B. UNE PRIORITÉ URGENTE : LA RÉSOLUTION DU CONTENTIEUX AVEC L'IRAN

Des deux crises en cours, celle concernant la Corée du Nord est sans doute la plus dangereuse puisque Pyongyang possède peut-être déjà des capacités nucléaires et poursuit ses activités sans aucun contrôle de l'AIEA. Ce dossier est traité dans le cadre des pourparlers à six, dont la dernière session, fin juin, n'a pas donné lieu à des résultats sensibles. La Chine et les Etats-Unis jouent un rôle majeur dans ces négociations dont on voit mal comment elles connaîtraient des avancées décisives avant les élections américaines de novembre 2004.

L'Europe et la France ne sont pas directement impliquées dans ces pourparlers, même si elles ne restent pas inactives. L'Union européenne contribue à la KEDO ( Korean Energy Development Organization ), consortium international mis en place dans le cadre de l'accord de 1994 pour organiser la coopération énergétique en échange de l'abandon par les Nord-Coréens de leur programme nucléaire militaire. La France a proposé à la KEDO de suspendre ses livraisons de fuel lourd à la Corée du Nord, ce qui a été fait à la fin de l'année 2002. Elle a également suggéré diverses mesures préventives au sein du Groupe des fournisseurs nucléaires et a participé à l'interception de chargements destinés au programme nord-coréen. On peut imaginer que l'Union européenne serait sollicitée, en cas d'avancée des négociations, notamment dans la perspective de l'aide extérieure qui pourrait être garantie à Pyongyang.

L'implication des Européens dans la crise iranienne est en revanche beaucoup plus forte et c'est donc sur elle qu'ils doivent concentrer leurs efforts.

Le traitement du cas de l'Iran constitue une priorité urgente car les activités nucléaires révélées dans ce pays n'ont pas atteint un stade irréversible du point de vue de l'aptitude à réaliser une arme nucléaire. Ce dossier constitue aussi un test de la capacité des instances internationales à stopper un une crise avant qu'elle ne dégénère.

1. Les enjeux du programme d'enrichissement d'uranium iranien : des doutes sérieux quant à la finalité civile

C'est à partir du mois de février 2003, cinq mois après les révélations d'opposants sur l'existence de sites nucléaires à Natanz et Arak, que l'AIEA a commencé recueillir, à partir de visites sur place et des réponses des autorités iraniennes aux questions qu'elle formulait, les premiers éléments attestant l'ampleur des nombreuses activités non déclarées 9 ( * ) que menait l'Iran en violation de son accord de garanties. En février 2003 également, l'Iran a confirmé à l'AIEA la construction en cours à Natanz de deux installations nouvelles pour l'enrichissement d'uranium : une installation pilote de 1.000 centrifugeuses et une installation industrielle devant accueillir à terme 50.000 centrifugeuses. Au mois de mai 2003, elle a confirmé son intention de construire un réacteur de recherche à eau lourde à Arak et une usine de fabrication de combustible à Ispahan.

La suite des investigations de l'AIEA a révélé la présence de traces d'uranium hautement enrichi , situation que l'Iran justifie ne pas avoir déclaré au motif que cette contamination proviendrait d'éléments de centrifugeuses importées.

Dans son rapport de novembre 2003 , le directeur général de l'AIEA notait, à partir des données en sa possession à cette date, que le programme nucléaire iranien couvrait « la partie initiale du cycle du combustible nucléaire pratiquement complet, avec extraction, traitement, conversion et enrichissement de l'uranium, fabrication de combustible, production d'eau lourde, un réacteur à eau ordinaire, un réacteur de recherche à eau lourde et des installations de recherche-développement correspondantes ». Il constatait que l'Iran s'était soustrait, dans plusieurs cas, aux obligations résultant de son accord de garanties et déplorait « la politique iranienne de dissimulation » poursuivie jusqu'en octobre 2003, « avec une coopération limitée et réactive et des informations lentes à venir, changeantes et contradictoires ». Estimant qu'il n'existait « pas de preuve à ce jour que les matières et activités nucléaires qui n'ont pas été déclarées par le passé aient un rapport avec un programme d'armement nucléaire », il considérait que des vérifications approfondies seraient nécessaires avant que l'AIEA puisse conclure que le programme iranien est exclusivement à des fins civiles.

Par la suite, l'AIEA a découvert des activités liées à la production de polonium 210, matière susceptible d'être utilisée dans une arme nucléaire, et surtout l' existence de composants de centrifugeuses de conception avancée, dites P-2, qui n'étaient pas mentionnés dans la déclaration faite par l'Iran le 21 octobre 2003, pourtant censée constituer « un tableau complet de ses activités nucléaires ». Elle a également constaté certaines similitudes dans la technologie de bases des programmes de conversion et de centrifugation utilisée par la Libye et l'Iran, celle-ci ayant en grande partie été obtenue auprès du réseau pakistanais du Dr Kahn.

Dans son rapport de juin 2004 , le directeur général de l'AIEA notait que deux questions essentielles pour la compréhension de l'ampleur et de la nature du programme iranien d'enrichissement restaient en suspens : les traces d'uranium hautement enrichi décelées proviennent-elles de composants importés, comme le soutient l'Iran, ou d'activités d'enrichissement entreprises sur le territoire iranien ? Quelle était l'ampleur et la justification de l'importation de centrifugeuses de conception avancée P-2, sur lesquelles l'Iran n'a que très récemment commencé à fournir, « après des demandes répétées », des informations au demeurant « changeantes et contradictoires »?

La réponse à ces questions est renvoyée à l'automne, car elle nécessite de nouveau le recueil et l'analyse de nombreuses informations. Mais de ces éléments il ressort que les doutes demeurent très forts sur la finalité du programme iranien.

Un faisceau d'indices conforte ceux qui lui attribuent une vocation militaire : le programme a été conduit en secret et en partie sur des sites militaires ; bien que l'AIEA ait noté des progrès dans le degré de coopération des autorités iraniennes, celles-ci ont continué à retenir certaines informations ; l'ampleur des investissements réalisés ou projetés est sans commune mesure avec les perspectives actuelles du programme électronucléaire civil iranien, d'autant que la Russie assure une garantie de fourniture de combustible pour la centrale de Bushehr, et ne pourrait se justifier que pour la production d'uranium hautement enrichi d'utilisation militaire ; enfin, peut-on raisonnablement admettre que l'ambitieux programme de développement des missiles balistiques Shahab, dont la portée pourrait atteindre 2.000 kilomètres pour la version la plus avancée, ne vise qu'à pouvoir emporter des charges conventionnelles ?

À cela s'ajoute le fait que l'étendue exacte des liaisons entretenues entre l'Iran et le réseau pakistanais du Dr Khan n'est pas aujourd'hui connue. On sait en revanche que ce réseau proposait la documentation pour la conception et la fabrication d'une arme nucléaire, puisqu'un tel document a été fourni à la Libye.

Comme l'a indiqué le directeur général de l'AIEA, la simple existence de programmes liés au cycle du combustible, notamment à travers des installations d'enrichissement de grande ampleur, ne suffit pas à prouver l'intention de produire des armes nucléaires. Ces programmes ne sont pas en eux-mêmes illégaux, mais c'est l'absence de déclaration de certaines matières et activités qui enfreint l'accord de garanties destiné à assurer le respect du TNP, laissant de ce fait planer le doute sur l'ambition ultime du programme . La poursuite de l'ensemble de ces activités sans un contrôle étroit de l'AIEA mettrait l'Iran en situation, le moment venu, de développer une arme nucléaire.

2. Un test pour la communauté internationale

L'Iran a dans un premier temps refusé de mettre en oeuvre la résolution du Conseil des gouverneurs de l'AIEA du 12 septembre 2003 lui enjoignant de suspendre les activités d'enrichissement de l'uranium, de présenter un tableau complet de ses activités avant le 31 octobre, d'accorder un accès illimité aux inspecteurs de l'Agence et de signer, ratifier puis mettre en oeuvre un protocole additionnel à son accord de garanties.

À la suite de la visite à Téhéran le 21 octobre 2003 des trois ministres des affaires étrangères allemand, britannique et français et d'une difficile négociation, un accord a pu être conclu . L'Iran s'est engagé à la transparence et à la coopération avec l'AIEA ainsi qu'à signer puis ratifier un protocole additionnel. S'agissant des activités sensibles d'enrichissement d'uranium et de retraitement , l'Iran n'a pas accepté leur cessation, mais s'est engagé à les suspendre, sous le contrôle de l'AIEA . Pour leur part, les Européens ont estimé que la mise en oeuvre des engagements iraniens devait permettre de résoudre la question dans le cadre de l'AIEA, donc sans saisine du Conseil de sécurité, d'instaurer une coopération à long terme donnant des assurances satisfaisantes sur le programme iranien de production d'électricité d'origine nucléaire et, une fois levées toutes les préoccupations, d'assurer un accès plus facile de l'Iran aux technologies modernes. Une coopération européenne future dans le domaine nucléaire demeure bien entendu conditionné à la réalisation, dans la durée, de ces engagements.

L'Iran a signé le protocole additionnel le 18 décembre 2003 et a accepté de le mettre en oeuvre dès cette signature. En revanche, le protocole additionnel n'est toujours pas ratifié .

S'agissant de la coopération avec l'AIEA , le Conseil des gouverneurs, dans sa résolution du 18 juin 2004, déplore qu'elle « n'ait pas été aussi entière, diligente et active qu'elle aurait dû l'être », même s'il reconnaît que l'Agence a eu accès à tous les sites qu'elle a demandé à visiter.

Enfin, en ce qui concerne la suspension des activités d'enrichissement , le Conseil des gouverneurs a regretté que cette suspension n'ait pas été complète, la production de composants de centrifugeuses se poursuivant dans des ateliers appartenant à des sociétés privées. Il a en outre invité l'Iran, à titre de mesure destinée à instaurer la confiance, que l'Iran revoie sa décision de démarrer des essais de conversion d'uranium et la construction du réacteur de recherche à eau lourde d'Arak.

En réaction à cette résolution, et considérant que le dossier aurait dû être clos dès le mois de juin, ce qui est impossible compte tenu du nombre de questions encore non résolues à clarifier, l'Iran a annoncé à la fin du mois de juin 2004 la reprise de certaines activités liées à l'enrichissement d'uranium , ces activités se limitant, semble-t-il, à la fabrication et l'assemblage de composants de centrifugeuses, ce qui ne remettrait pas en cause les engagements relatifs aux opérations d'enrichissement elles-mêmes.

C'est donc une négociation difficile qui se poursuit avec l'Iran depuis octobre 2003.

Le succès des conservateurs, lors des élections controversées du début d'année, comme la modification du contexte régional, qui rend la pression américaine moins forte du fait de la dégradation de la situation en Irak, pourraient encourager ceux qui militent pour un durcissement vis-à-vis de l'AIEA et des Européens. Un débat interne semble opposer les partisans de l'ouverture et de la coopération internationale et ceux que le maintien de l'isolement international de l'Iran n'effraie pas. La ratification du protocole additionnel par le Parlement iranien ne semble pas d'actualité, ce qui amène à se demander si sa mise en oeuvre anticipée se poursuivra. Le risque existe également qu'au nom du droit inaliénable à enrichir de l'uranium, les activités d'enrichissement reprennent, ce qui serait évidemment un signal très négatif pour la communauté internationale dès lors que des questions cruciales subsistent sur la finalité de ces activités.

De sa visite à l'AIEA à la fin du mois de mai dernier, votre rapporteur a retiré l'impression que l'on se livre, sur cette question, à un exercice d'équilibre particulièrement complexe, visant à ne pas rompre le fil de la négociation tout en voulant éviter le risque d'un enlisement des discussions . Ce risque existe pourtant, si le souci d'entretenir un processus politique prévalait sur l'obtention de résultats.

Compte tenu du caractère crucial de ce dossier , du fait de ses répercussions régionales mais surtout de son exemplarité au regard de la crédibilité du régime international de non-prolifération, il est essentiel de maintenir l'exigence de transparence et de coopération avec l'AIEA et de suspension des activités sensibles .

Les Européens doivent maintenir leur unité d'action, et sans doute aussi réaffirmer clairement leurs objectifs, pour convaincre l'Iran que le coût de la poursuite d'activités qui ne sont pas absolument nécessaires pour un programme civil mais le sont pour un programme militaire, excédera de beaucoup les avantages retirés d'un retour de la confiance internationale.

La fermeté en ce sens n'exclut pas la prise en compte des préoccupations iraniennes sur le plan énergétique, et l'on peut imaginer sur ce point que les Européens participent à un mécanisme garantissant sur le long terme l'accès à du combustible pour ses futurs réacteurs de recherche

L'évolution du dossier est toutefois en large partie conditionnée par celle des relations avec les Etats-Unis et leurs perspectives de normalisation, qui n'apparaissent pas clairement à l'heure actuelle.

* 9 Non déclaration d'importation d'uranium naturel et des activités concernant son traitement, notamment la production d'uranium métal et la conversion d'uranium, non déclaration des installations d'enrichissement de Natanz

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