B. PRÉPARER HONG KONG

Tous les acteurs étant conscients qu'après l'échec de la Conférence de Cancún, un nouvel échec de celle de Hong Kong aurait signifié l'interruption de la négociation du Cycle du Développement et suscité une crise profonde pour l'OMC, plusieurs initiatives ont été prises entre ces deux événements pour tirer les leçons du premier et préparer au mieux le second.

1. Des rendez-vous intermédiaires peu fructueux

Tout d'abord, deux importantes réunions du Conseil général de l'OMC ont été organisées en juillet 2004 puis en juillet 2005 pour définir les conditions de la reprise des négociations et baliser leur progression .

Ainsi qu'il l'a été précédemment indiqué, le champ de l'Agenda de Doha a été réduit en 2004 pour recentrer les discussions sur quatre thèmes principaux. En outre, c'est dans ce « cadre de juillet » que l'Union européenne a officiellement accepté le principe de l'élimination progressive des restitutions aux exportations agricoles, sous réserve naturellement que les autres mécanismes distorsifs de la concurrence ( i.e. effets directs sur le niveau de production et effets de distorsion sur les échanges internationaux) que sont l'aide alimentaire et les crédits à l'exportation américains d'une part, le monopole des entreprises commerciales d'Etat canadiennes, australiennes et néo-zélandaises d'autre part, soient également remis en cause (14 ( * )). Cette seconde importante concession européenne avait elle aussi pour objet, en satisfaisant aux demandes du G20, de lever l'un des blocages les plus manifestes à la poursuite d'un débat serein.

La réunion organisée à Genève un an plus tard, en juillet 2005, avait quant à elle pour objet de déterminer , six mois avant Hong Kong, un « accord proche de ce qui est requis » sur les quatre dossiers essentiels : agriculture, NAMA, AGCS et développement. Malgré la présence des représentants ministériels, notamment du secrétaire d'Etat au commerce américain, du négociateur européen, du ministre du commerce extérieur japonais, ou encore du représentant de l'Etat de Hong Kong, appelé à présider la Conférence ministérielle, le Conseil général a été contraint de constater que les discussions préalables par secteur n'avaient pas suffisamment avancé et que trop de différends subsistaient pour parvenir à établir un pré-accord .

Plus grave, au regard de l'absence de progrès tangibles obtenus à l'issue d'une année entière de discussions, la perspective d'un nouvel échec en Ministérielle a commencé à sourdre de manière insistante .

Or, cette perspective apparaissait difficile à assumer à plus d'un titre :

- d'une part, elle signifiait très probablement l'interruption définitive de la négociation du Cycle de Doha : en effet, si l'on estime qu'il faut compter au moins une année pour surmonter un échec, la relance du Cycle n'aurait pu intervenir avant la fin de l'année 2006 ; or, le mandat du négociateur américain s'interrompant en tout état de cause le 31 juillet 2007 (15 ( * )), il aurait été totalement illusoire d'espérer boucler un accord au cours du seul premier semestre 2007 ;

- d'autre part, elle risquait de porter une atteinte irréparable à la crédibilité même de l'OMC , qui aurait été confrontée, en à peine dix ans d'existence, à trois échecs , celui de Hong Kong en 2005 venant après ceux de Cancún en 2003 et de Seattle en 1999 ;

- enfin, elle constituait pour la Chine , membre récent de l'OMC mais appelé à jouer un rôle majeur au sein de l'organisation, et Etat souverain d'accueil de la Conférence (16 ( * )), un risque diplomatique insupportable .

2. Des initiatives de portée inégale

Face à ce risque de blocage, les Etats-Unis et l' Union européenne , soit les deux principaux négociateurs, ont effectué un « mouvement » juste avant la Conférence afin, tout à la fois, de tenter de créer une dynamique de nature à favoriser un accord et de s'affranchir de toute responsabilité si, en définitive, celui-ci n'était pas au rendez-vous.

a) La proposition des Etats-Unis du 10 octobre 2005

C'est ainsi que les Etats-Unis ont, le 10 octobre 2005 , présenté une offre agricole que Mme Elizabeth Berry, Ministre conseiller chargée des affaires agricoles à l'ambassade des Etats-Unis d'Amérique à Paris, a qualifiée « d'audacieuse » lors de son audition par le groupe de travail le 4 mai dernier.

Cette proposition concernait les trois piliers du dossier agricole . S'agissant des soutiens à l'exportation , en contrepartie de l'élimination dès 2010 de toutes les subventions à l'exportation, une durée limitée pour le remboursement des crédits à l'exportation serait fixée à 180 jours, les pratiques distorsives des entreprises commerciales d'Etat seraient éliminées et l'aide alimentaire serait disciplinée (17 ( * )). En ce qui concerne l' accès au marché , les droits de douane seraient progressivement réduits au cours d'une période de cinq ans, avec une distinction entre les pays développés (réduction de 55 à 90 % des tarifs et limitation des produits sensibles à 1 % seulement des lignes tarifaires) et les PED, qui bénéficieraient d'une période d'ajustement plus longue et d'exigences de réduction plus réduites. Enfin, en matière de soutiens internes , la mesure globale de soutien (MGS), c'est-à-dire le plafond des aides aux agriculteurs relevant de la boîte dite « orange » (18 ( * )), serait réduite de 60 %, l'ensemble des soutiens internes distorsifs pour le commerce le serait à 53 %, et le plafond « de minimis » serait fixé à 2,5 %.

Pour votre rapporteur, cet ensemble de propositions n'est pas satisfaisant dans la mesure où il ne répartit pas les efforts de manière équilibrée entre l'Union européenne et les Etats-Unis . En effet, alors que les mesures proposées ont des conséquences directes et immédiates pour l'agriculture communautaire, par la suppression des restitutions aux exportations (près de 2 milliards de dollars par an) et la diminution drastique des soutiens internes (qui seraient limités à environ 15 milliards de dollars par an, contre une autorisation actuelle de près de 88 milliards de dollars et un usage effectif de quelque 34 milliards de dollars), elles ne conduisent, s'agissant des mécanismes américains, qu'à un transfert de subventions à l'intérieur d'un système de vases communicants . En effet, la réduction du plafond de la MGS, apparemment significative (de 19,1 à 7,6 milliards de dollars), serait en réalité largement compensée par le recours accru à d'autres mécanismes de soutien, notamment ceux de la boîte « bleue » qui, peu utilisés jusqu'à présent, représenteraient dans le nouveau dispositif quelque 5 milliards de dollars (en particulier par les paiements dits contra-cycliques).

Au total, certains commentateurs considèrent ainsi que le niveau record de subventions et soutiens divers accordés en 2005 à l'agriculture américaine, soit plus de 23 milliards de dollars (19 ( * )), pourrait presque être atteint, certes avec une ventilation différente, dans le nouveau mécanisme.

b) L'offre conditionnelle communautaire du 28 octobre 2005

L'Union européenne, de son côté, a formulé le 28 octobre suivant une offre dite conditionnelle dans la mesure où elle ne pouvait être considérée comme un engagement dans la négociation qu'à la condition que les autres acteurs fassent, de leur côté, les efforts attendus ( i.e. sur le volet agricole pour les Etats-Unis, sur NAMA et les services pour le G20 et les grands pays émergents).

Cette offre était organisée en trois points : la réduction de 70 % des soutiens internes de la boîte orange (soit davantage que ce qu'avaient proposés les Etats-Unis), la suppression totale de toutes les subventions à l'exportation et, sauf pour ce qui concerne les pays en développement, une réduction de 35 % à 60 % des tarifs douaniers (20 ( * )), à l'exception de produits sensibles représentant 8 % des produits agricoles concernés. Il s'agissait donc d'une proposition substantielle répondant, tant sur son principe que dans ses modalités, aux demandes des partenaires de l'Union.

On se souvient d'ailleurs que cette offre du négociateur européen, M. Peter Mandelson, avait été scrupuleusement examinée par la France , qui craignait qu'elle n'excède, notamment pour ce qui concerne la baisse des tarifs, les limites du mandat confié à la Commission européenne par le Conseil en octobre 1999 . En effet, les liens sont immédiats entre les négociations commerciales dans le domaine agricole et le contenu même de la politique agricole commune (PAC), dont le cadre budgétaire a été difficilement « sanctuarisé » jusqu'en 2013 par l' Accord de Bruxelles du 25 octobre 2002. Il était par conséquent exclu pour la France, comme l'avait indiqué le Président de la République lors du Sommet de Hampton Court le 27 octobre 2005, ainsi d'ailleurs que pour une quinzaine d'autres Etats-membres très concernés par la question agricole, que le souci légitime de lever les blocages ralentissant la discussion du Cycle de Doha conduise à remettre en cause un volet essentiel de la politique communautaire .

Du reste, c'est cette question de la pérennité de l'accord de Bruxelles, régulièrement posée par les tentatives de certains Etats-membres de le remettre en cause, qui constitue le lancinant fil rouge de cette étape du cycle des négociations entamée en juillet 2005 et toujours ouverte aujourd'hui. En effet, les exigences des Etats-Unis, des membres du groupe de Cairns et de ceux du G20 à l'égard de l'offre agricole communautaire sont d'autant plus insistantes et répétées qu'ils pensent pouvoir bénéficier de divisions internes à l'UE entre les Etats-membres soucieux de maintenir le mandat de négociation fixé de manière unanime à la Commission et, par conséquent, de préserver le cadre de la PAC adopté jusqu'en 2013, et ceux qui estiment que des concessions supplémentaires sur le volet agricole devraient être consenties pour favoriser la relance des négociations .

c) Un attentisme généralisé

Alors qu'elles étaient destinées, selon leurs auteurs, à favoriser un déblocage de la situation, ces deux offres ont été accueillies , au-delà des formules diplomatiques de circonstance, dans une relative indifférence .

Pour l' Union européenne , la proposition américaine pêchait essentiellement en raison du fait qu'elle ne traitait pas des trois questions qui, en réalité, sont les plus fondamentales en raison de leur effet d'encouragement à la production américaine et de leurs conséquences distorsives sur les échanges mondiaux : les « marketing loans » , les paiements contracycliques et l'aide alimentaire. L'offre du 10 octobre allait-elle ou non « impacter » ces trois programmes ? Comme rien ne permettait de le penser, il semblait bien qu'alors, derrière l'apparente générosité de leur offre, les Etats-Unis ne « bougeaient » en fait pas .

Quant à l' offre communautaire , elle a été immédiatement jugée insuffisante par les Etats-Unis comme par les pays membres du Groupe de Cairns ou du G20 car, de leur point de vue, elle ne s'engageait pas sur une baisse importante des droits de douane . Cette réaction semble étonnante alors même que jamais une proposition de l'Union sur ce chapitre de la négociation n'avait été jusqu'ici aussi ambitieuse : la réduction moyenne proposée de 47 % dépassait même le niveau négocié lors de l'Uruguay Round (21 ( * )). Mais les partenaires de l'Union considéraient que, eu égard au niveau moyen des droits de douane réellement pratiqués en Europe , les taux de réduction évoqués, qui se référaient aux niveaux plafonds fixés par les accords de Marrakech et qui sont beaucoup plus élevés, n'affecteraient que marginalement la situation actuelle . Reste que cette critique pouvait tout autant être adressée à l'offre américaine, dont les propositions de réduction des droits de douane étaient également assises sur les taux plafonds théoriques.

Enfin, il convient d'observer que ces deux offres américaine et européenne n'ont suscité aucune réaction pratique des autres membres influents de l'OMC . Ni le Brésil et le G20 d'une part, ni l'Inde et le G33 d'autre part, n'ont par exemple indiqué, par une nouvelle offre , quels efforts ils entendaient faire dans les domaines où ils se trouvent placés en situation défensive , à savoir NAMA pour les premiers et les services pour les seconds.

C'est ainsi que les trois rapports des groupes de négociation des volets agricole, NAMA et « facilitation des échanges », présentés le 22 novembre 2005 sous la responsabilité de leurs présidents, ne contenaient aucune tentative de compromis entre les positions des Etats membres , se contentant de faire une description factuelle de l'état des discussions . Mais cette neutralité n'était qu'apparente , ce choix ayant des implications politiques qu'il ne faut pas sous-estimer. Ainsi, le rapport agricole contenait des fourchettes de propositions chiffrées qui, loin de permettre de visualiser ce que pourrait être un éventuel point de consensus , exprimaient au contraire les très profondes divergences des positions des négociateurs . Pire, le rapport NAMA constituait une régression par rapport à l'état des discussions en ce qu'il plaçait sur un même plan les différentes demandes relatives à la formule de réduction tarifaire , sans préconiser de retenir la formule dite « suisse » en faveur de laquelle, depuis l'été précédent, une majorité s'était pourtant clairement dégagée (22 ( * )).

C'est dans ce contexte singulier que, le 1 er décembre 2005, le Directeur général et la Présidente du Conseil général de l'OMC ont présenté un projet de Déclaration ministérielle devant constituer le socle de la négociation . Pour l'essentiel, il s'agissait d'un état des lieux qui, bien que d'une facture optimiste, renvoyait au premier semestre 2006 les véritables négociations sur les sujets difficiles , c'est à dire en particulier les modalités d'un accord sur l'agriculture et d'un accord sur NAMA , et donnait des gages aux PED, et plus précisément aux PMA, en avançant de manière précise sur quelques aspects du volet développement : médicaments, accès en franchise de droits et de contingents des produits des PMA (23 ( * )), érosion des préférences...

Ainsi, le projet de déclaration exprimait incontestablement une très nette baisse des exigences au regard de ce que l'accord de juillet 2004 pouvait, après les importantes concessions alors consenties par l'Union européenne , permettre d'espérer.

3. Les enjeux pour l'Union européenne

C'est qu'en effet, l'absence d'avancées tangibles entre le sommet de juillet 2004 et le début de la Conférence de Hong Kong a conduit les membres de l'OMC à aborder ce rendez-vous avec prudence et modestie . Début décembre 2005, trois scenarii étaient ainsi envisageables :

- un échec causé, comme à Cancún, par une crispation , soit des pays émergents du G20 sur l'ensemble du volet agricole , soit des PED du groupe ACP ou, plus largement, du G90 , qui auraient refusé d'avancer tant que des accords formels ne seraient pas acquis sur des dossiers transversaux , comme l' érosion des préférences commerciales , ou particuliers , comme ceux du coton , du sucre ou de la banane ; ce scénario eût été le pire pour l'Union européenne car tout porte à croire qu'elle aurait été accusée , tant par des Etats membres que par les ONG et, par médias interposés, par l'opinion publique, d'avoir causé cet échec par son intransigeance dans le dossier agricole ; dans cette hypothèse, ses capacités d'influence et son positionnement dans le rapport de force post-Conférence en auraient été singulièrement affectés ;

- un scénario médian , qualifié de « successfull failure » par d'aucun, consistant en un accord a minima ne dépassant pas le cadre du projet de Déclaration ministérielle transmis aux membres avant la Conférence par le Directeur général et la Présidente du Conseil général, et renvoyant donc d'éventuelles avancées réelles à une réunion ministérielle ultérieure ; cette hypothèse était d'autant plus crédible que certains des membres du G6 pouvaient être séduits par l'initiative conjointe des Britanniques et des Brésiliens d'organiser un sommet des chefs d'Etat au début de l'année 2006 pour relancer les négociations commerciales par un accord entre les acteurs-clefs de la négociation sur les dossiers majeurs ;

- enfin, un scénario dit « dynamique » débouchant, grâce en particulier à l'implication active du Directeur général et à la multiplication des réunions en « salle verte », à des accords politiques sur l'agriculture , NAMA et la facilitation des échanges , ne nécessitant ensuite, au premier semestre 2006, que des précisions sur les « modalités » de leur mise en oeuvre et la présentation des offres chiffrées des différents partenaires ; seule cette hypothèse permettrait d'achever le Cycle de Doha dans le nouveau délai fixé en juillet 2004, c'est-à-dire à la fin de l'année 2006 .

C'est dans la perspective de ce dernier scénario que la Commission européenne, avant la Conférence ministérielle, a défini ses objectifs en vue d'un accord global et équilibré et anticipé tant les alliances qu'elle devrait nouer pour y parvenir que celles auxquelles elle risquait de se trouver confrontée.

a) Définir les objectifs de la négociation

? Privilégiant des avancées sur le paquet développement , l'Union européenne souhaitait tout d'abord favoriser les initiatives sur :

- l' accès en franchise de droits et de contingents pour les PMA : étendre le programme communautaire TSA à l'ensemble des pays développés ainsi qu'aux pays émergents en mesure de le faire ;

- le commerce du coton : supprimer les subventions aux producteurs de coton des pays développés, notamment américains, afin de rétablir des conditions concurrentielles équitables vitales pour les économies de quelques pays africains spécialisés dans ce produit (tels que le Bénin, dont la production cotonnière représente 75 % des exportations) ;

- l' accès des pays pauvres aux médicaments génériques afin de favoriser la lutte contre les grandes pandémies, en particulier le SIDA (un accord ayant été obtenu sur ce dossier avant même le début de la Conférence) ;

- le traitement spécial et différencié (TSD) : adapter les règles commerciales au niveau réel des richesses des PED, c'est-à-dire opérer une distinction entre les pays émergents, les pays en développement et les PMA ;

- l' aide au commerce pour les PED : accroître l'assistance financière aux pays en développement pour améliorer leurs infrastructures et supprimer les entraves à leurs efforts visant à accroître les échanges (un accord formel était envisagé) ;

- l' érosion des préférences : bien qu'il soit impossible de traiter globalement ce dossier à Hong Kong faute de disposer des paramètres complets permettant d'évaluer les pertes résultant de l'érosion, il semblait envisageable d'avancer politiquement sur la question en obtenant, s'agissant des PMA, des acceptations de principe de la part de certains des pays émergents (tels l'Inde) et des PED .

? S'agissant des produits industriels (NAMA), l'Union plaidait pour une limitation à 15 % du plafond des droits de douane (24 ( * )) des PED, à l'exception des PMA, et l'utilisation de la formule suisse de réduction, afin de réduire l'écart entre les droits les plus faibles et ceux les plus élevés.

Contrairement aux idées reçues, la libéralisation du commerce industriel ne réserve pas des avantages aux seuls pays industriels : dans un jeu « gagnant-gagnant », elle est même indispensable pour assurer le développement des pays émergents et le « décollage » économique des PED, en ce qu'elle leur assure l'accès aux marchés développés et la « remontée » des filières industrielles. Rien ne serait plus préjudiciable aux pays du Sud que de limiter leurs facultés industrielles en les spécialisant dans le commerce agricole et agro-alimentaire, qui représente moins de 10 % des exportations mondiales. Une telle spécialisation entraînerait ces pays dans un processus de réduction tendancielle de leurs termes de l'échange, et donc de paupérisation. Il est donc essentiel pour les PED que les négociations sur le volet NAMA se poursuivent afin de favoriser le commerce industriel Sud-Sud et Sud-Nord et, ce faisant, de contribuer à l'industrialisation des pays du Sud.

? Tout en n'étant guère optimiste sur ce point, l'Union souhaitait aussi quelques avancées sur le dossier des services (AGCS), sur lequel elle est en position très offensive en raison de sa maîtrise des marchés concernés, notamment les télécommunications, le tourisme, la banque et l'assurance...

Considérant qu' aucun accord ne saurait se faire sur le volet agricole sans que des engagements soient pris sur les services , les européens attendaient au moins de leurs interlocuteurs du G20 et du G33 qu'ils se montrent prêts à faire des efforts, qui seraient précisés et quantifiés dans une étape ultérieure, en 2006.

? Restait enfin, naturellement, le volet agricole . Sur ce point, l'objectif essentiel de l'UE était de se tenir au plus près de son offre conditionnelle du 28 octobre , sachant que d'éventuels mouvements de ses partenaires sur d'autres points risquaient d'obliger son négociateur à évoluer. Dans cette perspective, les risques principaux portaient :

- s'agissant du volet « exportations » , sur la fixation, dans la Déclaration finale de la Conférence, d'une date pour l'élimination totale des restitutions communautaires : cette option ne pouvait être acceptable, pour un certain nombre d'Etats-membres, dont la France, qu'à la condition que des engagements soient pris de manière similaire par les autres pays développés exportateurs agricoles sur la mise en oeuvre des disciplines concernant leurs propres dispositifs distorsifs (aide alimentaire, crédits à l'exportation, monopoles d'Etat...) ;

- s'agissant du volet « accès au marché » , sur l'obligation de préciser l'offre du 28 octobre en ce qui concerne le traitement des produits sensibles : les seuils au cours de la période, les taux de réduction, etc. Au-delà, toute demande plus excessive portant sur une réduction supplémentaire des droits de douane, serait en tout état de cause jugée irrecevable par une majorité des Etats-membres : en effet, conduisant à ce que les prix aux frontières deviennent inférieurs aux prix communautaires, elle risquerait de provoquer une baisse de la production, des revenus et de l'emploi agricoles européens et remettrait en cause la PAC réformée en 2003 ;

- enfin, s'agissant du volet « soutien interne » , sur des demandes de nouvelles concessions, malgré la réforme de l'organisation commune du marché (OCM) du sucre réalisée en juin 2005 et dans l'attente du règlement du dossier de la banane d'ici la fin de l'année 2006.

b) Anticiper les alliances

? L' option stratégique de l'Union de mettre en avant le volet développement , au-delà de son caractère logique au regard de l'objectif du Cycle de Doha et de la réelle préoccupation des Européens en la matière, avait également un intérêt tactique : gêner les Etats-Unis voire, au-delà, d'autres pays développés ou émergents attachés, pour leur part, à forcer l'UE à consentir de nouvelles concessions agricoles.

L'objectif était ainsi, en soutenant les demandes formulées sur l'érosion des préférences commerciale en particulier par les pays ACP et, plus largement, les membres du G90, de les rendre plus sensibles aux arguments démontrant, d'une part, qu'une libéralisation trop rapide et trop large du commerce agricole faisait en définitive courir le risque de pénaliser les économies agricoles de ces Etats et, d'autre part, que des avancées sur le volet NAMA étaient de nature à favoriser le commerce industriel Sud-Sud tout autant, voire davantage, que les économies du Nord .

? S'agissant du dossier agricole , la difficulté était, au-delà du succès de l'entreprise de conviction propre, le cas échéant, à mettre la pression tant sur les Etats-Unis en matière de soutiens internes que sur l'Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande en ce qui concerne les monopoles d'Etat, de négocier avec finesse pour conserver le soutien des pays du G10 tout en les amenant à certaines concessions sur les produits dits sensibles (par exemple, le riz pour le Japon et pour la Corée).

En outre, il pouvait exister une marge de manoeuvre résultant du fait que le G20 et le G33 regroupaient des Etats qui , derrière les positions politiques affichées, n'avaient en réalité pas toujours les mêmes intérêts : il en est ainsi, par exemple, de l'Inde et du Brésil, dont les structures du secteur agricole sont considérablement différentes et qui, de ce fait, ne sont pas aussi « offensifs » l'un que l'autre. De même, le débat sur le pilier « accès au marché » pouvait révéler des intérêts divergents entre les pays émergents exportateurs , certains, comme le Brésil, étant exclusivement intéressés par la définition de la formule de réduction des droits de douane en raison de la force de leurs avantages compétitifs, d'autres, au contraire, estimant nécessaire de régler en priorité la question des contingents.

Dès lors, il était possible d'espérer opposer une coalition importante et cohérente à l'axe Etats-Unis, Groupe de Cairns et G20 emmené par le Brésil, dont l'objectif principal était de faire céder l'Union européenne sur la date d'élimination des restitutions aux exportations et sur l'accès au marché.

? Enfin, sur les questions NAMA et services , si la convergence entre les intérêts de l'Union européenne et ceux des Etats-Unis comme des autres pays industriels développés est constante, quelques soutiens de pays émergents pouvaient s'y adjoindre, permettant ce faisant de limiter l'influence significative du Brésil qui, en la matière, entendait se faire le porte-voix de l'ensemble des PED : on pense notamment à l'Inde, susceptible d'être très offensive pour son secteur informatique, ou encore, en matière de tourisme et de biens manufacturés, un Etat comme Maurice qui, bien que pesant économiquement d'un poids modeste, s'avère être un des membres influents de l'OMC car il appartient à la fois au G10, au G33 et au G90.

c) Surmonter les difficultés de circonstance

Reste que, à l'ouverture de la Conférence, ces jeux croisés d'alliances , déjà délicats à gérer en tant que tels, étaient rendus plus difficiles encore par quatre types de considérations propres au contexte.

? D'abord, des mouvements consentis par les américains sur plusieurs aspects du volet « développement » , fortement valorisés au plan médiatique , semblaient pouvoir priver le négociateur européen de réelles capacités de s'adjoindre des soutiens : un accord avait été trouvé sur le médicament au début de l'automne, un accord attendait d'être formalisé sur le volet « aide au commerce » , un accord se dessinait sur l' application multilatérale de TSA , et les Etats-Unis promettaient sur le dossier du coton des avancées susceptibles de satisfaire les cinq pays d'Afrique les plus concernés (Bénin, Burkina Faso, Mali, Sénégal et Tchad).

? Ensuite, le poids des « souvenirs » : dans un cycle de négociations multilatérales se déroulant sur plusieurs années, il est impossible « de faire du passé table rase ». Ainsi, plusieurs ensembles de membres de l'OMC gardaient rancune à l'Union européenne pour leur avoir « manqué » à l'une ou l'autre des étapes antérieures du cycle, et pouvaient dès lors soit refuser leur soutien, soit le « monnayer » à un prix excessif.

Il en était ainsi des pays ACP et G90 , toujours animés par « l'esprit de Cancún » et par ailleurs très irrités par les dossiers du sucre (malgré la récente réforme de l'OCM) et de la banane (en dépit des engagements à résoudre le problème d'ici 2007).

De leur côté, le Japon et la Corée reprochaient à l'UE d'avoir abandonné, contrairement à leurs intérêts économiques, trois des quatre sujets de Singapour en juillet 2004, tandis que l' Inde estimait qu'elle avait été « lâchée » sur le dossier agricole l'année précédente, juste avant la Conférence de Cancún, au profit des Etats-Unis.

? En outre, les marges d'ouverture du négociateur européen étaient limitées non seulement par l'offre conditionnelle du 28 octobre 2005 , mais aussi par le contexte du calendrier communautaire en matière budgétaire : loin d'avoir permis de « reprendre la main », l'offre communautaire avait paradoxalement écorné le capital de l'Union européenne puisqu'il constituait à l'évidence le dernier degré de ce qui pouvait être négociable sans capituler. Aller au-delà de ces propositions et des quelques clarifications qu'elles pouvaient nécessiter aurait conduit la France et une quinzaine de ses partenaires à réagir, considérant que la « ligne rouge » du mandat avait été franchie .

Dans le même temps, la réunion du Conseil européen des 15 et 16 décembre, au cours de laquelle devaient être adoptées les perspectives financières pour la programmation 2007-2013 , laissait craindre la réapparition des divergences entre les Etats-membres en ce qui concerne la PAC et les négociations à l'OMC . La capacité de l'Union à faire preuve de cohésion tout au long de la Conférence pouvait donc être mise en doute, ce qui n'incitait évidemment pas ses partenaires éventuels à s'engager dans des alliances dont la solidité et la pérennité n'étaient pas garanties .

? Enfin, votre rapporteur rappellera la très forte pression médiatique , critique voire hostile à l'encontre de la PAC et des demandes communautaires sur les volets NAMA et services, habilement entretenue non seulement par divers Etats parties aux négociations mais également par de puissantes ONG aux pouvoirs médiatiques significatifs (25 ( * )).

Dans ce contexte délicat, la réussite de la Conférence ministérielle conformément aux ambitions de l'UE s'apparentait à une gageure.

* (14) L'accord-cadre de juillet 2004 comprend aussi des dispositions de principe ( i.e. non chiffrées) relatives à l'accès au marché en matière agricole (approche étagée de l'harmonisation des droits de douane, choix des produits sensibles) et aux soutiens internes à la production (définition de la boite dite « bleue », qui comprend les mesures distorsives pour le commerce mais dont les caractéristiques limitent la production, et révision à la baisse du mécanisme « de minimis » permettant aux Etats-Unis de verser aux agriculteurs jusqu'à 5 % de la valeur de leur production totale en aides portant sur différents produits).

* (15) En application de la Trade Promotion Authority ( TPA ), le Président américain est autorisé par le Congrès à négocier directement les accords commerciaux engageant les Etats-Unis et à les soumettre pour approbation ou rejet, sans possibilité d'amendements, au Congrès. Cette délégation est accordée jusqu'au 31 juillet 2007.

* (16) « Hong Kong, Chine » est à la fois, en application du principe « un pays-deux systèmes », une région administrative spéciale de la République populaire de Chine disposant d'un très large degré d'autonomie, et un sujet de droit international indépendant dans les domaines économique, commercial et financier, reconnu notamment dans plusieurs organisations internationales à vocation économiques telles que l'OMC, l'APEC ( Asia-Pacific Economic Cooperation ), l'Organisation mondiale des douanes, la Banque asiatique de développement...

* (17) Les aides alimentaires américaines, qui se montent à environ 2,5 milliards de dollars chaque année, constituent un débouché garanti pour les producteurs américains de denrées agricoles qui, bien souvent, sont cultivées dans les pays destinataires (blé, riz, sorgho...) : ainsi, seule la moitié des produits aidés est destinée à des PMA importateurs nets de denrées agricoles.

* (18) La boite « orange » comprend les mesures de soutien interne très distorsives pour le commerce, qui sont liées aux prix et/ou à la production. La MGS comprend des mesures spécifiques par produit, dont les « marketing loans » (MLB), et d'autres mesures portant sur l'irrigation ou sur les assurances. Pour les Etats-Unis, le montant autorisé annuellement est fixé à 19,1 milliards de dollars.

* (19) Dont plus du tiers pour les producteurs de soja (3,5 milliards, soit 20 % de la valeur de la récolte), de maïs (2,2 milliards, soit 12 %) et de coton (2,2 milliards, soit 40 %).

* (20) Soit 60 % pour les tarifs les plus élevés et 35 % pour ceux les moins élevés, ce qui représente une réduction moyenne des droits de 47 %. A signaler la condition supplémentaire qu'aucun droit de douane ne peut dépasser 100 % du prix du produit.

* (21) C'est d'ailleurs notamment en cela que quinze Etats membres, dont la France, ont estimé que l'offre du 28 octobre 2005 dépassait le mandat de négociation donné à la Commission en 1999, qui prévoyait une baisse des tarifs agricole de l'ordre de celle négociée lors du précédent cycle.

* (22) La formule suisse est une méthode d'harmonisation des tarifs douaniers utilisant une équation unique (Z=AX/(A+X) où X est le taux de tarif initial, A le coefficient et le taux de tarif final maximal, et Z le taux de tarif inférieur résultant en fin de période) qui vise à réduire de manière importante les écarts entre les tarifs élevés et les tarifs bas. L'élément essentiel est le coefficient, qui peut être unique ou multiple, et c'est sur le nombre et le niveau des coefficients que porte la négociation. L'une des alternatives à la formule suisse était la formule ABI qui, défendue par l'Argentine, le Brésil et l'Inde, est plus compliquée en ce qu'elle inclut les moyennes tarifaires de chaque pays.

* (23) Avec le programme « Tout sauf les armes » (TSA), initiative unique au monde, l'Union européenne ouvre depuis 2001 son marché intérieur en franchises de droits de douane et de quotas à la totalité des produits agricoles (à l'exception temporaire de la banane jusqu'à la fin de cette année 2006, et du sucre et du riz jusqu'en 2009) et industriels (à l'exception permanente des armes), importés des pays les plus pauvres du monde (PMA).

* (24) La moyenne des droits des pays développés pesant sur les produits industriels est très faible (elle est de l'ordre de 4 % pour l'Union européenne) et élevée dans les PED, y compris les pays émergents à fortes capacités industrielles, en raison de pics tarifaires portant sur de nombreux produits et pouvant même dépasser les 100 % (ainsi, par exemple, les taxes à l'importation d'automobiles sont de l'ordre de 30 % en Chine, 35 % au Brésil, 60 % en Inde et 80 % en Thaïlande).

* (25) Voire d'agences officielles de l'ONU : il a ainsi été particulièrement choquant que, le lendemain de l'ouverture de la Conférence, le Programme Alimentaire Mondial (PAM) finance dans le Financial Time une publicité en faveur de l'aide alimentaire ( « Don't play with our food : will WTO's trade négociators take the food out of their mouths ? » ), soutenant ainsi de facto la position américaine face à l'ambition communautaire de lier la suppression des restitutions aux exportations à la mise en oeuvre de disciplines sur les crédits aux exportations, sur l'aide alimentaire et sur les monopoles d'Etat.

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