II. UN CADRE CONCURRENTIEL THÉORIQUEMENT BIEN ÉTABLI, MAIS SOUVENT MAL RESPECTÉ ET PARFOIS MAL ADAPTÉ

Le bâtiment étant par excellence une industrie de main d'oeuvre, c'est essentiellement au regard du respect des règles d'emploi et de rémunération du travail que sont susceptibles de se poser les questions de concurrence déloyale. Or, comme l'indique le tableau ci-après, les règles applicables et les problèmes posés sont très variables selon qu'il s'agit de salariés détachés par leur entreprise, de travailleurs indépendants, d'intérimaires ou enfin d'immigrants souhaitant s'établir durablement en France.

LES PROBLÈMES DE CONCURRENCE RENCONTRÉS DANS LE BTP EUROPÉEN

Problèmes rencontrés

Cadre juridique

Concurrence déloyale

(fraudes)

Distorsions de concurrence

(différences de coûts)

Travailleurs indépendants

« Faux indépendants » qui sont en fait des travailleurs détachés ou employés par une entreprise française

- Différence de salaires

- Différence de charges sociales

- Biais fiscal

Travailleurs détachés

- Non respect des déclarations

- Non respect des garanties du pays d'accueil

- Fraudes à la sécurité sociale

- Différence de salaires

- Différence de charges sociales

- Biais fiscal

Travailleurs intérimaires

- Entreprises « boîtes aux lettres »

- Entreprise de marchandage de main d'oeuvre et non d'intérimaires

- Différence de salaires

- Différence de charges sociales

- Biais fiscal

Travailleurs immigrés

Jusqu'au 1 er mai 2006, les règles applicables aux nouveaux Etats membres pénalisaient les entreprises françaises du secteur du BTP

A. LA MAIN D'oeUVRE ÉTRANGÈRE PEUT INTERVENIR SOUS QUATRE RÉGIMES JURIDIQUES, EN PRINCIPE TRÈS ENCADRÉS

1. Le détachement de salariés : un formalisme important pour un régime très utilisé pour les prestations de BTP intra-européennes

a) Une procédure en principe codifiée, y compris pour les entreprises européennes

Fixé par la directive 96/71 du 16 décembre 1996, ce régime concerne toutes les entreprises établies en Europe 18 ( * ) ou dans un pays tiers 19 ( * ) qui viennent effectuer une prestation de service pour un maître d'ouvrage (public ou privé) ou pour une entreprise, dans le cas d'un contrat de sous-traitance. Pour les entreprises européennes, la durée de ce détachement ne peut excéder deux ans 20 ( * ) . En revanche, la durée prévue pour les entreprises des pays tiers est assez variable (ex : 6 mois pour le Cameroun et 5 ans pour les Etats-Unis).

Dans tous les cas , le détachement doit faire l'objet d'une déclaration à l'inspection du travail avant le début de la prestation .

Cette déclaration doit préciser :

1. Le nom ou la raison sociale de l'entreprise

L'adresse de l'établissement qui emploie habituellement les salariés

La forme juridique de l'entreprise

Les références de son immatriculation à un registre professionnel

L'identité du représentant légal de l'entreprise

L'identité et l'adresse du représentant de l'entreprise en France pour la durée de la prestation

2. L'adresse du ou des lieux où doit s'effectuer la prestation

La date du début de la prestation et la durée prévisible

La nature de l'activité concernée

L'utilisation de matériels ou de procédés dangereux

3. Les nom, prénom, date de naissance, sexe et nationalité des salariés détachés, ainsi que la date de conclusion de leur contrat de travail

Selon l'origine des salariés, trois cas sont à distinguer :

- aucun titre de séjour ni d'autorisation de travail n'est obligatoire pour les résidents des Etats membres de l'Union européenne avant 2004, de l'Espace économique européen et de la Suisse, ainsi que de Malte et de Chypre ;

- à l'inverse, un titre de séjour, et en principe, une autorisation de travail 21 ( * ) sont requis pour les salariés non ressortissants de l'Espace économique européen ;

- pendant la période transitoire 2006-2011 prévue par le traité d'élargissement 22 ( * ) , un traitement intermédiaire est applicable aux salariés originaires de huit des dix nouveaux Etats membres 23 ( * ) , pour lesquels une autorisation de travail n'est pas nécessaire mais une carte de séjour 24 ( * ) est exigée. Ceci aboutit pratiquement à un détachement de droit.

b) L'application du «noyau dur» des règles sociales du pays de destination

Dès le premier jour de détachement, sont appliquées au salarié les dispositions légales, réglementaires et conventionnelles 25 ( * ) du pays d'accueil en matière de salaire minimum ainsi que dans plusieurs autres domaines :

- les périodes minimales de travail et les périodes minimales de repos ;

- la sécurité, la santé et l'hygiène au travail ;

- les mesures protectrices applicables aux conditions de travail et d'emploi des femmes enceintes et des femmes venant d'accoucher, des enfants et des jeunes ;

- la durée minimale des congés annuels payés, ce qui implique en principe l'affiliation au régime des congés payés du BTP 26 ( * ) .

Mais une exception de taille à ce principe réside dans le fait que les salariés étrangers détachés peuvent toutefois rester rattachés au régime de protection sociale de leur pays d'origine . Ceci implique notamment qu'ils sont soumis au taux de cotisation en vigueur dans ce pays.

Il convient enfin de préciser qu'en cas de sous-traitance, l'entreprise utilisatrice est tenue à plusieurs obligations de vérifications, notamment en matière d'immatriculation et de déclaration des emplois. En cas d'absence de contrôles réguliers, l'entreprise française peut être solidairement condamnée au paiement de certaines des dettes, notamment sociales dues par son sous-traitant ainsi qu'être poursuivie pour recours indirect au travail dissimulé 27 ( * ) .

2. Le travail intérimaire : des conditions encore plus exigeantes que celles du détachement

Le droit au détachement de salariés concerne des entreprises venant exécuter la prestation mais, en principe, il ne bénéficie pas aux sociétés dont l'activité principale est la mise à disposition de travailleurs.

Pour pouvoir mettre du personnel à disposition dans les mêmes conditions que des salariés détachés 28 ( * ) , ces dernières doivent non seulement respecter les règles de leur pays d'origine applicables aux entreprises de travail temporaire, mais elles doivent aussi remplir les conditions très strictes imposées à ce type d'activités par le code du travail français 29 ( * ) .

Les principales conditions exigées des entreprises de travail intérimaires

Posées par les articles L. 124-8 et L. 124-8-1 du code du travail et appliquées aux entreprises étrangères par les articles D. 341-5-6 à D. 341-5-8, ces conditions portent notamment sur :

- les motifs de recours au travail intérimaire (et les cas de recours interdits) ;

- la durée des missions et l'aménagement de leur terme ;

- le contrat de mise à disposition conclu avec l'entreprise utilisatrice et l'ensemble de ses mentions obligatoires ;

- le contrat de travail conclu avec le salarié ;

- les droits du salarié dans l'entreprise utilisatrice ;

- l'existence d'une garantie financière de l'entreprise de travail temporaire équivalente à celle exigée en France.

En cas de non respect de ces règles, l'entreprise incriminée pourra être considérée comme s'adonnant au marchandage de main d'oeuvre, puni par le code du travail de deux ans d'emprisonnement et de 30.000 euros d'amende 30 ( * ) .

L'entreprise française utilisatrice est, elle aussi, responsabilisée dans la mesure où elle doit exiger un certain nombre de documents, rédigés en français, et procéder à certaines vérifications. Si elle ne satisfait pas à ces obligations, elle peut, le cas échéant, se voir condamnée solidairement au paiement des salaires et cotisations non versés 31 ( * ) ainsi qu'être passible de poursuites pénales pour travail dissimulé 32 ( * ) . Elle peut aussi être appelée en garantie de défaillance de l'entreprise lui ayant fourni la main d'oeuvre.

3. Le statut de salarié d'une entreprise française : une ouverture contrôlée depuis 2006 pour les travailleurs est-européens

La grande différence de ce statut avec la situation du travailleur détaché est que le travailleur employé directement par une entreprise française bénéficie, bien entendu, de l'ensemble du droit français, au même titre que les autres salariés de cette entreprise .

S'il est bien établi que l'exercice d'une activité salariée en France par un non européen est soumis à autorisation 33 ( * ) , la situation des ressortissants communautaires est devenue relativement complexe depuis l'élargissement de 2004. Pendant la période transitoire 2006-2011 doivent en effet être distingués :

- d'une part, les ressortissants des Etats membres de l'Union avant 2004 et de quelques autres Etats européens 34 ( * ) qui, bénéficiant pleinement de la libre circulation, peuvent donc être embauchés en France sans besoin d'aucune autorisation ;

- d'autre part, les ressortissants des huit pays concernés par la période transitoire qui, en principe, ne bénéficient pas en France de la libre circulation des travailleurs salariés, et pour lesquels il est dès lors nécessaire d'obtenir une autorisation de travail.

Il convient toutefois de noter que le Gouvernement français a profité de la première clause de rendez-vous de la période transitoire prévue, fixée par le traité d'adhésion du 1 er mai 2006, pour décider qu'à cette date, les autorisations de travail pour les salariés des nouveaux Etats membres dans certains secteurs en pénurie de main d'oeuvre seront accordées sans que la « situation de l'emploi » puisse être opposée . Dans les faits, ceci revient à une ouverture à l'immigration de travail dans sept secteurs dont le BTP 35 ( * ) .

La nécessaire ouverture du 1 er mai 2006

La décision prise par le Gouvernement 36 ( * ) le 1 er mai 2006 d'une plus grande ouverture à l'emploi des salariés des nouveaux Etats membres était nécessaire. En effet, elle a permis de limiter le risque de voir s'engager un véritable cercle vicieux du moins-disant social qui aurait pu résulter de deux facteurs :

- d'une part, les entreprises françaises du BTP éprouvaient des difficultés à faire face à leurs plans de charge, en dépit de très nombreux efforts de recrutement ;

- d'autre part, il leur était difficile de procéder à l'embauche directe des salariés des nouveaux Etats membres, soumise à autorisation du fait de « la période transitoire » 2006-2011.

Dès lors, le seul choix offert à ces entreprises était donc soit la sous-traitance à des entreprises -notamment polonaises- soumises aux seuls minima français, soit la perte pure et simple du marché au profit de ces entreprises, ou plus exactement d'équipes originaires de ces pays.

Théoriquement, cette concurrence n'était pas problématique dans le cadre du marché intérieur des services, et il était même tout à fait conforme à l'esprit du marché intérieur que de permettre à la demande de certains marchés nationaux de pouvoir être satisfaite par une offre originaire d'autres Etats membres.

Toutefois, la situation était compliquée par le fait que, dans de nombreux cas, les règles du détachement n'étaient pas toujours respectées par les entreprises des nouveaux pays, comme cela sera indiqué ultérieurement.

La situation créée était alors celle d'un paradoxe doublement choquant :

- au plan économique : les entreprises françaises subissaient une concurrence parfois déloyale sans capacité de réaction ;

- et au plan social : il était difficile de recruter sur les chantiers français du personnel aux conditions françaises, alors qu'il était possible de l'employer aux conditions du détachement, moins favorables pour les salariés.

4. Le travailleur indépendant : un cas particulier qui concerne très directement le BTP

Le travailleur indépendant établi hors de France, qui vient exercer une prestation, est considéré comme une entreprise et non comme un travailleur 37 ( * ) .

Il en découle que son intervention s'inscrit dans le cadre de la liberté de prestation et non dans celui posé pour la circulation des travailleurs.

Cette distinction est importante pour deux raisons majeures :

- d'une part, contrairement à ce qui a prévalu pour la libre circulation des travailleurs, aucune restriction n'a été posée à la libre circulation des services en provenance des nouveaux Etats membres de l'UE ;

- d'autre part et surtout, aucune condition minimale de rémunération n'est imposée puisqu'il ne s'agit pas d'un travailleur bénéficiant de droits minimaux, mais d'une entreprise individuelle fixant librement son prix, dans les seules limites du droit de la concurrence, c'est-à-dire de la vente à perte. De ce point de vue, le travail indépendant peut paraître plus dangereux que le détachement pour la loyauté de la concurrence. Pourtant, ce n'est pas cette formule qui pose aujourd'hui le plus de difficultés.

* 18 Soit dans les 25 Etats membres de l'UE, auxquels s'ajoutent les autres Etats de l'Espace économique européen : Islande, Liechtenstein, Norvège et la Suisse.

* 19 Sur la base d'accords bilatéraux.

* 20 Plus exactement, la durée maximale est d'un an renouvelable, dans l'attente de l'entrée en vigueur du règlement 883/2004 qui la porte à deux ans.

* 21 L'autorisation de travail n'est pas nécessaire si le salarié occupe depuis plus d'un an un emploi dans une entreprise d'un pays de l'EEE (ceci vaut aussi pour les résidents réguliers non communautaires par exemple un ukrainien employé dans une entreprise polonaise).

* 22 En application de l'article 24 du traité d'adhésion du 16 avril 2003, 8 des 10 nouveaux Etats-membres ne bénéficient pas pleinement de la liberté de circulation des travailleurs, chacun des autres Etats de l'Union pouvant procéder à une ouverture progressive en trois étapes (2006, 2009 et 2011).

* 23 Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie et Slovénie.

* 24 Cette carte de séjour porte la mention « salarié d'un prestataire de services ».

* 25 Dans la mesure où les conventions collectives ou accords concernés ont été étendus.

* 26 Sauf pour les entreprises ressortissantes des pays de l'EEE pour lesquels a été signée une convention spécifique (Allemagne, Pays-Bas et Autriche) ou pour lesquels on considère qu'il existe une « équivalence des droits » entre la France et le régime du pays concerné. C'est par exemple le cas de la Belgique.

* 27 Application faite des articles L. 324-9 et suivants du code du travail par la Cour de cassation (Cass. crim. 4 novembre 1997, Bull. crim. n° 372).

* 28 Dont notamment le rattachement à la sécurité sociale du pays d'origine.

* 29 Et encore, cette faculté n'est-elle ouverte qu'aux seules entreprises européennes, aucune reconnaissance n'étant prévue pour les entreprises de travail intérimaire des pays tiers.

* 30 Articles L. 125-1 à L.125-3 du code du travail.

* 31 Article L. 324-14 du code du travail.

* 32 Articles L. 324-9 et L. 324-10 du code du travail.

* 33 Qui se traduit par la détention d'un titre unique de séjour (carte de résident ou carte de séjour temporaire mention « salarié ») ou d'une autorisation provisoire de travail.

* 34 Chypre et Malte qui sont membres de l'Union, d'une part, et l'Islande, le Lichtenstein, la Norvège et la Suisse, d'autre part.

* 35 En plus du BTP sont concernés l'hôtellerie-restauration, l'agriculture, la mécanique et le travail des métaux, les industries de process, le commerce et la vente ainsi que la propreté.

* 36 Après un débat au Parlement au cours duquel votre rapporteur a fait valoir la position de la commission des affaires économiques.

* 37 Dans la mesure où il intervient seul car, dans le cas contraire, ses salariés relèveraient du régime des travailleurs détachés.

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