N° 204

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2006-2007

Annexe au procès-verbal de la séance du 1 er février 2007

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des Affaires économiques (1) à la suite d'une mission effectuée en Irlande du 5 au 8 juillet 2006,

Par MM. Gérard CORNU, Gérard BAILLY, Daniel REINER et Jean-Claude MERCERON,

Sénateurs.

(1) Cette commission est composée de : M. Jean-Paul Emorine, président ; MM. Jean-Marc Pastor, Gérard César, Bernard Piras, Gérard Cornu, Marcel Deneux, Pierre Herisson, vice-présidents ; MM. Gérard Le Cam, François Fortassin, Dominique Braye, Bernard Dussaut, Christian Gaudin, Jean Pépin, Bruno Sido, secrétaires ; MM. Jean-Paul Alduy, Pierre André, Gérard Bailly, René Beaumont, Michel Bécot, Jean-Pierre Bel, Joël Billard, Michel Billout, Claude Biwer, Jean Bizet, Jean Boyer, Mme Yolande Boyer, MM. Jean-Pierre Caffet, Roland Courteau, Jean-Claude Danglot, Philippe Darniche, Gérard Delfau, Mme Michelle Demessine, M.  Jean Desessard, Mme Evelyne Didier, MM. Philippe Dominati, Michel Doublet, Daniel Dubois, André Ferrand, Alain Fouché, Alain Gérard, François Gerbaud, Charles Ginésy, Adrien Giraud, Mme Adeline Gousseau, MM. Francis Grignon, Louis Grillot, Georges Gruillot, Mme Odette Herviaux, MM. Michel Houel, Benoît Huré, Mme Sandrine Hurel, M. Charles Josselin, Mme Bariza Khiari, M. Yves Krattinger, Mme Elisabeth Lamure, MM. Jean-François Le Grand, André Lejeune, Philippe Leroy, Claude Lise, Daniel Marsin, Jean-Claude Merceron, Dominique Mortemousque, Jackie Pierre, Rémy Pointereau, Ladislas Poniatowski, Daniel Raoul, Paul Raoult, Daniel Reiner, Bruno Retailleau, Charles Revet, Henri Revol, Roland Ries, Claude Saunier, Daniel Soulage, Michel Teston, Yannick Texier, André Vézinhet, Jean-Pierre Vial.

Irlande .

INTRODUCTION

Indépendante depuis 1921, la République d'Irlande est un Etat jeune de seulement quatre millions d'habitants qui n'a quasiment jamais cessé d'attirer l'attention de ses voisins.

Pendant longtemps, le pays fut identifié au conflit nord-irlandais, en particulier jusqu'à l'accord de paix dit du Vendredi Saint signé en 1988.

Puis, au cours des années 1990, l'Irlande s'est distinguée par une croissance économique sans égale en Europe, qui a même avoisiné les 10 % sur la période 1993-2001.

Ainsi, après avoir été l'élève modèle de l'intégration européenne, « le tigre celtique » est devenu l'un des symboles de réussite dans la mondialisation, exportant plus des trois quarts de son produit intérieur brut (PIB) et attirant à lui les capitaux internationaux comme les jeunes talents de toute l'Europe.

C'est pour mieux comprendre ce « miracle économique » qu'une délégation de la commission des affaires économiques du Sénat, présidée par M. Gérard Cornu et composée de MM. Gérard Bailly, Jean-Claude Merceron et Daniel Reiner 1 ( * ) , a effectué une mission en Irlande du 5 au 8 juillet 2006 2 ( * ) .

Au-delà de l'étude des succès actuels et de ce qu'ils peuvent avoir d'instructifs pour la France, cette mission s'est aussi attachée à envisager l'avenir de l'Irlande, non seulement au regard de l'évolution générale de son économie, mais aussi de son positionnement au sein de l'Europe agricole dont elle est traditionnellement l'un des défenseurs.

I. LE MIRACLE ÉCONOMIQUE IRLANDAIS : UNE RÉUSSITE SANS DOUTE DIFFICILEMENT TRANSPOSABLE EN FRANCE

A. UNE RÉUSSITE ÉCONOMIQUE QUI TIENT D'ABORD AUX IRLANDAIS EUX-MÊMES

1. De la lanterne rouge au phare de l'Europe

Dès son arrivée à Dublin, et au cours de ses déplacements, la délégation de la commission des affaires économiques a pu constater que l'Irlande était effectivement devenue un des pays les plus riches de l'Union européenne. Les statistiques l'attestent, à l'issue d'une douzaine d'années de « miracle économique ».

En effet, le taux de croissance moyen sur la période 1993-2006 s'établit à 8 % 3 ( * ) , contre 3,6 % sur la période 1980-1993, et ce malgré le ralentissement des années 2001-2003.

Depuis lors, certains observateurs ont considéré que cette période avait donné naissance à un « deuxième tigre celtique ». Il en résulte que le PIB par habitant s'élève désormais à 34.000 euros, contre 26.000 pour la France, ce qui fait de l'Irlande le deuxième pays de l'Union européenne en termes de pouvoir d'achat derrière le Luxembourg. La délégation en a eu une illustration immédiate en apprenant que le prix des maisons de l'austère secteur situé le long de la route nationale reliant l'aéroport à Dublin était aujourd'hui plus chères au mètre carré que les logements du centre de Paris 4 ( * ) .

Quant au taux de chômage , il est passé de 18 % en 1988 à 4,4 % en 2006.

Enfin, la dette publique a partiellement diminué pour s'établir à 30 % du PIB, soit une des plus faibles d'Europe , les excédents budgétaires récurrents s'étant accompagnés, depuis 1993, d'un doublement des dépenses publiques sans augmentation des prélèvements obligatoires .

LES PERFORMANCES ÉCONOMIQUES ACTUELLES DE L'IRLANDE

2004

2005

2006

2007

2008

PIB

+ 4.3 %

+ 5.5 %

+ 5.1 %

+ 5.1 %

+ 4.5 %

Taux de chômage

4.4 %

4.4 %

4.4 %

4.4 %

4.4 %

Solde des administrations publiques

+ 1.5 %

+ 1.1 %

+ 1.0 %

+ 0.7 %

+ 0.7 %

Source : base de données des perspectives économiques de l'OCDE, n° 80.

2. Les aides européennes sont loin de tout expliquer

L'Irlande est l'illustration parfaite du principe de convergence économique qui prévoit le rattrapage des pays les moins développés de l'Union européenne par rapport aux plus avancés, puisque son PIB est passé successivement de 58 % de la moyenne communautaire à quinze en 1980 à 119 % en 2000 puis 142 % en 2006.

Aussi, pendant la période de rattrapage où son PIB était globalement inférieur au niveau communautaire 5 ( * ) , l'Irlande a-t-elle été l'un des principaux bénéficiaires des aides européennes , et plus spécifiquement des fonds structurels. Avec plus de 30 milliards d'euros entre 1973 et 1999, elle aura reçu environ cinq fois plus qu'elle n'a versé au budget communautaire .

Pourtant, bien que souvent invoqué comme la raison principale du rattrapage irlandais, le rôle joué par les aides communautaires doit être relativisé .

En effet, parmi les cinq pays qui ont reçu les deux tiers de l'ensemble des fonds structurels -Grèce, Espagne, Portugal, Irlande et Italie-, l'Irlande n'est pas le premier bénéficiaire des aides communautaires. Elle est dépassée par la Grèce et le Portugal, dont le rapport entre versements effectués et paiements perçus de leur adhésion jusqu'en 2000 aura respectivement été de un à sept et de un à six.

Or, ces deux pays n'ont pas connu une évolution comparable à celle de l'Irlande, leur PIB représentant respectivement, avant l'élargissement de 2004, respectivement 64 % et 51 % de la moyenne de l'Union européenne à quinze.

Si les études divergent sur la part de l'expansion irlandaise des années 1990 imputable aux aides européennes, celle-ci ne dépasse guère le tiers des taux de croissance réalisés. De surcroît, les aides européennes ne sauraient apparaître comme la cause mécanique du « miracle irlandais », celui-ci ayant débuté vingt ans après l'adhésion du pays à la Communauté européenne et s'étant poursuivi jusqu'à aujourd'hui, c'est-à-dire au-delà de la quasi disparition des aides.

En fait, à l'issue de sa mission, la délégation estime clairement que les aides européennes ainsi que l'appartenance de l'Irlande au marché intérieur ont surtout servi de levier à une stratégie de croissance d'abord et avant tout mise en place pour les Irlandais eux-mêmes .

3. Les ressorts de la croissance irlandaise

a) Un cadre vertueux qui a fonctionné de façon spectaculaire

La stratégie irlandaise a consisté à réussir son insertion dans les échanges internationaux en engageant un cercle vertueux reposant sur l'attractivité et la compétitivité .

Le premier élément de cette stratégie a été, à partir de 1988, la promotion des investissements directs étrangers (IDE). C'est ainsi que le stock d'IDE s'élève aujourd'hui à 169 milliards d'euros, pour un pays de seulement 4 millions d'habitants, ce qui représente 136 % de son PIB en 2006, contre 31,7 % pour la moyenne européenne.

Ces investissements ont été encouragés dans certains secteurs ciblés par le Gouvernement, à savoir :

- les technologies de l'information et de la communication, permettant ainsi au pays de devenir le premier exportateur mondial de logiciels et de produire un tiers des ordinateurs vendus en Europe ;

- les services financiers, avec la création en 1987 du centre international des services financiers, qui est aujourd'hui le premier centre de gestion de trésorerie d'Europe ;

- l'industrie pharmaceutique, qui aujourd'hui représente 44 % des exportations irlandaises grâce à la présence de 19 des 20 premiers groupes mondiaux ;

- et enfin le secteur de l'externalisation des services aux entreprises en général, comme en témoigne l'exemple bien connu des centres d'appels.

Le critère retenu dès l'origine pour sélectionner les secteurs à privilégier était leur capacité à permettre à l'Irlande de réexporter de façon compétitive les biens et les services en question vers le marché intérieur européen 6 ( * ) .

Ces objectifs ont d'ailleurs été largement atteints puisque les IDE sont à l'origine de 50 % du PIB irlandais et de 75 % des exportations de biens et de services, et donc du solde extérieur structurellement très excédentaire du pays : le taux moyen de couverture 7 ( * ) atteint 130 %, et même les 200 % dans les échanges avec certains grands pays européens dont la France 8 ( * ) .

La délégation de la commission a d'ailleurs pu pleinement appréhender la réalité de ces activités en visitant le siège irlandais de Google, leader mondial des moteurs de recherche sur Internet, d'où l'entreprise américaine fournit l'ensemble de ses services à destination de l'Europe et du Proche-Orient.

Au service de cette stratégie d'attractivité et de compétitivité, il est important de rappeler que le rôle des pouvoirs publics irlandais a été décisif . Comme cela a été clairement expliqué à la délégation par les responsables politiques du pays -à commencer par le Président du Sénat irlandais, rencontré à deux reprises-, les gouvernements successifs ne se sont pas limités à faire valoir les faibles coûts de production liés à la pauvreté relative du pays à la fin de 1980, ni même à identifier les secteurs les plus porteurs pour l'économie nationale.

Ils ont aussi et surtout engagé des réformes intérieures volontaristes et mis en place des outils de développement efficaces.

b) La mise en place d'un environnement fiscal et administratif favorable

L'une des particularités de l'Irlande depuis la fin des années 1980 a été d'offrir un niveau très bas de prélèvements obligatoires. L'impôt sur le revenu s'y établit à 12,5 % , contre une moyenne de 30 % pour l'Union européenne à vingt-cinq. Quant aux cotisations sociales, elles ne représentent que 17,25 % du salaire brut 9 ( * ) , contre plus de 32 % pour la moyenne communautaire.

De plus, les démarches administratives pour la création d'entreprises sont qualifiées par les investisseurs de très simples. L'Irlande évite toute « sur-réglementation » et réduit au maximum les coûts administratifs pour les entreprises. Au-delà de la simplicité des formalités, l'administration irlandaise adopte une attitude favorable et confiante vis-à-vis des entreprises.

Sur ce point, les membres de la délégation ont été frappés de constater que les impressions des entrepreneurs français qu'ils ont rencontrés corroboraient très largement le discours tenu par les services irlandais chargés de la promotion du pays.

c) Une stratégie volontariste de promotion

L'Irlande a adopté depuis 1987 une politique active d'accueil des investissements étrangers dont la cheville ouvrière est l'agence des investissements étrangers (IDA), avec laquelle la délégation a tenu une réunion de travail.

Cette agence remplit depuis une vingtaine d'années une fonction de démarchage systématique des firmes multinationales. Ces entreprises représentent aujourd'hui plus de 80 % des investissements étrangers, avec une forte dominante américaine à laquelle a incontestablement contribué la proximité linguistique et culturelle.

Il convient de préciser que cette proximité s'explique en partie par le rôle joué par la très influente communauté d'origine irlando-américaine 10 ( * ) , qui s'est engagée parallèlement dans les années 1990 dans le règlement du conflit d'Irlande du Nord et dans le développement économique de la République d'Irlande.

Au-delà de la seule promotion, l'IDA apporte aux investisseurs des aides sous forme de prestations gratuites facilitant l'installation (recherche de terrain, recrutement, montage de dossiers, coordination des intervenants ...), ainsi que des aides financières accordées en fonction du nombre d'emplois créés. Ces dernières se sont élevées à 87 millions d'euros en 2005 (65 en 2004), pour 12.600 emplois nouveaux cette même année. Les échanges sur ce point ont semblé particulièrement intéressants aux membres de la délégation, les méthodes permettant de contrôler l'effet économique et social des aides publiques irlandaises pouvant sans doute constituer un élément de référence intéressant pour d'autres pays tels que la France.

d) Une main d'oeuvre jeune, flexible et dynamique

La jeunesse est la première particularité de la population active irlandaise. Elle résulte, d'une part, du poids des jeunes dans la population totale , les moins de 25 ans représentant 36 % de la population, contre 29 % en France. Les membres de la délégation ont d'ailleurs été très frappés par l'omniprésence des jeunes dans les rues de Dublin, en apparence sans réel équivalent dans les villes françaises.

D'autre part, la jeunesse de la population active tient à la très bonne insertion des jeunes dans le monde du travail , où ils bénéficient du plein emploi général. Il s'agit d'une distinction importante avec la France où le taux de chômage des jeunes est quasiment le double de la moyenne nationale, alors même que leur taux d'activité est plus faible qu'en Irlande du fait d'une durée des études sensiblement plus longue.

Les jeunes Irlandais bénéficient toutefois d'un niveau de formation très satisfaisant puisque, comme en France, 35 % de la population des 25-34 ans possèdent un diplôme de l'enseignement supérieur, contre par exemple 20 % en Allemagne.

Quant à l'image de dynamisme général donnée par la main d'oeuvre irlandaise aux investisseurs internationaux, elle ne tient pas seulement à l'âge moyen des actifs. Elle s'explique aussi par une grande flexibilité des conditions d'emploi , qui participe pleinement de ce qu'il convient d'appeler le modèle « anglo-saxon » ayant cours en Irlande, qui apparente très largement son droit du travail à celui ayant cours aux Etats-Unis ainsi qu'au Royaume-Uni depuis le début des années 1980.

Un droit du travail irlandais tourné vers la flexibilité

Si le contrat à durée indéterminée constitue la référence, le formalisme est réduit au minimum, l'employeur devant seulement mentionner les « principales caractéristiques de l'emploi ».

La durée légale du travail est de 48 heures.

Il n'existe pas de durée maximale de travail ni de limite au renouvellement des contrats à durée déterminée.

La procédure de licenciement est très souple.

Il convient enfin de rappeler que ces éléments de flexibilité s'ajoutent à un niveau de cotisations sociales qui se situe quasiment à la moitié de la moyenne européenne.

4. La stratégie irlandaise a pu bénéficier d'un consensus politique et social depuis plus de vingt ans

L'un des grands atouts de la stratégie de croissance irlandaise est d'avoir pu s'appuyer sur un véritable « pacte social » qui n'a pas été remis en cause par les alternances politiques, et a su évoluer en prenant trois formes successivement.

La première version de ce pacte fut le Program for national recovery 11 ( * ) négocié en 1987 par les partenaires sociaux sur la base de la Strategy for development, élaborée par le Conseil économique et social irlandais dans le but de surmonter les graves difficultés économiques du pays.

Ce cadre politique cohérent comportait trois volets : le cadre macroéconomique, la redistribution et l'ajustement structurel . Au niveau macroéconomique, le mot d'ordre était de préserver un faible niveau d'inflation et d'assurer la croissance de la demande. S'agissant de la redistribution, l'objectif, double, était de maintenir la compétitivité du pays en même temps qu'une certaine équité. Le troisième point concernait l'ajustement structurel pour promouvoir le changement et l'innovation sur le lieu de travail et la formation aux nouvelles technologies.

L'accord imposait également des limites à l'augmentation des salaires dans les secteurs public et privé pour une période de trois ans. Cette modération salariale a été compensée en partie par une réduction des impôts. Les négociations du pacte ont eu lieu tous les trois ans et se sont poursuivies jusqu'en 2000. Le processus a toujours associé consultations, négociations et arrangements, le Gouvernement fournissant le cadre des travaux, le but étant de parvenir à un consensus.

Le rôle des partenaires sociaux a toutefois évolué au cours de ces vingt années de dialogue social. Les partenaires sociaux se coordonnent davantage en amont, ce qui conduit le Gouvernement à utiliser moins directement son autorité. Ce dernier joue de plus en plus un rôle de facilitateur dans la délibération et veille à l'équilibre entre les intérêts de chacun.

Une seconde période fut ouverte en 2000 avec l'élargissement du dialogue à la société civile. C'est ainsi que la nouvelle version du consensus, appelé Partnership 2000 12 ( * ) , intégra pleinement dans les phases de consultation et de négociation les différentes structures telles que les associations familiales, les églises catholiques et protestantes, et surtout les associations à vocation sociale telles que les associations des personnes sans emploi ou les principales associations caritatives. Cette ouverture faisait suite aux critiques adressées au Gouvernement et aux partenaires sociaux pour leur insuffisante lutte contre l'exclusion sociale dans une Irlande devenue prospère.

Le déroulement des négociations dans le cadre de Partnership 2000

Pour tous les accords conclus depuis Partnership 2000 , le pacte social a été négocié par le Gouvernement avec les partenaires sociaux divisés en quatre groupes : les employeurs, les syndicats, les agriculteurs et la société civile. Le pacte se divise en deux parties :

- d'une part, les aspects macroéconomiques, l'infrastructure, l'environnement et la politique sociale ;

- et d'autre part, les accords salariaux.

Dans ce cadre, tous les partenaires sociaux négocient le premier volet. La question plus épineuse des salaires et des droits des salariés est négociée uniquement par le Gouvernement, les employeurs et les syndicats. Lors des séances plénières, les négociations sont menées par les services du Premier ministre, ces derniers élaborant sur la base de ces discussions un texte de travail pour chaque chapitre de l'accord. Ce texte est ensuite négocié bilatéralement avec les différents groupes et le vote final a lieu au terme des négociations et porte sur l'intégralité du document. Comme depuis 1987, l'objectif recherché en prévision de ce vote demeure le consensus.

Quant à la troisième phase de la programmation, elle a été ouverte par le dernier accord signé en 2006, intitulé Towards 2016 13 ( * ) , qui couvre la décennie à venir.

TOWARDS 2016

Le dernier accord signé en 2006 couvre une période de dix ans. 24 organisations ont participé aux négociations du texte, plus ambitieux que les précédents dans la mesure où il comporte une vision de la société à plus long terme.

Cet accord adopte une nouvelle approche, Life cycle framework 14 ( * ) , où des priorités sont définies pour chaque phase de la vie -enfants, jeunes actifs, actifs, personnes âgées- et pour les personnes handicapées. L'objectif est de promouvoir la société de la connaissance tout au long de la vie et de mettre en place une politique intégrée sur le plan économique et social. La deuxième partie, sur les salaires, est renégociable après 27 mois. La mise en oeuvre de l'accord est vérifiée lors de réunions trimestrielles où le Gouvernement et les partenaires sociaux rendent compte des progrès accomplis sur chacun des chapitres.

B. LA DÉLÉGATION ESTIME QUE LE SUCCÈS IRLANDAIS POURRAIT INSPIRER LA FRANCE SUR QUELQUES POINTS PRÉCIS

1. Comparaison n'est pas raison, en particulier avec un pays 15 fois moins peuplé que le nôtre

Outre le fait que l'Irlande a longtemps été un pays en rattrapage économique bénéficiant d'un taux de croissance élevé du fait de ses faibles coûts de production et des aides européennes reçues, la taille constitue un élément majeur de différenciation entre les deux pays .

a) La taille de l'Irlande autorise une spécialisation sectorielle peu transposable dans un grand pays

La population de l'Irlande, soit 4 millions d'habitants, étant identique à celle de la région Nord-Pas-de-Calais, il est aisé de comprendre à quel point la spécialisation sur quelques « niches » peut permettre d'assurer la prospérité du pays 15 ( * ) .

Les chiffres de l'économie irlandaise montrent que les seuls flux financiers liés aux investissements de firmes multinationales et aux exportations de biens et de services vers les grands marchés de ses voisins européens suffisent à constituer plus des trois quart du PIB de ce pays de taille modeste.

Or, une telle stratégie ne saurait à elle seule alimenter dans les mêmes proportions la croissance d'un pays aux dimensions de la France, dont les partenaires disposent de marchés domestiques beaucoup plus importants que le sien.

b) Le caractère relativement soutenable d'un développement géographiquement localisé

Si la spécialisation de l'économie irlandaise est possible au niveau sectoriel, elle l'est aussi, dans une certaine mesure, au niveau géographique. En effet, dans ce pays de 70.282 km², soit trois fois la Bretagne, près de 40 % de la population vit dans les agglomérations côtières de Cork et de Dublin, toutes deux situées dans un rayon de 100 kilomètres par rapport au centre du pays.

Il est dès lors moins difficile que dans un grand pays de miser sur le développement de quelques pôles économiques, dans la mesure où ceux-ci peuvent diffuser leurs effets dans un rayon de 50 à 100 kilomètres, c'est-à-dire quasiment jusqu'au centre de l'Irlande.

La délégation a pu s'en rendre compte en visitant une exploitation agricole située à 60 kilomètres de Dublin.

Ces effets de diffusion rendent les préoccupations de cohésion territoriale nécessairement beaucoup moins pesantes dans les « petits » pays que dans les « grands », permettant aux premiers de miser l'essentiel de leur stratégie sur quelques pôles et leur voisinage.

Il convient toutefois de noter que les enjeux réels d'aménagement du territoire existent en Irlande, d'une part du fait de la très faible densité de population 16 ( * ) , d'autre part du fait de l'existence de disparités régionales très fortes 17 ( * ) , et enfin en raison du retard pris dans l'équipement du pays en infrastructures de transport, comme la délégation a pu le constater.

2. L'idée du consensus national pour sortir des difficultés ne peut manquer d'interpeller la France de 2007

Les membres de la délégation ont été très sensibles à l'idée que l'existence du pacte social consensuel et stable avait pu être un des leviers essentiels du miracle économique irlandais.

Bien évidemment, la transposition de cet exemple en France n'est pas aisée, et ce pour deux raisons essentielles :

- d'une part, le point de départ de l'Irlande était celui d'un pays pauvre qui aspirait à se développer, alors que la France est plutôt dans une posture de défense de son modèle social ;

- d'autre part, le consensus politique est sans doute moins difficile à obtenir en Irlande où le clivage entre les deux grands partis de gouvernement ne s'est pas établi historiquement sur les questions économiques et sociales 18 ( * ) , mais sur l'attitude à adopter vis-à-vis de l'ex colon britannique 19 ( * ) , notamment s'agissant de l'Irlande du Nord.

Si ces différences sont évidentes, il convient d'observer que les difficultés économiques, face auxquelles l'Irlande a réagi à la fin des années 1980 étaient très proches de celles que connaît structurellement notre pays , à savoir : une croissance faible, un chômage de masse durable et des déficits publics importants malgré une forte pression fiscale.

Il est très probable que les contours d'un pacte social français seraient différents de ceux retenus par l'Irlande, ne serait-ce qu'en raison des spécificités de l'environnement économique et culturel anglo-saxon dans lequel évolue l'Irlande, entre ses voisins britanniques et ses fortes attaches américaines. De même, la question du partenariat social ne se pose pas dans les mêmes termes entre l'Irlande, où le taux de syndicalisation dépasse 50 %, et la France, où il est inférieur à 8 %.

Mais aux yeux des membres de la délégation , toute appartenance politique confondue, ceci n'invalide pas pour autant l'intérêt qu'il pourrait y avoir à rechercher au niveau national les moyens de formuler une vision commune de l'intérêt de la France dans la mondialisation et d'en déduire une stratégie dans laquelle s'inscriraient des accords gagnant-gagnant entre l'Etat, les entreprises, les salariés et le reste de la société .

Les différences de situation et de culture politique entre les deux pays ne doivent pas faire obstacle à ce que, à tout le moins, le modèle irlandais contribue à une réflexion sur le modèle français, s'agissant notamment :

- du rôle du Conseil économique et social ;

- de l'élargissement du dialogue social aux institutions de la société civile, notamment les associations de lutte contre l'exclusion et la pauvreté, et les associations de chômeurs ;

- ou de la façon dont pourraient être inscrits à l'ordre du jour de la conférence annuelle des partenaires sociaux français des sujets tels que la compétitivité globale de l'économie française pour la mise en oeuvre de nouvelles technologies et de nouvelles méthodes de travail ainsi que l'évolution des salaires à moyen terme.

3. Les enseignements de la rencontre avec les jeunes Français travaillant en Irlande

a) Un des objectifs de la mission : dépasser l'image d'Epinal du jeune expatrié portant sur l'eldorado anglo-saxon

Au titre des enseignements susceptibles d'être tirés pour la France de sa mission d'information en Irlande, la délégation a souhaité rencontrer des jeunes qui avaient choisi d'y aller travailler, afin de connaître leurs motivations, instructives à la fois sur les ressorts du succès irlandais et, sur les difficultés ou les attentes d'une certaine partie de la jeunesse en France.

A ce titre, un des moments forts de la mission a été, outre la découverte d'une agence spécialisée dans l'immigration de jeunes Français, la séance de questions-réponses organisée chez Google entre les membres de la délégation et une quarantaine de jeunes Français, aux parcours et aux profils très variés, actuellement employés au siège européen du moteur de recherche à Dublin 20 ( * ) .

La délégation en a retenu qu'au-delà des raisons strictement économiques expliquant ces expatriations, nombre de jeunes compatriotes découvraient en Irlande des comportements qu'ils auraient sans doute aimer trouver dans leur propre pays.

b) Des raisons économiques « classiques »

L'émigration d'environ 500 jeunes Français chaque année vers l'Irlande -essentiellement Dublin- s'explique d'abord mécaniquement par la coexistence d'un fort chômage des jeunes en France 21 ( * ) et d'une situation de quasi plein emploi en Irlande, la différence du simple ou double des taux de chômage s'expliquant sans doute largement par le différentiel du même ordre concernant les taux de croissance de deux pays.

Mais au-delà des seules données quantitatives, l'élément linguistique joue un rôle important. Du côté des offres d'emploi, les entreprises basées en Irlande, qu'il s'agisse de filiales de groupes français ou d'entreprises d'autres origines, ont besoin de collaborateurs francophones compte tenu des marchés importants que représente la France, la Belgique, la Suisse francophone et le Luxembourg pour les services -à commencer par les centres d'appels- ou les marchandises, exportées au départ de l'Irlande

A l'inverse, les jeunes Français qui n'ont pas encore trouvé une situation professionnelle satisfaisante savent que le fait de posséder une expérience professionnelle dans un pays anglophone constitue un réel atout sur le marché du travail. Cet argument est aussi bien cité par des jeunes qui auraient connu des difficultés d'insertion en France que par des jeunes diplômés des grandes écoles.

c) Confiance, reconnaissance et liberté

S'agissant de la description, généralement très positive, faite par les jeunes de leur expérience irlandaise, il est possible d'en retirer deux types d'enseignements.

En premier lieu, certains récits traduisent surtout le passage de situations de déception, d'amertume ou d'impatience vécues sur le marché du travail français 22 ( * ) à des situations de reprise de confiance et de reconnaissance acquises en Irlande du simple fait de se sentir utile et considéré.

Il s'agit sans surprise d'une conséquence du plein emploi, puisque ces phénomènes se produisent aussi en France, lorsque la croissance d'un secteur 23 ( * ) ou la pénurie de main d'oeuvre 24 ( * ) conduisent les entreprises à donner davantage leur chance à des nouveaux arrivants en se montrant moins exigeants quant aux références des candidats.

En second lieu toutefois, d'autres éléments du discours des jeunes travailleurs semblaient aller au-delà de la simple satisfaction d'avoir pu s'insérer professionnellement. Dans ces cas, étaient mis en avant certains traits de la société irlandaise particulièrement appréciés par les jeunes en question.

Ainsi, l'absence de formalisme à l'embauche était perçu par certains comme un synonyme de dynamisme et d'ouverture, même lorsqu'ils étaient tout à fait conscients qu'il serait fait preuve de la même flexibilité en cas de licenciement.

De même, plusieurs d'entre eux semblaient sensibles à l'idée que, dans l'entreprise irlandaise, il est moins important de posséder les bons diplômes que de faire ses preuves, la rémunération comprenant une part variable qui représente couramment 30 à 60 % du salaire global.

De plus, les jeunes Français interrogés semblaient apprécier des rapports quotidiens moins formalistes 25 ( * ) et plus confiants 26 ( * ) au sein des entreprises qu'en France.

Par ailleurs, plusieurs des intervenants ont souligné, par opposition à la France, la facilité avec laquelle on trouvait un logement du jour au lendemain, sans besoin de plus de garantie qu'un mois de loyer payé d'avance.

Tout ceci s'ajoutant à un profil démographique particulièrement jeune et à l'optimisme ambiant dû à la forte croissance, il n'était pas surprenant que la plupart des jeunes rencontrés disent avoir le sentiment d'évoluer dans une atmosphère dynamisante, loin des doutes et de la « sinistrose » qu'ils avaient peut-être ressentis avant leur départ.

Un des enseignements précieux de la mission aura été de partager et de ressentir cette atmosphère extrêmement positive, aussi bien lors des rencontres officielles que dans les rues de Dublin 27 ( * ) .

Toutefois, les membres de la délégation ont, aussi, bien noté qu'à travers leur expérience, ces jeunes interrogeaient leur pays d'origine, d'autant plus qu'ils étaient nombreux à souhaiter y retourner.

d) Des jeunes lucides pour qui il n'existe pas de « mirage irlandais »

Il a été particulièrement frappant pour la délégation d'entendre plusieurs jeunes faire état de leur souhait de rentrer en France après quelques années. L'argument avancé était moins le « mal du pays » que l'idée selon laquelle les conditions de travail (notamment en termes d'horaires), le coût du logement et la médiocrité des systèmes de santé rendaient difficilement envisageable une installation à long terme, et en particulier la fondation d'une famille.

Ces remarques étaient d'autant plus intéressantes qu'elles émanaient de jeunes qui avaient déjà « franchi le pas » et qui ne faisaient pas partie de ces nombreux émigrés rebroussant chemin, découragés d'avoir appris qu'ils ne retrouveraient pas en Irlande la plupart des garanties sociales existant en France 28 ( * ) .

A l'inverse, à l'adresse directe des sénateurs français de la délégation, ces jeunes interlocuteurs ont fait valoir qu'ils reviendraient d'autant plus volontiers en France qu'ils pourraient y retrouver un peu des bons aspects du système irlandais, tels que la confiance, la reconnaissance du mérite et de la compétence ou encore la possibilité de prendre davantage d'initiatives.

Ces rencontres ont été d'autant plus enrichissantes pour la délégation qu'elles intervenaient trois mois après la crise du CPE 29 ( * ) , dont le maître mot avait semblé être le refus d'une certaine flexibilité.

Sans épuiser cette question, les échanges ont permis de mettre en lumière que certains de nos jeunes compatriotes seraient peut-être enclins à accepter davantage de souplesse ou de flexibilité si ces dernières n'étaient pas toujours à leur détriment, c'est-à-dire si l'on pouvait aussi voir sa position et sa rémunération évoluer au sein de l'entreprise avec une certaine souplesse, ou si l'on pouvait prendre un logement en location de la même façon.

A l'inverse, il semble qu'il leur apparaît plus difficile d'accepter une forme de flexibilité quand l'ensemble de la société est basée sur des logiques de statuts et de garanties, comme c'est en grande partie le cas de la société française.

Ainsi, l'exemple des réussites actuelles de l'Irlande peut-il, sur certains points, constituer un élément de réflexion utile quant aux besoins d'évolution de l'économie de la société française.

Mais ceci ne signifie pas pour autant que l'évolution de l'Irlande soit elle-même exempte d'incertitudes, voire d'objets d'inquiétudes.

* 1 Cf. Annexe I.

* 2 Cf. Le programme de la mission en annexe IV.

* 3 Ce taux est stable autour de 5 % sur la période allant de 2004 aux prévisions pour 2007.

* 4 L'Irlande est le deuxième pays européen derrière la Finlande s'agissant du niveau de prix du foncier et du logement.

* 5 Et, en particulier, au cours de la période où chacune des cinq provinces étaient classées en objectif 1 car présentant un PIB inférieur ou égal à 75 % de la moyenne communautaire.

* 6 La part de l'Union européenne dans les exportations irlandaises s'établit d'ailleurs à 64 %, et à 47 % si l'on excepte le Royaume-Uni.

* 7 Rapport entre les exportations et les exportations de biens et de services.

* 8 Cf. annexe II.

* 9 Dont 10,75 % pour la part patronale et 6,5 % pour la part salariale.

* 10 Entre la famine de 1848 et la fin du XIXè siècle, plus de 5 millions d'Irlandais ont émigré vers l'Amérique du Nord, chiffre à rapporter aux 4 millions d'habitants actuels du pays.

* 11 Programme national pour le redressement économique.

* 12 Partenariat 2000.

* 13 Vers 2016.

* 14 Cadre de travail fondé sur le cycle de vie.

* 15 A la réserve près que la faiblesse des systèmes sociaux et de redistribution aboutissent à laisser perdurer un taux de pauvreté proche de 20 %.

* 16 Avec 56 habitants par km² en moyenne, l'Irlande présente la plus faible densité de population de l'Union européenne.

* 17 Qui opposent Dublin, sur la côte est, aux régions beaucoup plus traditionnelles du Connemara et du Galeway sur la côte ouest.

* 18 Alors que c'était le cas dans la plupart des pays européens.

* 19 Il s'agit du Fianna Gael , plutôt de centre-gauche et moins radical vis-à-vis du Royaume-Uni, et de Fianna Fail, actuellement au pouvoir, plus conservateur et plus fortement teinté d'une certaine forme de nationalisme.

* 20 Dublin et sa région (le Leicester) concentrant d'ailleurs 75 % des 21.000 Français résidant en Irlande.

* 21 18 % fin 2006.

* 22 Ces situations étant liées soit à des périodes de chômage, soit à l'enchaînement des stages ou d'emplois peu valorisants, car sans rapport avec les compétences du candidat.

* 23 Comme c'était le cas dans les secteurs touchant à la « nouvelle économie » entre 1998 et 2001.

* 24 Comme c'est le cas aujourd'hui dans le BTP.

* 25 La hiérarchie est moins présente que dans les organisations françaises. En Irlande, on cultive l'idée que l'on travaille avec quelqu'un et non pour quelqu'un.

* 26 A Dublin, ville d'un million d'habitants, il est encore, en principe, d'usage de laisser sa porte ouverte et de ne pas cadenasser sa bicyclette.

* 27 En particulier pendant la coupe du monde de football, lors de laquelle la communauté des jeunes Français a eu l'occasion de manifester à la fois son enthousiasme et un certain attachement à son pays.

* 28 La durée du travail et les congés, les garanties attachées à un CDI, l'accès aux soins, voire, d'après certains témoignages..., les tickets restaurant.

* 29 Contrat première embauche.

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