression de la situation des jeunes femmes »

qui n'épargne pas non plus le monde du travail

Dans son rapport, remis au président de la République, le 11 décembre 2003, la commission Stasi considère que les agissements des fondamentalistes sapent les fondements du pacte social et constituent des menaces sur les libertés individuelles, en particulier celles des femmes.

Rapportant les propos de la dirigeante d'une association, la commission note : « la situation des filles dans les cités relève d'un véritable drame ».

Plus généralement, le rapport souligne que « des droits élémentaires des femmes sont aujourd'hui quotidiennement bafoués dans notre pays », et décrit la situation de la manière suivante :

« Les jeunes femmes se retrouvent victimes d'une résurgence du sexisme qui se traduit par diverses pressions et par des violences verbales, psychologiques ou physiques. Des jeunes gens leur imposent de porter des tenues couvrantes et asexuées, de baisser le regard à la vue d'un homme ; à défaut de s'y conformer, elles sont stigmatisées comme « putes ». Plusieurs associations s'alarment des démissions de plus en plus fréquentes de leurs adhérentes d'origine étrangère, qui se voient interdire par leur milieu l'engagement de la vie associative.

« Dans ce contexte, des jeunes filles ou des femmes portent volontairement le voile, mais d'autres le revêtent sous la contrainte ou la pression. Il en va ainsi des fillettes pré-adolescentes à qui le port du voile est imposé, parfois, par la violence. Les jeunes filles, une fois voilées, peuvent traverser les cages d'escalier d'immeubles collectifs et aller sur la voie publique sans craindre d'être conspuées, voire maltraitées, comme elles l'étaient auparavant, tête nue. Le voile leur offre ainsi, paradoxalement, la protection que devrait garantir la République. Celles qui ne le portent pas et le perçoivent comme un signe d'infériorisation qui enferme et isole les femmes sont désignées comme « impudiques », voire « infidèles ».

« Des jeunes femmes sont aussi victimes d'autres formes de violences : mutilations sexuelles, polygamie, répudiation. Le statut personnel de ces femmes ne permet pas toujours de s'y opposer ; sur le fondement de conventions bilatérales, le droit du pays d'origine peut leur être applicable, y compris les dispositions directement contraires à l'égalité entre les sexes et aux droits fondamentaux. Des mariages sont imposés dans certaines communautés, notamment turque, maghrébine, africaine et pakistanaise. En faisant venir de l'étranger le futur époux, les familles tentent d'éviter l'autonomie et l'émancipation choisies par leurs filles, mais aussi parfois par leur fils. Parfois aussi, la jeune fille est « mariée » à l'occasion de vacances dans le pays d'origine, ce qui signifie la fin de la scolarité ».

Le rapport Stasi a également souligné que le monde du travail n'était plus épargné par les atteintes à la mixité :

« Des responsables d'entreprises doivent faire face à des salariées qui portent le voile et refusent de serrer la main de leurs collègues masculins. Certains employés ne reconnaissent pas l'autorité de cadres quand il s'agit de femmes ». [...] « Ces comportements se retournent contre ceux qui les adoptent. Certains chefs d'entreprise font observer que par le voile et les revendications qui y sont attachées, certaines jeunes femmes se privent, d'elles-mêmes, de toute possibilité de recrutement, ou, si elles disposent déjà d'un contrat de travail, de toute possibilité d'avancement. Certaines salariées refusent d'accéder à des postes d'encadrement pour ne pas avoir à organiser le travail des collaborateurs de sexe masculin ; elles s'enferment ainsi d'elles-mêmes dans des postes subalternes. Ces comportements ont été qualifiés « d'auto-discrimination » ».

Le rapport de la commission Stasi note également qu'en France, le juge « n'a pu appréhender les discriminations entre l'homme et la femme contraires à un principe fondamental de la République que pouvait revêtir le port du voile par certaines jeunes filles ».

La société civile n'est pas restée sans réactions, et les jeunes filles et femmes des « cités » ont elles-mêmes dénoncé la détérioration de leurs droits, à l'exemple du collectif « Ni putes, ni soumises » qui a organisé une marche civique et pacifique des femmes des quartiers en 2002. Sa présidente, Mme Fadéla Amara, lors de son audition par votre délégation, a d'ailleurs elle aussi analysé l'évolution du contexte au cours de la décennie écoulée, marquée, selon elle, par trois éléments importants :

- un sentiment d'exclusion dans les quartiers, conséquence de l'échec de la République à intégrer l'ensemble des citoyens ;

- les conséquences sociales, très graves dans les « cités », du chômage de masse des années 1990, en particulier la « prise du pouvoir » par les fils aînés dans les familles ;

- l'émergence des mouvances intégristes, qu'on a pu appeler « l'islam des caves ».

Au cours de son audition devant votre délégation, M. Rachid Kaci a jugé impératif de réaffirmer les valeurs républicaines face aux avancées fondamentalistes, tout en précisant que celles-ci se démarquent de l'Islam authentique et a évoqué la situation très difficile de certaines mères de familles musulmanes.

A propos de l'aménagement des horaires constatés dans certaines piscines, M. Rachid Kaci a réaffirmé son attachement de principe à la mixité, les arguments contraires risquant, à terme, d'être utilisés par exemple à l'appui d'une éventuelle séparation des sexes dans les transports publics selon un processus de « grignotage progressif ». Il a donc appelé à ne pas céder à la tentation de transiger avec les idées de séparation prônées par certains mouvements.

M. Philippe Guittet, secrétaire général du SNPDEN, a fait mention de l'existence d'un vrai problème d'égalité des sexes posé par le phénomène du port du voile. Il a indiqué que, jusqu'à la fin des années 1980, très rares étaient les jeunes filles voilées et qu'il convenait de porter un coup d'arrêt à l'évolution des pratiques qui se sont développées depuis. Il s'est demandé si le personnel politique avait fait preuve de suffisamment de fermeté sur ce point au cours des quinze dernières années.

2. Des mesures ponctuelles qui ont besoin d'être confortées

Certaines mesures ont d'ailleurs déjà été prises afin de protéger les droits des femmes, mais elles sont souvent ponctuelles ou résultent d'initiatives individuelles.

• Le refus d'accorder des horaires séparés dans les piscines

Ainsi, M. Guy Malandain, maire de Trappes, a expliqué son refus d'autoriser l'instauration d'horaires séparés dans les piscines en faisant référence à des fondements historiques et philosophiques et en insistant sur la dissociation entre l'histoire des peuples et l'histoire des religions : le service public ne doit pas, au nom d'une religion, cautionner la soumission de la femme à une autorité masculine ou religieuse . Parmi les explications de la recrudescence du port des signes religieux, il a fait valoir, en effet, que si, pour certains, les motifs purement religieux paraissaient déterminants, on ne pouvait pas faire abstraction de la pression masculine qui s'exerce dans une grande majorité de cas .

• Préserver la laïcité et la mixité à l'hôpital

De même, la contestation de la mixité à l'hôpital a amené les responsables des établissements à réagir.

M. Maurice Toullalan, directeur du centre hospitalier d'Argenteuil, a ainsi indiqué, s'agissant tout d'abord des agents hospitaliers, que, depuis quatre ans, figurait dans le règlement intérieur du centre un article 109 qui prévoit qu'« une tenue irréprochable dans son habillement [...] est exigée de l'ensemble du personnel » et que « l'obligation de réserve impose que soit observée, pendant le service, une stricte neutralité religieuse et politique » ; de même, « tout signe ostentatoire d'appartenance religieuse ou politique, notamment lui serait contraire ».

Si, jusqu'à présent, le règlement intérieur a pu être appliqué, subsistent cependant, d'une part, une incertitude quant à la valeur juridique de ce dispositif, et, d'autre part, le problème de son applicabilité aux personnels nommés par d'autres instances que le pouvoir de nomination du centre hospitalier, les étudiants hospitaliers ou les internes par exemple.

Le règlement intérieur du centre hospitalier d'Argenteuil prévoit également, dans son article 49, que « l'exercice du culte doit se faire dans le respect de la laïcité propre à tout établissement public et dans le respect des personnes tiers dans le cas d'une hospitalisation en chambre double ». En outre, « les signes ostentatoires ne doivent en aucun cas faire obstacle ni au bon exercice de la médecine et des soins, ni au contrôle efficace de l'exercice du droit de visite ».

Il convient néanmoins d'être conscient que reste posé le problème de la valeur juridique de cette norme ainsi que du risque de mise en cause de la responsabilité pénale du centre hospitalier et de ses agents.

Aussi M. Maurice Toullalan a-t-il insisté sur le besoin d'un « balisage » juridique minimum pour pouvoir exercer la profession médicale et a exprimé le besoin d'un texte de valeur législative ou réglementaire qui fixerait un certain nombre de points de repère permettant l'exercice normal de la médecine, pour mettre fin à l'impression de « bricoler » des dispositifs face aux difficultés soulevées par des comportements dogmatiques, l'hôpital devant rester axé sur sa mission de soins plutôt que de gérer des problèmes de société.

Aussi convient-il de rappeler que le Premier ministre a annoncé qu'une disposition législative tendant à réaffirmer le principe de laïcité à l'hôpital serait prochainement proposée à l'examen du Parlement, ce qui paraît effectivement indispensable.

• Une clarification législative à l'école bienvenue

La loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics a été publiée au Journal officiel du 17 mars 2004, et entrera en vigueur à la rentrée 2004.

Cette loi devrait ainsi contribuer à mieux garantir l'égalité des sexes à l'école.

M. Philippe Guittet, secrétaire général du SNPDEN, a certes estimé que, si des provocations n'étaient pas à négliger à la rentrée 2004, l'éducation nationale saurait gérer d'éventuels problèmes, comme elle l'a toujours fait, la loi sur la laïcité n'étant pas incompatible avec un dialogue soutenu avec les élèves et leurs parents, ce dialogue préalable étant du reste prévu par la loi. Il a surtout affirmé que céder sur ce point à l'école conduirait à céder dans l'ensemble des services publics .

Il a également rappelé que M. Jean-Paul Costa, vice-président de la Cour européenne des droits de l'Homme, lors de son audition par la commission Stasi, avait expliqué qu'en vertu de l'article 9 de la convention européenne des droits de l'Homme, la limitation de l'exercice de la liberté religieuse ne pouvait être opérée que sur la base d'une législation, et sûrement pas sur celle d'un règlement intérieur.

D'ailleurs, dans l'entretien, mentionné plus haut, que M. Rémy Schwartz a accordé à la revue AJDA , en décembre 2003, le rapporteur général de la commission Stasi a précisé que cette loi « permettra aux établissements de poser une interdiction dans les règlements intérieurs et de dresser, s'ils le souhaitent, une liste précise de ce qui est autorisé et de ce qui est interdit ».

M. Fernand Girard, délégué général du SGEC, a d'ailleurs indiqué que l'enseignement catholique avait d'ores et déjà engagé une réflexion sur la modification des règlements intérieurs qu'induirait l'application de la loi du 15 mars 2004.

* 44 AJDA, 22 décembre 2003, pages 2340 et 2341.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page