N° 377

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2005-2006

Annexe au procès-verbal de la séance du 6 juin 2006

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom des délégués élus par le Sénat sur les travaux de la Délégation française à l' Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (1) au cours de la deuxième partie de la session ordinaire (2005-2006) de cette Assemblée, adressé à M. le Président du Sénat, en application de l'article 108 du Règlement,

Par Mme Josette DURRIEU,

Sénatrice.

(1) Cette délégation est composée de : M. Denis Badré, Mme Josette Durrieu, MM. Francis Grignon, Jacques Legendre, Jean-Pierre Masseret et Philippe Nachbar, Délégués titulaires ; MM. Jean-Marie Bockel, Jean-Guy Branger, Michel Dreyfus-Schmidt, Daniel Goulet, Jean-François Le Grand et Yves Pozzo di Borgo, délégués suppléants.

Conseil de l'Europe.

INTRODUCTION

La session de printemps de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (10-13 avril 2006) a été très largement consacrée à l'avenir du rôle de l'organisation par rapport à celui de l'Union européenne.

Les propositions de M. Jean-Claude Juncker, Premier ministre du Luxembourg et la participation de M. Cãlin Popescu-Tariceanu, Premier ministre de la Roumanie, représentant la présidence du comité des ministres, de M. Wolfgang Schüssel, Chancelier fédéral de l'Autriche et Président du Conseil de l'Union européenne, de M. José Manuel Barroso, Président de la Commission européenne, de M. Elmar Brok, Président de la commission des affaires étrangères du Parlement européen, ont permis d'esquisser des pistes de clarification du futur rôle de chacun, sans clore bien entendu le débat.

La place de la langue maternelle dans l'enseignement scolaire, la réinsertion sociale des détenus, les droits de l'Homme dans les forces armées, les réfugiés et personnes déplacées en Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie, autant de sujets souvent évoqués au Conseil de l'Europe, ont été à nouveau à l'ordre du jour.

Enfin, la traite des femmes à la veille de la Coupe du monde de football, la lutte contre la pauvreté et la corruption ainsi que la résurgence de l'idéologie nazie ont aussi donné lieu à des débats approfondis.

I. DEBATS DE LA DEUXIÈME PARTIE DE SESSION DU CONSEIL DE L'EUROPE - STRASBOURG - 10-13 AVRIL 2006

A. LUNDI 10 AVRIL 2006

1. La place de la langue maternelle dans l'enseignement scolaire

Deux propositions de Recommandations, l'une sur la réforme de l'enseignement en Lettonie et l'autre sur l'éducation dans la région transnistrienne de la République de Moldavie, ont donné lieu à un débat sur la place de la langue maternelle dans l'enseignement scolaire. Si chacun a reconnu que les premiers apprentissages devaient être prodigués dans la langue maternelle des jeunes enfants pour leur assurer une grande chance de réussite, il était néanmoins indispensable qu'ils apprennent la langue officielle du pays où ils vivent afin de garantir leur intégration.

M. Jacques Legendre (Nord - UMP) s'est exprimé en sa qualité de Rapporteur, ainsi que MM. Philippe Nachbar (Meurthe-et-Moselle - UMP), André Schneider (Bas-Rhin - UMP), Jean-Pierre Kucheida (Pas-de-Calais - Soc), Jean-Marie Geveaux (Sarthe - UMP) et Jean-Claude Mignon (Seine-et-Marne - UMP).

M. Jacques Legendre, sénateur :

« Monsieur le Président, mes chers collègues, nous le savons tous l'Europe est une mosaïque de langues, dont les aires de diffusion ne coïncident pas toujours avec des frontières nationales, spécialement dans la période que nous vivons, caractérisée par des remaniements de souveraineté et de nombreux déplacements de population. Nombreuses sont donc les personnes vivant sur le territoire de l'Europe dont la langue maternelle n'est pas la langue officielle de l'État dans lequel elles vivent. Quelle langue vont alors apprendre leurs enfants ?

Mes chers collègues, je propose d'affirmer sans ambages la légitimité de l'apprentissage et de la pratique de la langue maternelle. Ce terme même dit assez le sentiment intime et indéracinable de l'attachement au parler reçu de la mère et bien sûr aussi du père et de la fratrie.

A côté du respect de la langue d'origine, je vous propose d'affirmer également les droits de la langue officielle de l'État dont sont citoyens les locuteurs d'une langue d'origine différente tant il est vrai que l'on ne peut pas être véritablement citoyen d'un État dont on ne parle pas la langue officielle.

Je m'attacherai tout d'abord à inviter nos gouvernements à promouvoir le bilinguisme ou le multilinguisme, en m'appuyant notamment sur le rapport de M. Lüdi, professeur à l'Université de Bâle, terre de bilinguisme depuis la Renaissance.

Ainsi, chaque citoyen européen devrait pouvoir étudier sa langue maternelle; chaque citoyen européen devrait également pouvoir parler la langue officielle, ou une des langues officielles du pays dont il ou elle est citoyen.

Si je souhaite la promotion d'un bilinguisme «fort», c'est d'une part dans l'intérêt de l'enfant dont les capacités cognitives seront enrichies et les rapports sociaux plus harmonieux, tant avec les proches, qu'avec les membres la société où cet enfant vit ; le bilinguisme est encore dans l'intérêt de l'enfant par l'ouverture sur le monde qu'elle procure, pour le plus grand profit enfin de notre Europe, qui a besoin non seulement d'adultes bien formés, mais aussi d'échanges multipliés dans la préservation d'une diversité culturelle à laquelle je suis, comme vous tous, particulièrement attaché.

Le Conseil de l'Europe et spécialement notre Assemblée sont pleinement dans leur rôle quand ils traitent des questions linguistiques selon une approche culturelle.

Je souhaite enfin écarter toute manipulation politique. Les questions linguistiques ont été utilisées parfois pour affirmer une position de pouvoir, un rapport de force ou pour légitimer une action subversive voire terroriste. C'est selon une approche culturelle que notre Assemblée a adopté de nombreuses recommandations visant toutes à la préservation de la diversité linguistique.

Notre commission a été saisie presque simultanément de la réforme de l'enseignement en Lettonie et de difficultés dans le système scolaire de la région transnistrienne de la République de Moldavie. Aussi, a-t-elle décidé de joindre les deux questions qui mettent en cause le statut d'une langue d'origine différente de la langue officielle des deux États : Lettonie et Moldavie.

J'insisterai sur le caractère de cette langue d'origine qui n'est ni un dialecte, ni une langue de diaspora ni, encore moins, une langue d'immigrés récents. Il s'agit, disons le mot, de la langue russe. C'est peu dire qu'il s'agit d'une «grande langue» et là m'adressant à nos amis Russes je leur demande : la langue est-elle seulement le support d'une identité politique ? N'est-elle pas également - s'agissant du russe, je dirai d'abord - la messagère d'une grande culture ?

Je n'évoquerai pas la persistance de l'anglais aux États-Unis et dans les pays du Commonwealth; non plus que la diffusion du portugais au Brésil, de l'espagnol dans toute l'Amérique du Sud et même, vous me pardonnerez, du français dans un espace francophone comprenant une partie du Canada...Par-delà les vicissitudes politiques de l'après 1989, la langue russe a toujours la même chance devant elle : troquer le statut problématique de langue de puissance pour une diffusion de la langue non seulement au niveau régional mais dans une dimension universelle, à la mesure du rayonnement de sa culture, de Pouchkine et Dostoïevski à Tolstoï...

C'est donc à la formation d'une double compétence linguistique que nous appelons non seulement les États en cause mais tous les États du Conseil de l'Europe: une compétence culturelle et affective avec l'enseignement et la diffusion des langues d'origine et une compétence sociale avec l'apprentissage de la, ou des langue(s) officielle(s), de l'État dont les locuteurs sont citoyens.Je saisis cette occasion pour inviter nos États à signer et à ratifier la Convention de l'Unesco visant à la préservation de la diversité culturelle.

Le modèle que le Conseil de l'Europe s'attache à promouvoir n'est-il pas à la fois celui du respect des cultures singulières et celui de la diffusion de valeurs partagées et de valeurs universelles ? Les questions linguistiques ne doivent pas être utilisées pour opposer les hommes. Ce qui nous importe, c'est de favoriser la compréhension, le respect et le dialogue. Une langue maternelle niée, c'est un homme blessé dans son identité même. Ce rapport a pour but de permettre à tous les hommes, dans le respect de leur personnalité et donc de leur langue, de trouver toutes les raisons de choisir toujours le dialogue et la paix ».

M. Philippe Nachbar, sénateur :

« Monsieur le Président, mes chers collègues, je tenais en premier lieu à féliciter mon collègue Jacques Legendre pour le rapport qu'il vient de nous présenter, car il a su excellemment replacer le problème de l'enseignement de la langue maternelle dans la problématique qui est celle de l'Europe aujourd'hui, c'est-à-dire un enjeu à la fois en termes culturels et en termes d'égalité des chances.

Si vous me permettez une remarque personnelle, je suis élu d'une région, la Lorraine, qui a été très longtemps partagée entre deux fidélités et deux langues, la langue allemande et la langue française parce qu'elle était partagée entre la France et le monde germanique. Nous savons mieux que quiconque le rôle qu'une langue peut jouer dans la formation des jeunes, dans le civisme, la formation intellectuelle et la formation à la cité des enfants. Je tenais à souligner ce point qui me paraît essentiel.

La valeur identitaire de la langue maternelle a bien souvent été mise au service de desseins politiques. Aujourd'hui, cette utilisation de la langue est dépassée. Le rapport de notre collègue Legendre a montré que d'un mal on pouvait faire un bien et à quel point, d'une utilisation politique de la langue, on pouvait faire un instrument de réconciliation et de paix. Cela est la logique même de l'action menée par le Conseil de l'Europe.

Élu au Sénat français en 1992, j'ai rencontré un homme, M. Jung, qui a présidé l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, qui m'avait dit avoir lui-même dans sa vie parlé quatre langues maternelles obligatoires: l'allemand, le français au gré des deux guerres mondiales qui ont endeuillé notre siècle.

Aujourd'hui, la langue est à la fois un instrument de développement culturel et un moyen de renforcer l'égalité des chances. Cela me paraît essentiel. Notre collègue Luis Maria de Puig disait à l'instant que, si l'on parlait une langue maternelle, on pouvait en parler deux, trois ou quatre. Je pense que le bilinguisme et le trilinguisme sont en effet une chance unique offerte aux enfants d'aujourd'hui, dans un monde totalement ouvert à une compétition internationale de plus en plus exacerbée. Le bilinguisme de l'Alsace ou d'une partie de la Lorraine est une ouverture sur le trilinguisme. Je crois qu'il faut aujourd'hui encourager la connaissance de plusieurs langues dès le plus jeune âge.

Je ne parlerai pas que de ma région. Je pense que dans de nombreux pays de l'Est de notre Europe, frontaliers de la Russie, la connaissance de la langue russe et, par conséquent, l'apprentissage de deux cultures est une chance tout à fait unique pour ces peuples dans l'ouverture des frontières que nous connaissons aujourd'hui. Si notre devoir est de préserver la diversité linguistique qui fait la richesse de notre Europe, nous devons surtout veiller à donner aux enfants du XXI e siècle la chance de participer à un échange et une ouverture du monde sans cesse accrus et nous ne réussirons à surmonter ces nouveaux défis qu'en passant au-dessus de tous nos réflexes identitaires ».

M. André Schneider, député :

« Dans le passé, notre Assemblée s'est souvent intéressée aux questions linguistiques. Le Conseil de l'Europe est à l'origine de la Charte européenne des langues minoritaires ou régionales. Notre collègue le rapporteur aborde la question de la place donnée à la langue maternelle dans l'enseignement scolaire et fait figurer dans son annexe les réflexions fort intéressantes de Georges Lüdi de l'université de Bâle, sur ce thème. À l'issue des études menées dans ce domaine, une conclusion s'impose. Le bilinguisme ou plurilinguisme précoce présente de grands avantages pour les enfants sur les plans cognitif, social et émotionnel. C'est un facteur de réussite scolaire comme d'intégration culturelle.

À l'inverse, l'immersion précoce dans la langue dominante mais non maîtrisée au motif de l'intégration ne semble pas favoriser la réussite scolaire ultérieure. Cela est un résultat important car, bien souvent, le bilinguisme est chargé de représentations négatives. Pour certains, il représente une surcharge cognitive, pour d'autres, il ne permet qu'une identité métissée. Il arrive même qu'il favorise la perte de la culture d'origine. L'un des arguments les plus tenaces, c'est que les bilingues ne maîtrisent bien aucune des deux langues.Les études faites dans ce domaine démentent ces inquiétudes.

Le professeur Lüdi rappelle pertinemment qu'au XIX ème siècle et au début du XX ème siècle, dans les sociétés occidentales un individu ayant deux cultures loin d'être considéré comme fiable, était plutôt vu comme un traître en puissance, la norme étant le monolinguisme. Le multilinguisme, dit-il, apparaissait comme une malédiction divine pesant sur l'homme depuis la tour de Babel. Il est bon de se souvenir de cela, même si aujourd'hui on voit dans la diversité des cultures et des langues une ressource précieuse et un facteur de cohésion internationale, notamment dans les régions frontalières. A mon tour, j'y insiste et c'est un Alsacien qui vous dit cela.

Une remarque de M. Lüdi est pour nous très frappante: il se demande si la vague de violence qui a frappé la France en novembre 2005 ne serait pas aussi le résultat de l'échec d'une politique éducative d'assimilation pourtant bien pensée. Cela nous impose de réfléchir profondément aux mécanicismes de cohésion sociale et de compréhension interculturelle.

Chaque citoyen européen devrait pouvoir étudier sa langue maternelle et chaque citoyen européen devrait pouvoir parler la langue officielle du pays dont il est citoyen, comme l'a rappelé si bien M. Legendre. A l'exception des langues officielles, c'est pour les langues minoritaires ancestrales que l'infrastructure de l'enseignement est la mieux développée. Un plan d'action 2004-2006 de l'Union européenne vise à promouvoir l'apprentissage des langues et la diversité linguistique. Le Conseil de l'Europe doit s'attacher à rectifier les représentations négatives liées au bilinguisme qui font encore peur aux responsables politiques ou aux groupes linguistiques minoritaires. Le multilinguisme est une richesse et un signe d'ouverture à la diversité des cultures. Il faut donc le développer ».

M. Jean-Pierre Kucheida, député :

« Le linguiste français Claude Hagège estime qu'une langue disparaît «tous les quinze jours». Il en disparaît donc vingt-cinq chaque année. A ce rythme, si rien n'est fait, la moitié des quelque 6 000 langues parlées dans le monde sont menacées d'ici la fin de ce siècle. Les causes des disparitions sont multiples : les conquêtes militaires, la faiblesse numérique et la dispersion géographique des locuteurs, la domination socio-économique, l'impérialisme culturel par exemples. Certains experts estiment qu'en 2100, les langues majoritaires seront l'anglais, comme langue universelle pour le commerce et les échanges scientifiques notamment, l'espagnol, en Amérique du Sud, le chinois et l'hindi en Asie, le swahili et le wolof en Afrique et l'arabe.

Toutefois, contrairement à ce que l'on pourrait croire, le processus de la mort d'une langue n'est pas nécessairement inéluctable. Les locuteurs qui ne veulent pas que leur langue disparaisse ont pourtant une solution : pratiquer le bilinguisme, voire le multilinguisme.

J'en profite pour féliciter M. Jacques Legendre pour son excellent rapport. En effet, le bilinguisme, ou le multilinguisme, regorge de bienfaits. Tout d'abord il facilite le développement intellectuel, mais aussi, évidemment le développement de la capacité à apprendre d'autres langues. Ensuite, il contribue à la réussite scolaire en faisant jouer pleinement leur rôle aux langues maternelles dans le développement intellectuel et affectif de l'élève. Par ailleurs, il favorise l'épanouissement culturel et l'intégration sociale des individus. Enfin les enfants bilingues auraient un cerveau plus performant, exécutant les mêmes tâches que les autres, mais avec moins d'effort cérébral. C'est ce que dit Katrien Mondt, chercheuse dans une université bruxelloise.

Il faut bien mettre en garde ceux qui pensent posséder la langue universelle. Pratiquer une seule langue va à l'encontre d'un vrai développement de l'intelligence. En plus, selon l'Unesco, l'analphabétisme pourrait accuser un sérieux recul dans le monde si l'on prenait en compte les besoins des enfants qui parlent des langues minoritaires. En effet, on estime que 476 millions d'analphabètes dans le monde sont des locuteurs de langues minoritaires, dont beaucoup ne s'écrivent pas, dans des pays où les enfants font leur scolarité dans une autre langue, souvent héritée de la période coloniale. Ainsi, dans beaucoup de pays où les gens parlent une langue différente de celle pratiquée par leur administration, les programmes bilingues qui démarrent par une éducation de base dans la langue maternelle sont les plus efficaces.

Pour que le bilinguisme ait la meilleure chance de réussite, il faudrait enseigner les langues dès la maternelle. Selon Gilbert Dalgalian, chercheur, l'acquisition d'une deuxième langue doit se faire avant l'âge de 7 ans car il s'agit d'une acquisition naturelle avant cet âge, mais d'un apprentissage volontaire et organisé après cet âge. Avant 7 ans environ, on est à l'âge du langage. Passé l'âge du langage, on n'apprend plus que des langues.

Ainsi, je pense que grâce au bilinguisme et au multilinguisme, comme le disait M. Luis Maria de Puig, les liens entre les générations pourront se resserrer, l'ouverture aux autres et aux autres cultures sera favorisée et surtout, les enfants seront plus aptes à comprendre et respecter la différence, ce qui développera sans aucun doute leurs capacités de tolérance et les aidera à construire un monde meilleur ».

M. Jean-Marie Geveaux, député :

« Monsieur le Président, mes chers collègues, le sujet proposé à notre discussion est à la fois important et très complexe.

Important car ses enjeux sont essentiels. Ce dont il s'agit ici, c'est de l'éducation de nos enfants mais aussi de la manière d'intégrer des populations immigrées dans un pays ou encore du respect de la promotion de la diversité linguistique et donc culturelle.

Mais ce sujet est aussi très complexe.

D'une part, il pose clairement la question de l'enseignement bilingue dont l'intérêt et les modalités ont fait l'objet de nombreuses controverses théoriques. Le rapport qui nous est soumis a le mérite de prendre une position claire en affirmant que loin d'être un handicap, le bilinguisme est un atout. N'étant pas spécialiste de ces questions je ne prendrai pas position sur ce point, tout en me félicitant de cette conclusion.

D'autre part, le rapport et le projet de recommandation visent des situations très diverses puisqu'ils concernent des pays à langue officielle unique, comme la France, mais aussi des pays à langues officielles, comme la Suisse ou l'Espagne, des pays à langues minoritaires, tels que de nombreux pays d'Europe de l'Est, ou encore des pays où l'importance de l'immigration varie considérablement. Faire des propositions dans un texte unique pour des situations aussi contrastées était incontestablement un défi difficile que notre rapporteur a, à mon sens, relevé avec courage et succès. Je tenais à l'en féliciter.

Les problèmes soulevés sont multiples aussi me limiterai-je à des considérations sur la situation de mon pays et sur l'importance du bilinguisme pour la pérennité de la diversité culturelle. La France place clairement la maîtrise de la langue française parmi les objectifs principaux à l'école. Cette priorité figure dans la loi d'orientation pour l'avenir de l'école votée en avril 2005 mais répond en fait à une pratique très ancienne puisque la République française s'est construite autour d'un modèle de citoyenneté fondé sur le dépassement des particularismes. Dans ce cadre, la langue française a joué un puissant rôle d'intégration et d'unification.

A la différence d'autres pays, si la France reconnaît l'égale dignité des cultures, elle ne reconnaît pas en tant que telles les minorités linguistiques. C'est pourquoi il faut bien admettre que les langues régionales ont longtemps été maltraitées, voire interdites à l'école, avant de bénéficier aujourd'hui d'une certaine reconnaissance notamment dans notre système scolaire. Cela explique aussi pourquoi la France n'a pas ratifié la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, comme y appelle ce projet de recommandation. Cette position ne signifie pas un refus de ces langues mais correspond à la tradition républicaine française et à une conception de la citoyenneté et de l'unité nationale.

Ce souci de voir maîtriser la langue française se retrouve dans les dispositifs spécifiques d'accueil et de mise à niveau linguistique des enfants de migrants dont ont bénéficié plus de 40 000 jeunes non francophones en 2005.

L'enseignement des langues étrangères fait donc l'objet d'un réel effort en France mais, aller plus loin et prendre en compte l'ensemble des langues maternelles des élèves paraît impossible compte tenu de la grande diversité d'origine des migrants et des contraintes budgétaires. Cette impossibilité se retrouve aussi sur le plan pratique car certaines classes rassemblent plus d'une dizaine de nationalités différentes. Ces réalités s'imposent à nous mais aussi, je pense, à de nombreux autres pays membres du Conseil de l'Europe.

Je voudrais terminer mon intervention en insistant sur l'importance du multilinguisme pour le respect et la promotion de la diversité culturelle. La Charte récemment adoptée à une écrasante majorité à l'Unesco montre, s'il en était besoin, que cet objectif est partagé par la quasi-totalité des pays. Dans les pays non anglophones, l'apprentissage obligatoire de deux langues étrangères est le plus sûr moyen de s'opposer à la domination de l'anglais appauvri qui tend à faire office de langue internationale et de favoriser ainsi la diversité culturelle.

En se prononçant pour le bilinguisme et le multilinguisme, le rapport qui nous est présenté va donc dans le bon sens, celui de l'ouverture à l'étranger, de la compréhension entre les peuples, du respect de la diversité culturelle ».

M. Jean-Claude Mignon, député :

« Monsieur le Président, à mon tour, je tiens à féliciter notre ami Jacques Legendre, pour l'excellent rapport dont il nous gratifie. Comme la plupart des rapports présentés dans cette assemblée, il est d'une grande qualité. Il est bien dommage qu'ils ne soient pas suffisamment pris en considération par les autres instances internationales ou même par les pays composant le Conseil de l'Europe. Dans bien des cas, on devrait s'inspirer du travail qui est réalisé dans cette enceinte.

Nous ne pouvons que nous féliciter de l'attention avec laquelle la place de la langue maternelle dans l'enseignement scolaire est envisagée. De la même façon, nous remarquons avec intérêt l'appel à la promotion du plurilinguisme. Effectivement, les bienfaits que peuvent retirer les enfants de la maîtrise simultanée de plusieurs langues sont nombreux. De même, l'Europe, mosaïque de peuples et de langues, peut en retirer beaucoup de profits.

Cependant, si le rapport part du constat de la difficile cohabitation entre des langues minoritaires et des langues officielles, notamment à l'Est de l'Europe, il semble que nous puissions également nous interroger sur un autre schéma d'enseignement bien peu respectueux de la diversité linguistique.

Ainsi, alors que les échanges transfrontaliers ne cessent de se développer, le bilinguisme dans les frontières décroît. Nous le savons, les élèves ne choisissent plus les langues de leurs voisins mais plutôt l'anglais. Dans treize pays européens, les élèves sont obligés d'apprendre l'anglais au cours de leur scolarité obligatoire, voire au-delà dans certains pays. Dans tous ces pays, le pourcentage d'élèves qui apprennent cette langue au niveau secondaire est donc logiquement supérieur à 90 %. Toutefois, dans les autres pays, le choix des élèves se porte aussi massivement sur cette langue puisque le pourcentage des élèves qui l'apprennent avoisine presque partout les 90 % également.

La plupart des pays qui imposent l'apprentissage de l'anglais à un moment ou à un autre de la scolarité obligatoire, avaient déjà adopté cette politique en 1982-1983. La Grèce, la Lettonie et le Liechtenstein font toutefois exception. De plus, depuis 2003-2004, les élèves en Italie sont obligés d'apprendre l'anglais dès la première année du niveau primaire. Ces mesures indiquent qu'il existe donc en Europe une tendance croissante à imposer l'apprentissage de l'anglais.

Tous les pays d'Europe centrale et orientale où le russe était une langue imposée dans les années 80 ont abandonné cette politique dès le début des années 90. Dans les trois pays baltes, le russe était une langue prescrite dans les années 80 : mais elle n'était même pas considérée comme une langue étrangère.

De même, alors que les dénonciations de politiques linguistiques hégémoniques à l'égard des langues régionales et minoritaires se multiplient de la part des instances européennes, ces mêmes instances se limitent de plus en plus souvent à une langue de travail, par exemple la recommandation 1383 relative à la diversification linguistique, la recommandation 1539 relative à l'année européenne des langues, la recommandation 1688 relative aux cultures de diaspora.

Comment prôner le respect des langues minoritaires et encourager la maîtrise de plusieurs langues lorsque nos institutions semblent l'oublier ? Il convient ainsi d'élargir le débat, sans fausse hypocrisie, en dénonçant certes les dangers de certaines politiques mais en faisant également référence au danger qui nous guette tous, celui de l'unilinguisme rampant ».

M. Jacques Legendre, sénateur , s'est à nouveau exprimé à l'issue du débat :

« Monsieur le Président, mes chers collègues, je vous remercie de la très large approbation qui ressort de vos différentes interventions quant à l'esprit du rapport.

S'agissant d'un sujet complexe, il fallait apporter des réponses claires et, d'abord dire que nous devons concilier la nécessité pour tout jeune citoyen de connaître la langue de l'État dans lequel il sera appelé à vivre et le fait que pour maîtriser cette langue, il est souvent utile de partir de sa langue maternelle : et il est tout aussi légitime de vouloir comprendre la langue de ses parents, de ses frères et soeurs. Bref, tout cela n'est pas contradictoire.

Oui mais, se pose assez vite le problème de la pratique. Je partage tout à fait ce qu'en a dit M me Fischer. J'ai accepté son amendement car, l'apprentissage de la langue maternelle ne peut se faire que dans la mesure où il est possible et raisonnable. Néanmoins le souci du pragmatisme ne doit pas dispenser les États de comprendre combien il est important de s'appuyer sur les acquis de la langue maternelle pour permettre à leurs citoyens de bien maîtriser deux langues, la langue maternelle, qui est souvent une richesse pour le pays dans lequel on l'apprend, et la langue de l'État, qu'il est nécessaire et indispensable d'apprendre. En aucun cas, la connaissance de la langue maternelle ne doit se faire contre et au détriment de la langue de l'État. Que les choses soient également bien claires sur ce point.

Vous avez souhaité que l'on établisse une différence entre les langues des minorités enracinées - que l'on peut parfois qualifier de langues ethniques - et les langues de l'immigration. Or l'immigration nous pose de plus en plus de problèmes lorsqu'il s'agit d'assurer la maîtrise par les enfants qui en sont issus de la langue de l'État d'accueil pour l'apprentissage de laquelle il est souvent utile de s'appuyer sur la langue maternelle des immigrants. On peut aussi distinguer les langues «déterritorialisées». Il est donc difficile d'examiner les sujets dont nous traitons uniquement sur le plan des droits linguistiques des minorités.

Voilà pourquoi, M. Cileviès, je me crois souvent très proche de ce que vous exprimez mais nous avons souhaité, dans les amendements, bien distinguer ce qui relève du traitement des minorités régionales et ce qui relève de la politique linguistique et culturelle.

C'est un problème politique, puisque les États ont souvent des politiques linguistiques, mais il faut aller au-delà. C'est d'abord un problème culturel, un problème qui est celui du droit des citoyens. Car les États ne peuvent interdire l'usage d'une langue et contraindre à l'utilisation d'une autre langue. Cela s'est peut-être fait par le passé. Mais la notion selon laquelle l'usage d'une langue résulterait d'un rapport de force ou d'une décision de caractère impérial est une notion dépassée. Elle n'est pas dans l'esprit du Conseil de l'Europe. C'est aussi ce que nous avons voulu rappeler à l'occasion de ce rapport ».

A l'issue du débat, l'Assemblée a adopté une Recommandation (n° 1740).

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