B. DISCOURS DE M. PETER STRUCK, MINISTRE DE LA DÉFENSE DE LA RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE D'ALLEMAGNE (3 JUIN 2004)

Parmi les personnalités qui se sont adressées à l'Assemblée au cours de cette première partie de session 2004, la moins notable n'est pas le ministre allemand de la Défense, qui s'est exprimé en ces termes :

« Quand le traité créant l'UEO est entré en vigueur le 6 mai 1955, les sept États signataires lui avaient assigné une durée minimale de 50 ans. Aujourd'hui, à un an de cette échéance, l'UEO a atteint l'objectif de préserver la paix sur le continent européen en dépit des grandes confrontations qui ont eu lieu. Son but ultime, assurer la sécurité de tous les citoyens, reste toutefois toujours d'actualité.

Maintenant que l'Europe n'est plus le principal foyer de crise et compte tenu de son intégration croissante, il est normal qu'elle prenne des responsabilités militaires plus importantes et décharge les États-unis d'une partie de leur fardeau. L'Europe unie est plus que jamais appelée à jouer un rôle propre dans la politique de sécurité et de défense sur le continent et en dehors. L'engagement de troupes européennes en Macédoine, au Congo et bientôt en Bosnie est la traduction de ces nouvelles obligations.

Il s'ensuit que les ressources humaines et matérielles de défense doivent être développées, avec l'objectif de ne pas doubler, mais compléter les capacités américaines. Si l'Union européenne n'est pas encore un acteur déterminant de la politique de sécurité au niveau mondial, elle est appelée à devenir un partenaire stratégique des États-Unis dans ce domaine.

`L'objectif global` a été conçu dans cet esprit. Il ne s'agit pas de faire contrepoids aux États-Unis mais de répartir les charges, ce qui n'exclut pas des discussions sur la nature et l'importance des menaces, sur les meilleures stratégies pour y répondre et sur les lieux et modes d'intervention militaire. La stratégie européenne de sécurité est une excellente base pour le dialogue avec l'Amérique, auquel il n'y a pas d'alternative.

Pour que l'OTAN et l'Union européenne soient à la hauteur de leurs missions futures, il convient de donner aux armées le profil, la qualification et l'équipement correspondant à ces missions. C'est pourquoi le ministère allemand de la défense procède depuis quelques années à une profonde transformation de la Bundeswehr, désormais axée sur ses engagements internationaux : prévention des conflits, gestion des crises, lutte contre le terrorisme. Ces missions impliquent une armée bien formée à ces tâches, capable de réagir rapidement et de collaborer avec les forces d'autres pays.

Pour tenir compte du changement de nature des opérations, l'armée allemande est désormais divisée en trois catégories. Les forces d'intervention qui réunissent 35 000 soldats et opèrent en réseau avec d'autres pays sont spécialisées dans les opérations multinationales de grande intensité et de courte durée. Les forces de stabilisation sont chargées des interventions de plus faible intensité mais de plus longue durée: elles regroupent 70 000 hommes pouvant être répartis sur cinq terrains d'opérations. Enfin les forces d'appui assument de manière globale et durable les missions permanentes d'organisation et de formation. Elles comptent 145 000 hommes.

Les investissements matériels répondent également en priorité aux exigences des missions internationales : systèmes de commandement et de communication, capacité de formation, matériels de transport aérien stratégique, véhicules terrestres protégés.

Depuis cinquante ans l'armée allemande regroupe de façon intelligente, soldats du contingent, réservistes et militaires de carrière. La conscription représente pour l'Allemagne une expression de la démocratie et de la responsabilité commune en matière de défense. Les soldats sont considérés comme des citoyens en uniforme et les conscrits garantissent qu'un échange permanent s'opère entre la société et l'armée. Un changement de système briserait cette relation et c'est un risque que le gouvernement allemand ne veut pas prendre. Il estime que la conscription est nécessaire pour le bon fonctionnement de la Bundeswehr et qu'elle lui apporte des compétences utiles pour les tâches actuelles, qui ne sont pas purement militaires.

Depuis 1998, 120 000 soldats allemands ont participé à des opérations internationales et 7 900 sont actuellement mobilisés sur sept théâtres d'opérations différents dans trois continents.

Avec 2 000 soldats affectés à l'ISAF, l'Allemagne fournit le plus fort contingent en Afghanistan. Compte tenu de la fragilité de ce pays, il est nécessaire de poursuivre cet effort afin de l'aider à se reconstruire et à éradiquer le terrorisme. Un échec de la force internationale ouvrirait la voie à une nouvelle guerre civile et à une recrudescence des actes de terrorisme. Il convient donc d'étendre l'influence du gouvernement central au-delà de la région de Kaboul et de réduire celle des potentats locaux et des seigneurs de la guerre dans les provinces. Cela implique une extension des interventions de l'ISAF à plusieurs provinces afghanes. L'approche, à la fois militaire et civile, adoptée par l'armée allemande à Kunduz a fait ses preuves.

En Macédoine, l'engagement de l'Eurocorps et de la brigade franco-allemande est prévu pour août 2004. C'est un excellent exemple de la façon dont l'Union européenne peut renforcer l'OTAN et apporter sa contribution à la normalisation politique de ce pays. Cette nécessité est encore plus évidente au Kosovo, où l'Allemagne, avec 3 900 soldats, a le plus fort contingent.

En revanche une intervention de l'armée allemande en Irak est exclue, compte tenu notamment des autres engagements en cours. On ne voit d'ailleurs pas ce qu'elle pourrait apporter de plus, sur le plan militaire, à l'action de l'actuelle coalition. En revanche, tous les pays ont intérêt à réussir l'après-guerre en Irak. Le rétablissement de la sécurité et la mise en place d'un gouvernement et d'une administration qui fonctionnent sont des tâches prioritaires et qui ne peuvent être assurées par des forces d'occupation.

Les progrès récents de la politique européenne de sécurité et de défense doivent inciter à un certain optimisme. L'amélioration des capacités militaires, le développement de l'objectif global 2010 et la constitution d'une force de réaction rapide européenne permettront à l'Europe de développer, de concert avec l'OTAN, une véritable politique de défense commune. Les transformations de l'armée allemande s'inscrivent de plain-pied dans cette entreprise. »

Reprenant la parole pour répondre à des questions des membres de l'Assemblée, M. Peter Struck rappelle que toute opération militaire engagée par l'Allemagne doit aujourd'hui être discutée au Bundestag et autorisée par les parlementaires allemands. Le Parlement discute actuellement d'un projet de loi visant à permettre au gouvernement de se passer du « feu vert » des parlementaires pour les missions de défense d'envergure réduite. Le Bundestag reste toutefois très attaché à ses prérogatives et il n'est pas certain que ce texte soit adopté. C'est le ministre allemand des affaires étrangères qu'il conviendrait d'interroger sur l'avenir de l'Assemblée de l'UEO. Une chose paraît néanmoins certaine : elle ne peut prendre aucune décision sur les engagements européens en matière de défense, ces derniers restant de la seule compétence des gouvernements.

Au sujet de l'Agence de défense européenne, M. Peter Struck déclare que cette agence devra permettre une coordination efficace entre les pays européens de manière à éviter que chacun d'entre eux ne développe de son côté ses propres capacités. La mise en place d'un système d'armement commun leur permettra de réaliser des économies fort appréciables puisque tous les budgets de défense européens sont soumis aujourd'hui à des réductions drastiques. Les programmes communs en cours, tels que Eurofighter et Tiger, dont le coût diminue à mesure que le nombre de participants augmente, témoignent de l'intérêt d'unir les efforts de chacun.

Le financement de l'agence reste toutefois un sujet de préoccupation. Un effectif de 50 à 60 personnes avait d'abord été évoqué mais l'estimation est chaque jour revue un peu plus à la hausse. Comment les pays réussiront-ils à assumer cette nouvelle charge ? La question reste posée.

S'agissant des relations avec la Norvège et la Turquie, leurs modalités doivent encore être éclaircies, bien que leurs ministres de la défense participent d'ores et déjà aux réunions européennes sur les questions de sécurité et de défense. Il paraît en tous cas évident que les Etats-Unis n'ont aucune intention de coopérer avec les Européens au développement de systèmes d'armement communs.

A un délégué néerlandais évoquant la coopération transfrontalière entre son pays et l'Allemagne au QG de l'OTAN à Munster et s'inquiétant du rôle que jouera cet organe dans le cadre du programme de constitution de la Force d'intervention rapide de l'OTAN, sur quelles bases, bilatérales ou multilatérales, la coopération entre les secteurs civils et militaires s'établira, M. Peter Struck, en réponse, souligne l'efficacité de la coopération entre les Pays-Bas et l'Allemagne au QG de Munster. Le Corps d'armée allemand a d'ailleurs démontré sa grande compétence à Kaboul, où les forces militaires de trente pays étaient réunies. En ce qui concerne l'échelon IV de la Force d'intervention rapide de l'OTAN, le QG de Munster devrait jouer un rôle important dès lors que les Pays-Bas et l'Allemagne auront mis à disposition 5 000 nouveaux soldats.

Dans les Balkans, la coopération entre les secteurs civils et militaires s'est déroulée de manière satisfaisante. M. Struck déplore toutefois le manque de réservistes allemands pour participer à des missions à l'étranger : les administrations et les entreprises sont réticentes à laisser partir leurs compétences pour plusieurs mois.

La volonté de s'engager davantage dans la reconstruction des Balkans existe, mais il faut pour cela un plus grand nombre de réservistes et une coopération internationale accrue. Cela vaut aussi pour l'Afghanistan où l'on construit des écoles pour les jeunes filles et des postes de police.

Enfin, interrogé sur l'avenir de l'UEO, dans la mesure où l'Allemagne a été à l'origine de cette organisation, et sur l'importance de maintenir ce forum interparlementaire, M. Peter Struck répond qu'en tout état de cause, il faut attendre la Constitution européenne et souligne que la présidence irlandaise ne ménage pas ses efforts. Le Traité de Bruxelles modifié ne pourra être dénoncé que lorsque cette Convention sera entrée en vigueur, faute de quoi un vide juridique apparaîtrait. Concrètement, cela signifie que les travaux de cette Assemblée se poursuivront jusqu'en 2007-2008, ce qui est important pour les nouveaux États membres. Il est certain que les choses seront différentes, une fois la Constitution ratifiée par tous les pays signataires.

A un délégué qui observe qu'au sein de l'OTAN, alliance transatlantique, les États-Unis ont une politique de sécurité et de défense autonome et considèrent que l'Alliance ne représente qu'un instrument de cette politique, qu'il en va différemment pour les Européens, membres de l'OTAN, qui mettent au premier plan l'appartenance à cette alliance et que cette asymétrie fait problème, M. Peter Struck répond qu'à ses yeux, l'Europe a commis une grave erreur lorsque huit chefs d'État et de gouvernement ont, par lettre, exprimé leur appui à l'intervention américaine en Irak. A cette occasion, l'Europe s'est affaiblie en affichant sa division, et cette fracture persiste. M. Struck espère que cet affrontement ne se reproduira plus et que les États sauront en tirer les leçons.

En ce qui concerne sa place au sein de l'OTAN, l'Europe ne pourra jouer pleinement son rôle que lorsqu'elle aura déployé des efforts plus importants en matière de défense, car, comme le souligne Donald Rumsfeld, le pays qui dispose de la plus grande capacité de transport aérien peut mobiliser une vingtaine d'avions tout au plus, alors que les États-Unis en ont cent cinquante. Les Européens sont donc toujours obligés de se tourner vers les États-Unis et ils ont même dû louer des Antonov à une société privée ukrainienne pour envoyer des troupes à Kaboul. Ils doivent donc améliorer de manière substantielle leurs capacités militaires, s'ils ne veulent pas que les États-Unis traitent leurs prétentions avec condescendance. En même temps, si ces derniers peuvent engager et gagner une guerre éclair, ils ne savent pas reconstruire un pays et ont besoin de l'aide des Européens. Aujourd'hui, les Américains, qui ont 130 000 hommes en Irak, semblent accepter de négocier avec les Européens, ce qui n'était pas le cas avant.

Interrogé sur la réforme en cours des forces armées allemandes, notamment sur la compatibilité entre le service miliaire obligatoire et la création de trois différents corps spécialisés d'intervention rapide, de maintien de la paix et de soutien ainsi que sur la capacité, pour la Bundeswehr, de projeter dans ce cadre des troupes hors des frontières de l'Allemagne avec le maintien de la conscription, c'est-à-dire d'envoyer des appelés dans des missions de maintien de la paix qui sont par nature de longue durée, M. Peter Struck rappelle que le gouvernement social démocrate auquel il appartient a noué une coalition avec les Verts qui réclament une armée de métier. La conscription fait donc l'objet d'un débat et les sondages ont montré que, si les plus de 40 ans étaient favorables au service militaire, la majorité des moins de 40 ans y était opposée. Le service militaire en Allemagne est de neuf mois, avec une période de trois mois pour la formation de base. Mais il faut adapter ce système à la politique de défense actuelle. L'Allemagne dispose actuellement de 4 000 chars Leopard d'excellente qualité qui étaient destinés à faire face aux troupes du Pacte de Varsovie. Une fois la réforme achevée, la Bundeswehr n'aura besoin que de 850 chars et il est difficile de vendre le surplus. De même, 190 avions de combat vont être mis hors service.

Il convient de tirer profit de la formation des appelés, qu'ils soient électriciens, cuisiniers ou informaticiens, mais ils ne participeront pas à la force d'intervention et aux opérations de rétablissement de la paix. En revanche, il est possible que des appelés qui prolongent leur service pour une durée totale de 23 mois participent à des forces de stabilisation, par exemple comme ces jeunes Bavarois qui sont embarqués dans la marine allemande et qui assurent des patrouilles près de Djibouti ; ainsi, 25 % des militaires qui opèrent dans cette région ou en Afghanistan sont des appelés qui ont signé un engagement de longue durée, et qui sont bien formés et motivés. Au surplus, il faut rappeler que l'armée de métier coûte plus cher. Au Portugal, 70 % du budget de la défense est utilisé pour la financer... Une meilleure répartition doit donc être trouvée, car augmenter les crédits consacrés à l'armée de métier serait irréaliste - aucun ministre des finances ne l'accepterait -, alors que réduire l'effectif comme l'ont fait le Portugal, l'Espagne et l'Italie, nuirait à l'efficacité. En définitive, il faut revenir les pieds sur terre.

Un intervenant s'exprime enfin pour déplorer le manque de concertation des Européens en matière de défense qui réduit l'efficacité de leurs actions et conduit à des gaspillages importants en matière militaire. Il déplore également les divisions de l'Europe sur la question irakienne, certains pays refusant de s'y engager au prétexte que leur population n'accepterait pas que des soldats s'y fassent tuer. C'est oublier qu'elle ne se scandalise pas des milliers de victimes qui meurent chaque année sur les routes. Dans ces conditions, il est inutile de parler d'une politique européenne en matière de défense ! Il est donc urgent de tirer les leçons de l'Irak. Le Royaume-Uni devrait en particulier avoir une approche plus européenne. Cela dit, le Moyen-Orient ayant une importance capitale pour l'économie mondiale et les récents attentats en Arabie Saoudite étant de très mauvais augure, l'Allemagne compte-t-elle poursuivre la politique qu'elle a menée sur la question irakienne, ou souhaite-t-elle prendre de nouvelles responsabilités dans la zone ? Va-t-elle changer de cap ou faut-il se résigner à la division des Européens ?

M. Peter Struck déclare qu'il estime indispensable que l'Europe s'exprime d'une seule voix, tant il est vrai que l'union fait la force. Cela ne doit cependant pas empêcher les États de pouvoir défendre un point de vue national. En l'occurrence, la décision du gouvernement allemand de ne pas intervenir en Irak était la bonne. Comparer les victimes militaires et celles de la route ? Ce sont là deux choses très différentes, et M. van der Linden n'a pas eu à présenter ses condoléances aux familles des quatre soldats allemands morts en Afghanistan à la suite d'un attentat.

En ce qui concerne l'Irak, même l'administration américaine reconnaît désormais qu'il n'y a pas de lien établi entre Saddam Hussein et Al-Qaida. L'Allemagne, elle, était favorable au maintien des inspecteurs, sûre qu'une intervention militaire accroîtrait le risque d'attentats terroristes sur le sol européen. L'Histoire lui donne d'ailleurs raison. Pour autant, il ne s'agit pas de se braquer sur le passé, étant entendu que personne n'est tenu de suivre ceux qui participent aux opérations en Irak.

Il rappelle ensuite la récente initiative du ministre des affaires étrangères allemand qui a conduit à la notion de Moyen-Orient élargi. Sur ce point, l'essentiel est de défendre la « feuille de route », l'Allemagne étant prête à assumer des responsabilités exclusivement politiques. Quant à l'OTAN nul ne souhaite aujourd'hui son intervention dans la région.

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