c) L'importance de la jurisprudence de la Cour européenne

En l'absence de législation européenne, et étant donné le mutisme des traités sur la question, la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes sur les jeux de hasard et d'argent revêt une importance capitale dans la détermination du droit communautaire applicable à ces activités.

Le droit européen, comme le droit français, suit une trilogie mais qui n'est pas la même.

Ce sont les restrictions et non pas le jeu lui-même qui sont interdites en droit communautaire, il n'y a pas de monopole et les finalités des dérogations sont différentes (pas d'affectation de recettes).

Les trilogies des droits français et européens

Interdiction de principe

Exceptions

Conditions

Droit français :

des jeux

Au profit de monopoles

Affectation des recettes à des dépenses d'intérêt général

Droit communautaire :

des restrictions de l'offre

Raisons impérieuses d'intérêt général

Non discrimination, adéquation aux objectifs invoqués...

- L'interdiction des jeux, qui est la règle en droit français, est donc l'exception en droit européen.

- L'intérêt général, dans les deux cas, justifie des exceptions aux principes.

- Il n'y a, en droit européen, ni monopole, ni affectation de ressources comme en droit français.

On a donc, d'un côté, un triptyque prohibition-dérogations-monopole et, de l'autre, un couple libre prestation-restriction conditionnelle.

Le tableau suivant, qui tente de résumer les principaux arrêts de la Cour de justice des communautés européennes, montre la volonté du juge européen de faire respecter à la fois le principe de la liberté de prestation de services et les préoccupations légitimes des Etats tendant à limiter certaines activités dans ce secteur sensible.

Jeux de hasard et d'argent : jurisprudence européenne

Prestation de services en cause

Restriction attaquée

Motifs légitimes

Conditions exigées

Schindler
1994

Importation de billets de loterie allemande au Royaume-Uni

Interdiction des ventes de billets de loteries étrangères au Royaume-Uni

- Défense de valeurs morales

- Lutte contre la fraude, les profits particuliers, les dépenses excessives des joueurs

- Non discrimination

- Proportionnalité

- Conformité aux objectifs poursuivis

Läära
1997

Offre de jeux automatiques en Finlande (machines à sous)

Monopole sur les machines à sous au profit d'opérateurs licenciés à des fins non lucratives

Chaque Etat peut mener des politiques différentes comprenant des restrictions totales ou partielles et l'octroi de monopoles à certains opérateurs en vue de limiter la pratique des jeux et d'en utiliser les bénéfices à des fins d'intérêt général.

Schindler

+ les mesures restrictives sont considérées comme conformes à leur objectif même si les limitations ne sont que partielles, la législation doit être examinée dans son ensemble.

Zenatti
1999

Paris sur événements sportifs :

Activité d'un intermédiaire établi en Italie, agissant pour le compte de bookmakers anglais

Collecte de paris en Italie légalement réservée à certains opérateurs pour le financement d'activités sportives

Schindler + Läära

+ le financement de dépenses sociales ou charitables ne suffit pas à justifier certains monopoles, il ne peut constituer qu'un avantage accessoire de restrictions dont le juge national doit vérifier qu'elle tendent effectivement et de façon proportionnée, à limiter les occasions de jeu.

Anomar
2003

Exploitation de jeux de hasard et d'argent au Portugal

Interdiction en dehors de zones autorisées (casinos appartenant à l'Etat) et réservées à des concession-naires agréés

Choix des méthodes d'organisation et de contrôle des jeux à la discrétion des Etats (Läära)

Prestation de services en cause

Restriction attaquée

Motifs légitimes

Conditions exigées

Gambelli
2003

Paris sur événement sportifs (en Italie et à l'étranger)

Nécessité d'une licence ou d'une autorisation de l'Etat italien.

Exclusion, de fait, des sociétés cotées à l'étranger.

Entrave à la liberté de prestation de services et d'établissement

Les restrictions doivent s'intégrer dans une politique d'ensemble cohérente de limitation des jeux (qu'on ne peut pas, en même temps, promouvoir).

Une diminution des ressources publiques ne peut être invoquée et le financement de dépenses sociales ne peut être qu'un bénéfice accessoire et non un objectif principal d'une politique des jeux.

Le juge italien appelé à déterminer si concrètement :

- il n'est pas plus facile à un opérateur italien qu'à un étranger d'obtenir une autorisation (non discrimination) ;

- les sanctions applicables ne sont pas excessives (proportionnalité) compte tenu de l'habilitation obtenue dans son pays d'origine par l'opérateur britannique impliqué dans l'affaire.

Oméga (1)
2004

Jeux simulant des homicides

Interdiction en Allemagne

Chaque Etat peut avoir une conception différente quant à l'opportunité d'autoriser ou d'interdire un tel jeu

- L'atteinte alléguée à l'ordre public doit menacer réellement les intérêts fondamentaux de la société ;

- Les objectifs poursuivis ne doivent pas pouvoir être atteints par des mesures moins restrictives.

Lindman
2003

Gains d'une citoyenne

finlandaise à la loterie suédoise

Gains exonérés selon la loi suédoise, mais imposables selon la loi finlandaise en tant qu'ils proviennent de jeux étrangers (non autorisés en Finlande)

Le bien fondé de l'objectif de la restriction doit être prouvé par une analyse concrète de la situation, à l'aide d'éléments statistiques ou autres. Le risque encouru doit être grave, notamment quant à la participation d'un joueur d'un Etat membre à un jeu organisé dans un autre Etat membre.

(1) Il ne s'agit pas d'un jeu d'argent, mais les conclusions de l'arrêt paraissent intéressantes et pourraient éventuellement être transposées.

Pour parvenir à concilier ainsi deux objectifs apparemment contradictoires, la Cour a subordonné son acceptation de certaines restrictions à des conditions qui sont devenues, progressivement, plus exigeantes.

Mais elle a tout d'abord reconnu les jeux comme des activités de service (arrêts Schindler, Läärä, Zenatti) ou constituant des activités économiques (arrêt Anomar).

Dans la majorité des cas, des problèmes transfrontières se posaient.

D'un côté, la cour laisse beaucoup de latitude aux Etats : ils peuvent invoquer des motifs d'intérêt général qui leur sont propres, mener des politiques différentes, choisir librement leurs méthodes d'organisation et de contrôle des jeux, restreindre partiellement ou totalement certaines activités (arrêt Läärä), octroyer un monopole à certains opérateurs.

Mais les conditions exigées en contrepartie ont été durcies. L'adéquation des mesures prises aux objectifs invoqués est une obligation essentielle. Elles doivent s'inscrire, selon le fameux arrêt Gambelli (voir plus loin) dans une politique cohérente et systématique et tendre effectivement , d'après l'arrêt Zenatti, à limiter les occasions de jeux. Leur opportunité doit être démontrée (arrêt Lindman).

Pour être jugées recevables, il faut que les restrictions des activités de jeux soient non seulement conformes mais aussi proportionnées à leur objectif. Elles ne doivent pas entraîner de discriminations fondées sur la nationalité du prestataire de services.

La préservation ou l'affectation à certaines dépenses de ressources publiques ne peuvent être invoquées à titre principal.

Justifications, admises par la Cour de justice des communautés européennes,
de restrictions apportées à l'offre de jeux

I. Objectifs recevables

A. Motifs acceptés

- protection de l'ordre public (selon la conception qu'en a chaque Etat), prévention de toute fraude ou activité criminelle ;

- protection du consommateur , limitation de l'exploitation de la passion pour le jeu, prévention des dommages individuels ou sociaux causés par un excès de dépenses ;

- protection de l' ordre social , prise en compte des aspects culturels et moraux des problèmes posés par le jeu.

B. Motif admis à titre accessoire

- financement d'activités sociales (conséquence et non pas motif des mesures prises).

C. Raison exclue

- vouloir éviter une diminution de recettes.

II. Conditions

- des mesures non discriminatoires selon la nationalité, adéquates et proportionnées à leur objectif ;

- une politique cohérente tendant à une vraie limitation des occasions de jeux, sans promouvoir en même temps les offres qui bénéficient au Trésor Public (Gambelli) ;

- une justification fondée sur des preuves statistiques ou autres (Lindman).

La conformité, ou l'adéquation, des mesures prises aux objectifs allégués est depuis longtemps exigée.

Mais l' arrêt Gambelli , sans procéder à aucun revirement de jurisprudence, est allé plus loin.

Le cas Gambelli

Il existait une organisation diffuse et ramifiée d'agences italiennes, à laquelle appartenait l'entreprise Gambelli, connectées par l'internet au bookmaker Stanley, établi à Liverpool et titulaire d'une licence au Royaume-Uni, en vertu de la Betting, Gaming and Lotteries Act.

Stanley avait conclu des accords commerciaux avec des intermédiaires italiens en vue de collecter et de lui communiquer, par des moyens télématiques, les intentions des parieurs transalpins.

L'entreprise Gambelli avait été autorisée par le ministère des postes et télécommunications à transmettre des données et était inscrite régulièrement à la chambre de commerce.

Mais il lui a été reproché d'avoir collaboré, en Italie, contrairement au monopole sur les paris sportifs conféré au comité olympique national, à une activité normalement réservée à l'Etat.

En réponse à une question préjudicielle du tribunal italien d'Ascoli Piceno, il a, en effet, précisé qu'il fallait que les restrictions de l'offre de jeux fondées sur des raisons impérieuses d'intérêt général (protection des consommateurs, prévention des troubles à l'ordre social...) soient propres à garantir la réalisation de leurs objectifs, « en ce sens qu'elles doivent contribuer à limiter les activités concernées d'une manière cohérente et systématique ».

« Dans la mesure - a-t-il ajouté - où les autorités d'un Etat membre incitent et encouragent les consommateurs à participer aux loteries, aux jeux de hasard ou aux jeux de paris afin que le Trésor Public en retire des bénéfices sur le plan financier, les autorités de cet Etat ne sauraient invoquer l'ordre public social tenant à la nécessité de réduire les occasions de jeu pour justifier des mesures telles que celles en cause au principal ».

S'agissant d'une demande préjudicielle, la Cour européenne a confié à la juridiction de renvoi italienne le soin de vérifier concrètement, en l'espèce, si la réglementation concernée répondait véritablement aux objectifs susceptibles de la justifier.

Cet arrêt donne ainsi, non seulement à la Cour européenne, mais également aux juridictions nationales saisies d'affaires analogues 120 ( * ) , un très important pouvoir de contrôle d'opportunité.

Ces dernières en ont d'ailleurs profité.

Ainsi, est-il permis de se demander, pour commencer, si le véritable héro de l'affaire Gambelli, sur le fond de laquelle la Cour de justice des communautés européennes ne s'est pas prononcée, n'était pas l'instance italienne de réexamen du dossier, le tribunal de Teramo, qui a jugé la législation transalpine incompatible avec le droit communautaire et donc inapplicable.

Constatant, en effet, une forte augmentation des paris en Italie, sans garantie réelle de protection de l'ordre public, le tribunal a considéré que l'intérêt financier de l'Etat italien apparaissait en fait comme l'unique exigence prise en compte par le législateur. Par ailleurs, les sociétés de capitaux cotées sur les marchés réglementés des autres Etats membres étaient empêchées, en pratique, d'obtenir des concessions pour la gestion des paris sportifs (mesure à la fois discriminatoire et disproportionnée).

Quelques temps après, aux Pays-Bas, la cour administrative de Breda, saisie d'une plainte de la compagnie financière régionale (groupe Tranchant), s'est permis de qualifier d'inefficace, à première vue et faute de preuve du contraire, le système monopolistique hollandais 121 ( * ) de canalisation et de prévention des effets indésirables du jeu en matière de casinos.

Il a autorisé l'examen en appel de cette affaire et a demandé au gouvernement 122 ( * ) de démontrer le caractère cohérent et systématique de sa politique de régulation de l'activité des casinos.

Mais, dans les deux cas, la position des juridictions supérieures a été différente :

- la Cour de cassation italienne, tout d'abord, a conclu, dans une affaire analogue au cas Gambelli 123 ( * ) , que les dispositions de la législation italienne n'étaient pas contraires aux principes communautaires de la liberté d'établissement et de la libre prestation de services. Elle a donc estimé que le tribunal de réexamen avait commis une erreur en les déclarant inapplicables pour incompatibilité communautaire ;

- la Cour suprême des Pays-Bas, de son côté, a jugé que la politique néerlandaise de jeux restait suffisamment restrictive. Elle a admis que la canalisation des jeux puisse nécessiter une extension et un renouvellement de l'offre régulière, afin de constituer une alternative au jeu illégal. Elle n'a pas partagé les conclusions préliminaires de la Cour d'Arnhem quant à la nécessité d'apporter la preuve du risque de fraude lié à des projets d'origine étrangère.

Les deux juridictions supérieures ont légitimé la territorialité des procédures d'octroi de licences ou d'autorisations de police, auxquelles le principe du pays d'origine, selon elles, ne saurait donc s'appliquer.

Elles n'ont pas jugé que l'augmentation des recettes ou de la promotion des jeux autorisés porte nécessairement atteinte à la cohérence de la politique de canalisation invoquée pour justifier certaines restrictions.

Mais les choses sont en train d'évoluer car de nouvelles difficultés surgissent.

Le risque, inédit, qui apparaît, est celui d'une contrariété de jurisprudence entre Etats, ou même, comme en Italie, entre tribunaux du même pays.

Ce problème a été analysé par l'avocat général auprès de la Cour européenne, M. Damaso Ruiz-Jarabo Colomer, dans ses conclusions présentées le 16 mai 2006 sur les demandes de décision préjudicielle des tribunaux italiens de Teramo et de Larino (affaire Placanica...).

Le tribunal de Larino, notamment, est en désaccord avec la cour de cassation italienne car il ne semble pas convaincu que la réglementation nationale vise au contrôle de l'ordre public et qu'elle évite une discrimination au détriment des opérateurs des autres Etats membres.

L'avocat général s'est demandé si la Cour a compétence pour résoudre les questions préjudicielles, alors qu'elles sont fondées sur des désaccords entre instances inférieures et suprêmes.

Il a rappelé qu'il n'existe aucun recours direct contre les décisions des juridictions nationales même si, statuant en dernière instance, elles procèdent à une application erronée du droit de l'Union. Dès lors, a-t-il souligné, il appartient à leur propre ordre juridique de mettre en oeuvre les instruments permettant d'unifier les interprétations, les décisions d'une juridiction suprême liant les instances inférieures.

Toutefois, il a observé que « si l'on empêchait les juges italiens de s'adresser à la Cour dans des cas comme celui-ci, il ne pourrait être remédié aux éventuels dérapages qu'au moyen d'un recours en manquement » (à l'initiative de la Commission).

Le renvoi préjudiciel, a-t-il fait valoir, vise à « prévenir que s'établisse dans un Etat membre quelconque, une jurisprudence nationale ne concordant pas avec les règles du droit communautaire » (arrêt du 24 mai 1997 Hoffman - La Roche).

Les juridictions nationales doivent avoir un pouvoir d'appréciation étendu pour saisir la Cour, garante exclusive de la justesse de l'interprétation et de l'application des dispositions communautaires, même s'il risque d'en résulter une prolifération du nombre de renvois préjudiciels et une rupture apparente de la hiérarchie de l'organisation judiciaire des Etats.

La question préjudicielle est ainsi, selon M. Domaso Ruiz-Jarabo Colomer, la clé de voûte de l'existence d'une véritable communauté de droit.

« On ne peut se passer d'une réflexion sur le droit, le jeu et les paris », a-t-il affirmé, en appelant de ses voeux une harmonisation de la matière dans le cadre des compétences de la Communauté.

L'avocat général de la Cour a estimé que l'arrêt Gambelli avait « pêché par excès de prudence », en laissant entre les mains du juge national l'appréciation concrète du respect du droit communautaire par la législation italienne.

« Il faudrait maintenant franchir un pas de plus et affiner la réponse », a-t-il plaidé en vérifiant s'il existe une cause justifiant les entraves aux libertés communautaires constatées, et si elles étaient non discriminatoires, appropriées et proportionnées.

Il a proposé de conclure à l'incompatibilité de la législation italienne avec les libertés communautaires, dès lors qu'elle interdisait à la fois :

- à une première entreprise, britannique, d'exercer ses activités en Italie ;

- à une deuxième entreprise, italienne, non autorisée en Italie, d'agir pour le compte de la première (sous menace de sanctions pénales).

Si la Cour suivait les conclusions de l'avocat général, un pas supplémentaire important serait fait dans la limitation du pouvoir d'appréciation des Etats, le juge européen recherchant désormais si les mesures restrictives « ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs fixés par la législation nationale ».

Il pourrait, dans une deuxième étape, examiner si l'objectif poursuivi n'aurait pas pu être atteint par d'autres moyens, comme l'ont suggéré à la Commission européenne certains plaignants (cf. Bet and Win ). Ainsi, certains requérants n'hésitent-ils pas, aujourd'hui, à alléguer, devant des juridictions nationales ou européennes, que l'octroi de licence serait préférable au monopole, pour canaliser le jeu.

La proportionnalité, exigée par le droit européen, des moyens employés par la politique française pour atteindre son objectif d'encadrement du jeu est également parfois mise en cause en ce qu'elle combine les deux mesures les plus restrictives qui soient : le monopole et les sanctions pénales.

Le juge sera-t-il sensible un jour à ces arguments ? Il ressort de cet examen de la jurisprudence européenne :

- tout d'abord que les restrictions apportées, au niveau national, à l'offre de jeux ne sont pas à l'abri d'une remise en cause ;

- qu'il risque d'en résulter une certaine incohérence en raison de divergences d'interprétation des arrêts de la Cour de justice européenne.

Dans ce cas, seule une directive pourrait permettre une remise en ordre du cadre juridique des jeux en Europe.

Mais un consensus sur la question paraît très difficile à obtenir.

* 120 Dans le cadre de la répartition des fonctions entre la Cour et les juridictions nationales, il appartient à celles-ci de procéder à l'interprétation et à l'application du droit national et d'apprécier sa portée et sa compatibilité avec l'ordre juridique communautaire.

* 121 Une seule licence a été attribuée à Holland casino.

* 122 Représenté par le ministre de la justice et des affaires économiques.

* 123 Arrêt Guesualdi - 26 avril 2004.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page