B. PEUT-ON CONCLURE LES NÉGOCIATIONS AU SEIN D'UNE ORGANISATION « MÉDIÉVALE »?

Avant d'être nommé Directeur général de l'OMC, Pascal Lamy, alors Commissaire européen au commerce, avait qualifié de « médiéval » le fonctionnement de l'Organisation mondiale du commerce lorsque la Conférence ministérielle de Cancún s'était soldée par un échec.

Sans doute visait-il, par cette référence historique, à dénoncer la fragmentation politique dont souffre l'organisation . Celle-ci se trouve face à un dilemme qui n'est pas sans évoquer celui auquel l'Union européenne est confrontée et qui tient à la difficile articulation entre élargissement et approfondissement .

1. De la difficulté d'un consensus à 150 Membres

a) Le cycle de Doha : un nombre inédit de participants

L'idée qu'appartenir au système commercial multilatéral était bénéfique a fait progressivement son chemin. Lorsque le General Agreement on Tariffs and Trade (GATT) est entré en vigueur le 1 er janvier 1948, les parties contractantes n'étaient qu'au nombre de 23, dont près de la moitié étaient des pays en développement. Au début du cycle d'Uruguay, une centaine d'Etats étaient partie prenante aux négociations. Or, ainsi qu'il l'a été vu précédemment, le nombre des Membres de l'OMC atteint désormais 150 (70 ( * )) et près de 30 pays ont demandé à accéder à l'organisation, notamment la Russie et le Vietnam qui souhaitent rejoindre la Chine parmi les nouveaux accédants (71 ( * )).

Or, malgré le fait que l'accord de Marrakech, qui a institué l'OMC, prévoit aussi la possibilité de recourir au vote (72 ( * )), la pratique du consensus , suivie en vertu du GATT de 1947, n'a jamais connu d'exception jusqu'à présent . Comme l'a souligné lors de son audition par votre groupe de travail M. Pierre Moraillon, directeur chargé des relations internationales à la direction générale du trésor et des politiques économiques (DGTPE), il est inévitable qu'un consensus soit difficile à trouver à 150 , d'autant plus qu'une part croissante des Etats membres dispose de bons négociateurs, mieux formés et capables de s'imposer, ou recourent à des services de conseil cherchant résolument à marquer de leur empreinte le processus de négociation.

b) La décision par consensus : une remise en cause trop délicate

Alors que les organisations internationales économiques possèdent le plus souvent un organe restreint, à côté de leur organe plénier, l'OMC présente la particularité de réunir, en droit, la totalité de ses membres dans tous ses organes (Conférences ministérielles, Conseil général, Comité des négociations commerciales, divers conseils et comités...).

Pour parvenir à un consensus, il faut parvenir au point où aucun membre de l'OMC ne s'oppose activement à une décision. Cela signifie que n'importe quel membre, quelle que soit son importance dans le commerce mondial, peut opposer son veto à toute décision de l'institution. C'est ainsi que l'OMC assure le caractère démocratique de son fonctionnement et empêche les plus faibles d'être écrasés par les plus puissants. Cette règle représente la clef de voûte du système commercial depuis plus de cinquante ans et, sur le plan de la procédure, équivaut au principe de la nation la plus favorisée, déjà exposé plus haut, qui fait bénéficier les plus faibles, sans condition, des meilleures conditions d'accès aux marchés offertes par les plus forts dans le cadre de l'OMC.

La prise de décision par consensus, associée au principe « un Etat, une voix », fonde ainsi la légitimité de l'organisation grâce à l'égalité souveraine reconnue de ses membres . L'OMC est une institution où la souveraineté formelle des Etats continue à faire sens, ce qui explique d'ailleurs l'intérêt des pays du Sud à investir politiquement cette organisation.

On serait tenté de penser que la solution la plus radicale pour faciliter la conclusion du cycle de Doha consisterait à revoir cette règle du consensus . En effet, laisser un seul pays faire obstacle à la volonté de l'immense majorité des membres semble excessivement rigide. C'est la raison pour laquelle le rapport Sutherland avance deux recommandations : la première serait de distinguer, parmi les décisions soumises à consensus, celles qui pourraient, sans dommage important, être mises aux voix, à l'instar des questions de procédure. La seconde serait de faire adopter par le Conseil général une déclaration aux termes de laquelle un membre « qui envisage de bloquer une mesure qui réunit par ailleurs un très large consensus ne pourra faire obstacle au consensus que s'il déclare par écrit, en exposant ses motifs, que la question revêt pour lui un intérêt vital » .

Même si ces deux recommandations étaient suivies, il est loin d'être sûr que leur mise en oeuvre suffirait à débloquer les négociations ouvertes à Doha. Est-il opportun d'écorner la légitimité démocratique de l'organisation alors que le multilatéralisme n'en serait pas rendu foncièrement plus facile ?

2. De l'étendue matérielle du champ de la négociation : la tentation d'exclure l'agriculture de l'agenda ?

L'OMC est devenue une organisation quasi universelle ratione personae et ratione materiae . Les questions traitées par l'OMC sont de plus en plus délicates, dans la mesure où les plus faciles ont déjà été traitées du temps du GATT : ainsi, les obstacles tarifaires, dans les pays développés, ont été réduits au point que ceux qui persistent à des niveaux élevés sont aussi les plus sensibles politiquement. En outre, comparativement au cycle d'Uruguay, qui visait la réduction des droits de douane moyens, permettant ainsi de protéger les produits sensibles, la négociation en cours vise une formule générale de réduction des droits de douane qui affectera relativement plus les droits de douane les plus élevés.

Au-delà même de ces problématiques d'accès au marché, les sujets abordés à l'OMC sont aussi de plus en plus nombreux (textile, agriculture, propriété intellectuelle, services...). Du GATT à l'OMC, le forum de négociation douanière s'et mué en une organisation embrassant des champs nouveaux et larges de réglementation liés aux échanges et approchant le coeur des choix souverains : aménagement du territoire (notamment rural), sécurité du consommateur et de l'environnement (normes sanitaires, OGM), régulation concurrentielle des services (télécommunications), développement local (marchés publics), politiques industrielles et même politiques d'immigration (mouvements temporaires de prestataires de services). Ce rassemblement de tous les accords commerciaux sous la tutelle d'une organisation unique dotée d'une plus grande capacité de contraintes que le GATT, système informel et incomplet, apparaissait comme un progrès en 1995. Or, l'OMC touche de plus en plus à des aspects sensibles de l'élaboration des politiques nationales : les politiques de soutien à l'agriculture en sont un exemple évident. Combiné à une extension géographique, cet élargissement matériel du champ des négociations les rend encore plus difficiles et complique l'évaluation des compromis réciproques et mutuellement bénéfiques susceptibles d'être atteints .

C'est l'Union européenne elle-même qui, redoutant de s'engager dans des négociations séparées sur l'agriculture et les services, a proposé d'ajouter au « programme intégré » de Marrakech les thèmes des droits de douane industriels, de l'environnement et des sujets de Singapour. Pourtant, l'agriculture apparaissant comme la pierre d'achoppement des négociations, elle pourrait se trouver sacrifiée pour sauver le cycle de Doha, réduit à un « Yalta pour le commerce agricole » comme le redoute Mme Christine Lagarde, ministre chargée du commerce extérieur (73 ( * )). Aussi doit-on s'interroger sur l'opportunité qu'il y aurait à isoler ce sujet pour lui conserver un traitement spécifique et distinguer ses enjeux de ceux du reste de la négociation .

a) Vers un nouveau rétrécissement du champ de la négociation : exclure l'agriculture pour débloquer les négociations ?

L'Agenda de Doha promettait l'ouverture de négociations sur des sujets nouveaux, étendant ainsi le champ des négociations multilatérales par rapport au précédent cycle de l'Uruguay. Ce cycle large devait notamment traiter de la régulation du commerce mondial, à travers les sujets dits « de Singapour », à savoir commerce et investissement, commerce et politique de la concurrence, transparence des marchés publics et facilitation des échanges.

Or, comme cela a été indiqué dans la première partie du présent rapport (74 ( * )), la relance des négociations à la suite de l'échec de la conférence ministérielle de Cancún en septembre 2003 n'aurait pas été possible sans l'abandon des trois premiers sujets de Singapour. Cette réduction du champ des négociations, concédée par l'Union européenne , contrecarre l'ambition communautaire d'un cycle large, incluant non seulement les éléments classiques d'accès au marché mais aussi l'approfondissement des règles. L'UE, défensive sur le volet agricole, considérait en effet qu'une négociation limitée à l'agriculture et aux services ne serait pas à son avantage.

Aujourd'hui, il apparaît que la question agricole bloque l'avancée des négociations sur les autres sujets qui restent à l'Agenda. Et votre rapporteur, notamment, s'interroge sur les conséquences de cette situation. Ne serait-il finalement pas envisageable de sortir l'agriculture de l'accord global, pour lui rendre le traitement spécifique qui était le sien avant l'Uruguay round ?

b) Les fondements d'un traitement dérogatoire pour l'agriculture

Historiquement, l'agriculture, comme le textile ou l'aéronautique, a toujours bénéficié d'un régime dérogatoire aux règles du GATT (75 ( * )). Aujourd'hui encore, à l'OMC, les politiques agricoles font l'objet d'un accord particulier dérogeant aux règles générales des autres accords . Trois raisons fondamentales justifient ce particularisme.

D'abord, le soutien à l'agriculture revêt une dimension stratégique pour un pays en ce qu'il lui permet de garantir son approvisionnement alimentaire . Ce souci d'autosuffisance était très prégnant au moment de la mise en place de la politique agricole commune (PAC).

Ensuite, des raisons économiques permettent de comprendre pourquoi l'agriculture nécessite un traitement spécifique : il s'agit de préserver consommateurs et producteurs de la volatilité naturelle des prix des productions agricoles en raison de la croissance constante de la demande et des aléas (par exemple climatiques) auxquels l'offre est soumise. Longtemps, la Communauté européenne a choisi de garantir un prix fixe sur le marché intérieur en corrigeant les variations de prix mondiaux par l'imposition de droits de douane variables ; les Etats-Unis, pour leur part, ont privilégié la préservation d'un revenu stable pour leurs producteurs grâce à des prêts ou à un mécanisme d'assurance.

Enfin, l'agriculture comporte une dimension culturelle et sociologique qui déborde le strict champ de la production. Le vocable européen de « multifonctionnalité » désigne la diversité des fonctions que remplit l'agriculture dans la société : aménagement du territoire, protection de l'environnement, sûreté alimentaire, préservation d'un mode de vie rural, bien-être des animaux...

Pour toutes ces raisons, les grandes démocraties occidentales, où l'électorat agricole bénéficie souvent d'une forte représentation politique, sont fermement attachées à la pérennité de leurs politiques agricoles. C'est pourquoi, dès le départ, à l'initiative des Etats-Unis, les négociateurs du GATT choisirent d'accorder à l'agriculture un statut dérogatoire.

c) L'intégration de l'agriculture dans la discipline de l'OMC depuis la conclusion de l'accord agricole en 1994

Au moment du lancement de l'Uruguay Round, les Etats-Unis et la Communauté européenne, les deux premières puissances agricoles, avaient chacune atteint l'autosuffisance et entraient donc en conflit direct pour conquérir des marchés à l'exportation, alors même que les marchés solvables et non saturés étaient limités. Il en résultait une accumulation des excédents et une course en avant dans le subventionnement qui rendait la situation agricole, à la fin des années 1980, économiquement et budgétairement insoutenable. Les autres pays exportateurs en étaient eux aussi victimes du fait que les subventions octroyées tiraient les prix mondiaux vers le bas. La nécessité d'une modification concertée des politiques agricoles s'est donc fait jour.

Après plusieurs années de négociations, un compromis a été trouvé en 1992 à Washington - accord dit de « Blair House » -, afin de finaliser l'accord agricole, lequel prévoit une baisse du soutien interne (dont sont exemptées les aides directes européennes et les « deficiency payments » américains), une réduction des subventions à l'exportation (hors aide alimentaire) et un maintien de l'accès au marché.

Cet accord agricole, entré en vigueur le 1er janvier 1995 en même temps que les autres accords OMC, est, comme l'indique son premier considérant, « une base pour entreprendre un processus de réforme » : il enclenche donc un processus de négociations dont « l'objectif de long terme » est d'obtenir « la libération la plus complète du commerce des produits agricoles ». Son article 20 précise que les membres devront reprendre les négociations en 2000. Ce sont ces nouvelles négociations qui ont été ensuite intégrées à l'agenda de Doha en novembre 2001 et qui peinent à trouver leur conclusion.

d) L'hypothèse irréaliste d'une exclusion de l'agriculture de l'agenda de Doha

L'hypothèse - toute théorique - d'une exclusion de l'agriculture de « l'engagement unique » n'est pas réaliste.

Non seulement il serait impossible de dégager le consensus nécessaire pour y parvenir, les PED ne pouvant se résoudre à mettre de côté ce sujet central pour eux, mais, en outre, il s'agirait d'une régression inimaginable à l'heure même où le textile, longtemps objet d'un traitement spécifique dans le commerce mondial, est parvenu à se banaliser au terme d'un long processus d'une vingtaine d'années.

Enfin, stratégiquement, il est évident que, pour parvenir à un accord, il est nécessaire d'embrasser suffisamment large afin de laisser la possibilité de compromis entre les « gagnants » et les « perdants » des différentes négociations sectorielles. A trop restreindre le champ des discussions, le risque serait de les enfermer dans une série de jeux à somme nulle .

La voie de sortie de l'impasse où semblent se trouver les négociations doit donc être trouvée ailleurs.

* (70) Représentant plus de 97 % du commerce mondial.

* (71) En outre, parallèlement à l'émergence de nouveaux acteurs étatiques dans la négociation, les opinions publiques et les organisations non gouvernementales sont de plus en plus présentes dans les débats.

* (72) Article IX de l'accord instituant l'OMC.

* (73) Déclaration faite le 30 janvier 2006 à Bruxelles et rapportée dans un article intitulé « PAC et OMC : le bras de fer » d'I. Delourme, in Problèmes économiques n° 2901 - Juin 2006.

* (74) Voir supra , page 16.

* (75) Situation analysée par Fabian Delcros dans un article intitulé « Le statut juridique de l'agriculture à l'OMC », in Revue du droit de l'Union européenne - 3/2001.

Page mise à jour le

Partager cette page