FACILITER L'ACCÈS À TOUTES LES LITTÉRATURES EUROPÉENNES

Mme Ippolita AVALLI, romancière et poète italienne : Je suis très honorée d'avoir été invité à m'exprimer, en tant qu'écrivaine italienne et européenne, sur un terme particulièrement pertinent : l'accès et l'enseignement de la littérature européenne, en particulier de celles qui sont le moins diffusées.

Sous des formes variées, la littérature crée un monde imaginaire capable d'interagir avec le monde réel. Elle nous permet de connaître la culture particulière dont elle est l'expression ainsi que des existences inconnues, différentes de la nôtre. Flaubert disait que si un écrivain a dans l'idée de réaliser une oeuvre universelle, il n'arrivera nulle part. Au contraire, un écrivain doit partir de lui-même. Plus il parvient à donner vie à ses propres spécificités humaines et culturelles, plus il est à même de se rapprocher de l'autre comme de se rapprocher de l'universalité.

C'est pourquoi je suis convaincue que nous devons créer les conditions d'un accès plus facile et plus familier aux différentes littératures nationales, afin non seulement d'augmenter le potentiel et les capacités des individus mais aussi de développer une identité culturelle commune aux Européens.

Littérature et langue ne sont pas une seule et même chose. Du côté linguistique, on assiste depuis un certain temps à un processus qui semble une forme de signal d'alarme et qui doit nous inciter à mener une véritable réflexion : le pragmatisme, les échanges commerciaux, les technologies, les facilités de déplacement, les flux d'informations ont eu pour conséquence la création d'une langue hybride, sorte d'anglo-américain qui suffit à peine pour que les procédures soient menées à bien mais qui risque de mettre au rebut toutes les autres langues européennes et d'en faire des langues minoritaires et accessoires. Cet hybride est né dans les aéroports, lieux de rencontres fortuites, qui permettent de partager un destin commun l'espace de quelques heures. Cette langue s'étend grâce à l'Internet et la musique. Ce sont surtout les jeunes qui l'ont adoptée massivement parce qu'ils sont à même d'utiliser cette langue souple, qui les rassure, qui leur permet un minimum de communication, qui leur évite de se sentir gênés quand ils ne parlent pas très bien. Il s'agit donc d'une langue qui risque en tant que telle de produire bientôt sa propre littérature. Ce mouvement vivant provoque un véritable raz-de-marée et il serait donc politiquement insensé et historiquement erroné d'essayer d'y mettre fin. D'ailleurs, pourquoi s'y opposer : c'est une véritable force qui naît du désir légitime d'être compris, d'échanger sur un pied d'égalité et de se sentir partie intégrante d'une communauté. Et nous savons combien la communication a transformé qualitativement les rapports au savoir.

Si parler une langue commune revêt une importance politique énorme, l'hypothèse de l'avènement d'une langue unique, qui serait par la force des choses hégémonique, constitue un scénario inimaginable d'un strict point de vue culturel. Je m'inquiète des conséquences que cela pourrait avoir. Pourtant, cette évolution est peut-être inévitable. Il est possible que nous vivions demain dans un monde où l'on ne parlera plus que trois ou quatre langues, mais où un auteur traduit en anglais verra le nombre de ses lecteurs augmenter de façon spectaculaire. Nos langues européennes ne sont-elles pas dignes de survivre ? Cela dépendra surtout d'une volonté politique qui s'exprime dès aujourd'hui.

Les langues des littératures européennes passent par l'éducation : il faut enseigner les langues en milieu scolaire dès le plus jeune âge afin de rendre nos enfants bilingues pour qu'ils puissent non seulement utiliser les Playstation mais aussi lire les fables et les oeuvres de la littérature européenne. Une seule strophe de poésie donne accès à des univers tout entiers. Créons chez les jeunes la curiosité ainsi que la proximité qui confère un sentiment d'appartenance. Donnons leur les modèles et les outils nécessaires pour apprécier et découvrir les autres pays de l'Union. Il ne faut pas attendre qu'ils expriment la volonté d'aller étudier dans un autre pays, il faut insister sur l'apprentissage de la lecture. La lecture est un plaisir mais aussi une nécessité : pour bien parler et bien écrire il faut bien lire et pour communiquer dans ce monde compétitif, il faut disposer de l'écrit.

Comment venir en aide à la littérature ? Celui qui écrit place quelque chose là où il y aurait eu un vide. Un roman, un récit ne sont pas seulement des représentations fidèles à la réalité qui les a inspirés, ils ont leur propre structure, leur autonomie, ils sont un modèle de vie et de comportement. Le bassin de la littérature des pays de l'Union est riche, incroyablement riche en modèles de vie. La production des auteurs de ce bassin constitue un capital immense qui doit faire changer les choses.

Je souhaite dire quelques mots de la situation en Italie.

Sur PartBase, qui est l'une des pages principales institutionnelles du site Internet officiel de l'Union dédié à la plateforme européenne des programmes de recherche des partenaires de la communauté, sept langues disposent d'un lien actif : l'anglais, le français, l'allemand et l'espagnol, auxquelles on a ajouté le finnois, le danois et le néerlandais. Mais le lien italien n'est pas encore actif, pas plus que le lien portugais. Cela tient à une défaillance de nous-mêmes, Italiens, et je lance ici un appel solennel aux hommes politiques de mon pays pour qu'ils renoncent à leurs luttes intestines et pour qu'ils approuvent les réformes qui mettront enfin notre pays en phase avec l'Europe. Il ne s'agit pas seulement de débattre de la sécurité, du bien-être ou de la réforme du système électoral ou de savoir s'il faut adopter un modèle allemand ou un modèle espagnol. Il faut tout simplement rappeler à tous, jeunes ou moins jeunes, que nous ne pouvons savoir où nous allons si nous oublions nos racines et notre histoire. C'est ce que nous fûmes qui définit ce que nous sommes. Nul parmi nous ne doute de la grandeur de notre patrimoine linguistique et culturel. Mais il ne suffit pas de créer et de penser si les actes ne suivent pas. C'est à Palerme, avec l'école sicilienne, qu'est née la poésie moderne ; on doit à Giotto la perspective ; le code Romain est encore en usage aujourd'hui ; c'est en italien que fut écrite la plus grande oeuvre poétique occidentale, La Divine Comédie ; la Renaissance a révolutionné l'art de la peinture ; l'Italie détient 65 % des oeuvres d'art du monde ; sa florissante tradition dans le domaine de l'opéra a fait que, pendant longtemps, l'apprentissage de l'italien était obligatoire pour obtenir un diplôme d'un conservatoire américain ; nous avons des prix Nobel, des écrivains, des peintres, des musiciens, des intellectuels. Pourtant, dans l'imaginaire collectif, nous sommes le pays de la pizza, de la mode, des Ferrari, de la coupe du monde de football, des vacances et de la mafia... Quel dommage qu'alors que les statistiques montrent une recrudescence de l'intérêt pour l'enseignement de notre langue, à Florence et ailleurs on ferme les écoles de langue dans l'indifférence la plus totale des pouvoirs publics.

Et que dire de la façon dont on traite nos traducteurs ? Montale disait que, pour traduire une poésie, il faut être soi-même poète. Nous avons d'excellents traducteurs, mais ils sont rares parce que l'on encourage trop peu l'étude des langues, parce qu'on traite mal leur enseignement, parce qu'on paie mal les traducteurs qui sont en fait des médiateurs du sens, qui jouent en tant que tels un rôle fondamental, qui ont une responsabilité énorme et qui doivent être soutenus et mis en valeur.

Il faudrait que ce colloque débouche sur des programmes qui prennent soin de la biodiversité des littératures des langues européennes, en particulier des plus faibles parce que moins diffusées. Nous devons élaborer de nouvelles stratégies, avoir la force et l'autorité nécessaires pour les faire approuver dans des enceintes institutionnelles. Souvent, quand je lis un auteur étranger, je regrette de ne pas trouver le texte original sur la page en vis-à-vis. Pourquoi le fait-on pour les poèmes et non pour les romans ? Cela serait certes onéreux, mais on pourrait peut-être se contenter du premier chapitre. Au moins aurait-on ainsi une saveur, un parfum, un peu comme lorsqu'on part en voyage et que l'on fait des photographies auxquelles on associe ensuite des souvenirs qui donnent envie de retourner sur place.

Si, comme le dit Cioran, une langue est un lieu que l'on habite, j'aime à penser aux littératures européennes comme si elles étaient autant de maisons avec chacune son propre caractère, sa propre forme, ses spécificités. Je les imagine au creux de cette vallée qu'on appelle l'Europe et je suis heureuse de penser que ceux qui les habitent ont dans la poche les clés de toutes les autres !

M. Valentine CUNNINGHAM, Professeur de langue et littérature anglaise, Université d'Oxford : On m'a demandé de traiter de l'enseignement de la littérature britannique.

Si, dans mon pays, cette discipline s'appelle tout simplement « anglais », il me semble que l'enseignement doit aussi avoir pour objectif de maintenir en vie la littérature, car il s'agit bien d'une activité vivante.

Je n'ai pas une interprétation étroite du fait littéraire et de ce que l'on enseigne dans les écoles et dans les universités britanniques. Pour moi, la littérature est un processus de grande envergure et de longue haleine. Il faut donc faire passer aux étudiants les idées de la synchronicité du fait littéraire, de son évolution chronologique, de son caractère dynamique et vivant, ainsi que de sa dimension européenne.

L'objectif de l'enseignement est bien évidemment de former un lecteur, vif et critique, des écrits contemporains dans leur grande diversité, mais qui connaisse aussi la tradition de la littérature britannique et qui n'oublie jamais la scène européenne. T. S. Eliot, bien qu'il fût Américain, disait que le poète doit écrire avec « en lui l'esprit d'Europe » . Cet esprit devrait aussi animer le lecteur idéal.

La littérature britannique est une affaire transnationale : essentiellement anglaise, elle inclut aussi la littérature irlandaise, écossaise et galloise ; elle s'inspire des migrations, des invasions, des incursions sur notre territoire et dans notre conscience culturelle ; elle est française et espagnole, classique et moderne. C'est une littérature d'assimilation, africaine, américaine, antillaise, polonaise.

Lorsque je suis allé voter pour le référendum d'adhésion du Royaume-Uni à l'Union européenne, j'avais deux choses présentes à l'esprit. Je me demandais d'abord si j'aurais du vin français meilleur marché et mon voeu n'a hélas pas été exaucé... Mais je pensais aussi à la correspondance de Milton avec ses amis en Italie et je lui ai en quelque sorte rendu hommage en votant « oui ».

Pour en venir plus spécifiquement à l'enseignement de la littérature, il est frappant de constater qu'il n'existe pas chez nous de littérature comparée dans les écoles mais qu'elle est aussi pratiquement absente de l'université, si ce n'est pour ce que l'on appelle les langues modernes. Or, ceux qui s'intéressent à ces langues au niveau du baccalauréat sont rares : de moins en moins d'élèves choisissent d'étudier le russe, l'espagnol, l'allemand, l'italien. Quelques uns s'intéressent encore au français, mais le portugais, le suédois et bien d'autres langues n'ont pratiquement aucun adepte. L'enseignement des langues est ainsi en train de disparaître de nos écoles, tout comme ont pratiquement disparu le grec et le latin. On parle ainsi aujourd'hui de lycéens « monolingues ».

Il en va logiquement de même à l'université : celles qui enseignent les langues étrangères ont du mal à recruter des étudiants. À Oxford, on enseigne le latin au niveau débutant, ce qui signifie que l'on ne trouve personne qui ait déjà étudié cette langue !

Pourtant, 15 000 élèves s'inscrivent chaque année en littérature anglaise et c'est le sujet qui intéresse le plus les élèves. On a toutefois constaté cette année pour la première fois une diminution des inscrits en cours d'anglais à Oxford. On observe également une féminisation de cette filière, dans laquelle les jeunes filles sont aujourd'hui près de 75 %. On en vient ainsi à ouvrir des collèges qui leur sont destinés à Oxford et à Cambridge. Les jeunes hommes, en particulier noirs et métis, sont de facto exclus de ces études.

Au sein de l'enseignement de la littérature, les possibilités sont extrêmement nombreuses. En 2004, on comptait 170 auteurs dont l'étude était obligatoire. Dans les plus anciennes universités, on enseigne un très grand nombre d'auteurs et on étudie la littérature française ainsi que la traduction en anglais d'oeuvres étrangères.

Il est toutefois inquiétant que les oeuvres les plus anciennes soient délaissées. C'est vrai en particulier dans les écoles et dans les lycées où l'on étudie essentiellement des auteurs modernes et où les élèves n'ont jamais lu Milton, Defoe, Swift et même Dickens. La commission des programmes n'impose en fait que l'étude d'une pièce de Shakespeare. Dans ces conditions, le canon littéraire des élèves et leur sens de l'histoire sont singulièrement parcellaires et il est frustrant d'enseigner l'anglais dans les écoles. Cette perte du sens de l'histoire fait aussi perdre de vue le caractère multiculturel du passé du Royaume-Uni. Dans les universités, on tente ensuite de combler ce déficit, mais c'est très difficile.

Dans les écoles comme dans les universités, on constate également que la poésie est menacée par la prééminence des oeuvres de fiction et des pièces de théâtre. Le XVIII e siècle a à peu près disparu de l'enseignement. On constate en revanche une véritable obsession pour la littérature de la Première guerre mondiale aux dépens de figures plus classiques. Au niveau universitaire, à part quelques vieilles universités anglaises et écossaises, l'enseignement de la littérature est en régression. Dans les établissements les plus récents, on peine à donner une idée d'une certaine continuité littéraire. En fait, la littérature américaine envahit tout ce qu'on appelle les english courses . C'est l'effet de la mondialisation, mais on devrait plutôt appeler celle-ci la « nord-américanisation » ;

D'autre part, lorsqu'on lit encore, on se contente de plus en plus d'extraits, de photocopies, mais pas de livres. S'il y a des conseils à donner pour faire une éducation littéraire c'est, de grâce, de lire des livres entiers. On vend de plus en plus d'ouvrages, certes, notamment grâce aux clubs de livres qui fleurissent dans toutes les villes. Mais que vend-on ? Plus du tout de poésie, en tout cas un tout petit nombre de poètes. On vend des ouvrages d'informatique, de cuisine, de jardinage, de sports. De plus en plus de gens lisent aussi, mais ils lisent sur Internet. Les bibliothèques publiques sont devenues des centres de ressources médias, dans lesquelles les livres tiennent une place secondaire. Quand aux clubs d'achat de livres, ils ont comme membres des dames bourgeoises, d'un certain âge, et blanches.

M. le PRESIDENT : Cette description devrait en interpeller plus d'un.

Mme Jutta BECHSTEIN-MAINHAGU, Directrice du bureau de liaison littéraire du Goethe Institut de Bordeaux : Je suis un peu confuse, après ces exposés, de représenter une littérature nationale, plus exactement un centre culturel national, le Goethe Institut. J'ai eu l'impression que tous les instituts nationaux devraient se transformer en instituts européens - en dehors de notre continent, ce serait d'ailleurs une idée intéressante. Le Goethe Institut, par exemple ce sont 140 établissements, dans 81 pays, qui assurent des cours de langue, des manifestations culturelles et mettent à disposition des bibliothèques publiques.

Mon propos se place sur un plan très pratique. Le Goethe Institut est passé d'une politique de bibliothèques à une politique de promotion de la littérature de langue allemande dans tout l'espace francophone, en recourant aux nouvelles technologies de l'information, en favorisant la présence d'auteurs allemands, en jouant un rôle de médiateur. C'est ainsi que je dirige un bureau de liaison littéraire à Bordeaux, qui organise des manifestations en France pour donner accès à cette culture de langue allemande.

Ce que je constate, c'est que la France traduit beaucoup, plus que le monde anglophone ne le fait, assurément ; que la littérature de langue allemande est très présente et qu'il y a une grande demande à son égard. Il y a quelques décennies, ce sont de grandes manifestations qui jouaient un rôle déterminant, par exemple de grandes expositions qui mettaient en valeur un courant artistique. Dans les années 1970, avec l'exposition Caspar David Friedrich, on découvrit le romantisme, le rêve, l'inconscient, dans une Europe où la psychanalyse jouait un rôle majeur ; ce fut un atout pour la littérature romantique allemande. Puis ce fut l'exposition Paris-Berlin 1900-1933 , qui déplaça le projecteur sur la littérature des années 1920, le cinéma, la poésie, le théâtre expressionnistes. L'exposition sur Vienne, l'apocalypse joyeuse mit sur le devant de la scène sa modernité et le grand roman austro-hongrois. Le public français a donc été familiarisé de façon assez approfondie avec la littérature allemande. Au milieu des années 1980, c'était l'une des plus prisées, et le cinéma apportait sa contribution avec des films comme le Tambour de Völker Schlöndorf. Peut-être la division politique de l'Allemagne n'y était-elle pas étrangère : « Nous aimons tellement l'Allemagne » disait François Mauriac « que nous sommes heureux d'en avoir deux » . Puis, après la chute du Mur de Berlin, l'Allemagne devint en quelque sorte moins exotique. Les écrivains semblaient avoir perdu cette dimension de l'introspection, du sérieux proprement allemands, s'être affranchis du poids de l'histoire.

J'ai réalisé une enquête pour le Goethe Institut auprès des éditeurs, traducteurs et journalistes, pour savoir comment était perçue la littérature allemande, comment était faite sa promotion et quelles étaient les possibilités. J'ai été frappée par le nombre de résidences d'écrivains qui séjournent en un lieu pour un ou deux mois, animent des ateliers de traduction, d'écriture, des rencontres avec des auteurs ou avec le public, les étudiants. Les éditeurs m'ont dit : « recommandez-nous de bons livres, et nous les publierons ; mais aidez-nous aussi à financer la traduction et la diffusion des livres » .

Le Goethe Institut diffuse un bulletin littéraire à 250 médiateurs de tout l'espace francophone et a un portail Internet en français. Il subventionne des traductions, collabore à des festivals, des salons, des résidences d'artistes, pour que les auteurs allemands soient le plus présent possible. Le rôle le plus important revient certainement aux bibliothécaires. En 2001, lorsque l'Allemagne était l'invitée d'honneur du Salon du livre, a été diffusée une liste des 50 livres qui constitueraient une bibliothèque idéale. Nous avons beaucoup de demandes d'informations complémentaires, pas seulement sur l'actualité, mais aussi sur les écrivains classiques et ceux du XX e siècle. Nous avons fourni de très nombreuses listes aux bibliothèques, qui l'apprécient. Nous avons conçu une exposition littéraire sur les auteurs qui peut être empruntée par les bibliothèques et les établissements scolaires. Mais les éditeurs et les bibliothécaires sont aussi heureux d'apprendre qu'il y a une littérature allemande d'accès facile pour le grand public, notamment de jeunes femmes écrivains qui se comparent aux jeunes femmes auteurs en France. Les listes thématiques, par exemple sur Berlin ou sur la seconde guerre mondiale, reçoivent aussi un très bon accueil des bibliothécaires et des documentalistes. Le portail la clé des langues du ministère de l'Éducation nationale nous a demandé une contribution régulière sur la littérature allemande.

Comme le dit Milan Kundera, la littérature européenne est une contribution majeure à l'histoire universelle par la place qu'elle accorde à l'individu et à ce qu'il appelle « le paradis imaginaire des individus ». C'est une belle définition de l'Europe.

M. le PRESIDENT : Nous avions invité Milan Kundera. Il lui était impossible de venir et il le regrettait - tout comme nous. Nous regrettons également l'absence de Luan Starova, écrivain et critique littéraire macédonien, car nous souhaitions faire place à des langues européennes moins parlées, et qui n'en ont pas moins produit des chefs d'oeuvre de la littérature. Nous avons bien à l'esprit l'égale dignité et l'égale importance de toutes les langues et toutes les littératures d'Europe.

Mme Rose-Marie FRANCOIS : Je remercie Mme Avalli d'être intervenue dans la magnifique langue italienne. Elle a regretté que celle-ci ne soit pas utilisée sur le site Internet officiel de l'Union dédié à la plateforme européenne des programmes de recherche des partenaires de la communauté. C'est l'effet d'une distinction entre petites et grandes langues. Quand cessera-t-on de les classer en fonction de leur nombre de locuteurs ? Là où il y a une grande littérature, il ne peut y avoir de petite langue. Je me souviens avoir entendu il y a 25 ans à Louvain - Leuven -, une italienne dire que la meilleure façon d'être polyglotte, c'est d'abord de parler sa langue maternelle de telle façon que les allochtones puissent la comprendre. C'est ce que Mme Avalli vient de faire, et nous l'en remercions.

M. Markku LAUKKANEN, Finlande : Je suis heureux que l'on ait parlé des bibliothèques. Comment préparer leur avenir face à la concurrence des médias, et comment amener les jeunes à les fréquenter ? Même sur le plan financier, il peut y avoir des choix à faire, par exemple entre investir dans les bibliothèques ou dans la santé. Comment décider ? Les bibliothèques publiques devraient être des lieux de vie ouverts à tous sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre afin de remplir des objectifs et d'organiser des manifestations culturelles qui ne soient pas limités à leur objet premier.

Mme Régine FRIEDERICI : Je dirige le Goethe Institut de Paris et je regrette vivement que les bibliothèques publiques, à Paris, Londres ou Berlin, offrent aussi peu de littérature européenne, dans la langue d'origine et même en traduction. Récemment, la bibliothèque du Goethe Institut a dû se débarrasser d'une partie de son stock d'ouvrages littéraires. J'ai désespérément cherché une bibliothèque publique à Paris qui puisse prendre une partie de ce fonds. En vain. Pourtant je connais beaucoup de bibliothèques publiques à Paris et en Île-de-France où, à part des méthodes de langue et des traductions d'un auteur de romans à succès, on n'offre pas de littérature allemande. Les bibliothèques devraient jouer un rôle plus important pour faire connaître la littérature européenne, celle des pays voisins.

M. Josef JARAB : Je comprends bien l'intention du Conseil de l'Europe, qui est de renforcer chez tous la conscience que l'ouverture à de nouveaux membres de la famille est une nécessité. L'intention est magnifique, sa réalisation difficile. J'y reviendrai dans ma communication sur l'enseignement.

Mme Bechstein-Mainhagu suggérait que l'Allemagne avait perdu de son « exotisme » à la chute du Mur. Je dirai que c'est toute l'Europe de l'Est qui a vécu cela. À l'époque du rideau de fer, en Tchéquie, on était plus européen que les Européens de l'Ouest, qui étaient libres de l'être. Il importait alors de nous identifier à la littérature anglaise, allemande, française, pour surmonter le totalitarisme ou, selon le mot de Kundera, la barbarie, et non à la littérature russe, si magnifique soit-elle, et que nous avons toujours bien distinguée du régime soviétique. L'action que mène l'Institut Goethe pour faire connaître une littérature nationale en Europe n'est en rien contradictoire avec le fait de renforcer la conscience d'appartenir à une culture européenne au-delà de sa culture nationale. À l'inverse, les États-Unis ont pratiquement abandonné le soutien à la diffusion de la littérature américaine en Europe de l'Est depuis la chute du Mur. C'est une erreur, car il faut offrir sa littérature nationale en partage.

M. Thomas OTTMER : En Allemagne, des traductions sont proposées et mon fils a ainsi eu l'occasion d'étudier des auteurs français. M. Cunningham pourrait-il nous dire si, dans les cours d'anglais donnés en Angleterre, on présente aussi les auteurs d'autres pays ?

Mme Ippolita AVALLI : La difficulté à laquelle nous nous heurtons est considérable car, de tous les points de vue, on est vraiment dans une période de mutation.

Cela a été justement souligné : connaître de façon approfondie notre propre langue est une façon de pouvoir mieux communiquer aussi avec les littératures et avec les langues des autres. Nous, qui sommes d'un certain âge, avons étudié la littérature sur la base d'une certaine idée de la culture. Aujourd'hui, nous craignons de perdre quelque chose : que nos langues soient moins parlées, qu'on ne nous reconnaisse pas dans nos rapports avec les autres qui parlent une autre langue, que notre identité disparaisse. Il y a là un problème d'identité qui va bien au-delà de la littérature. Or, nous devrions bien davantage penser à ce que nous allons gagner.

L'Angleterre, la France, les États-Unis surtout, sont depuis bien longtemps des terres d'immigration. En Italie, ce phénomène est nouveau et nous sommes confrontés à l'arrivée de personnes qui ne parlent pas l'italien. Or, même s'il est douloureux pour moi de le reconnaître, les Italiens eux-mêmes parlent mal leur langue et la lecture n'est pas vraiment leur fort. On pourrait dire que nous avons plus d'écrivains que de lecteurs... Mais on ne saurait oublier que, pour pouvoir écrire, il faut savoir lire : c'est en lisant que l'on apprend.

À Rome, la municipalité de gauche a beaucoup fait en faveur des bibliothèques, par exemple en créant des cercles de lecture où les lecteurs peuvent décerner des prix aux écrivains. Cela va tout à fait dans le bon sens car il faut susciter la demande : plus elle sera forte, plus on consacrera d'argent à la lecture, plus les institutions seront disposées à financer les initiatives favorables à l'amélioration du produit littéraire.

Je souhaite moi aussi que l'on puisse trouver dans les bibliothèques des livres dans leur langue originale. Je l'ai dit, le goût et la saveur de la langue sont très importants. Lire un livre, c'est un peu comme effleurer le corps de celui qui l'a écrit. L'oeuvre est vivante, elle a un visage, une odeur, un son, une musicalité. Ce qui est magnifique, lorsqu'on lit, c'est qu'on se retrouve dans des littératures complètement différentes des nôtres, tout simplement parce que c'est un autre être humain qui s'adresse à nous.

M. Valentine CUNNINGHAM : Les bibliothèques sont menacées. Mes propres étudiants n'ont plus besoin d'y aller : il leur suffit de se connecter sur Internet pour consulter des bases de données et des articles érudits. Dominées par les nouveaux médias, les bibliothèques publiques sont ainsi en train de disparaître et leurs fonds d'archives se réduisent comme peau de chagrin. Très souvent, elles vendent leurs collections ou même les jettent : à Londres, on a versé des vieux livres dans les bennes à ordures et les étudiants sont venus y récupérer des éditions rares. L'université de Constance avait des collections formidables, notamment en littérature anglaise, issues pour partie d'anciennes bibliothèques ouvrières. Tout ceci n'existe plus, c'est déplorable.

Le British Council a fermé plusieurs de ses instituts en Europe occidentale. On voit beaucoup d'étudiants abandonner la littérature anglaise pour se mettre à étudier les médias.

On a évoqué les lacunes de l'enseignement des grands classiques dans nos écoles. Comment s'en étonner quand on sait qu'un éditeur a récemment offert aux bibliothèques des écoles publiques une collection de 50 ouvrages classiques et qu'un grand nombre d'entre elles ont refusé, par manque de place, ou faute d'en avoir l'usage...

Je réponds à M. Ottmer : on n'étudie pratiquement pas d'auteurs non anglophones dans notre pays et très peu d'oeuvres européennes sont traduites. On étudie parfois en traduction le vieux gaëlique irlandais, mais c'est très rare. Il y a aussi très peu de cours d'interprétation critique. Seules les universités de premier plan incitent à la lecture d'ouvrages pertinents dans un contexte de littérature comparée.

Mme Jutta BECHSTEIN-MAINHAGU : Malheureusement, l'Angleterre semble avoir inspiré tous nos instituts culturels et le Goethe Institut a aussi réduit ses bibliothèques.

L'Allemagne était jadis le pays des bibliothèques, aujourd'hui on trouve dans la presse des faire-part de décès ! Les bibliothèques allemandes, qui faisaient rêver les étudiants et les enseignants français, ont éliminé des millions d'ouvrages.

La France fait exception, les représentants du ministère de la culture dans les régions étant même obligés de freiner les ardeurs des maires de petites communes, qui veulent tous avoir une grande bibliothèque et des manifestations culturelles. On constate un véritable engouement pour la lecture et pour tout ce qui y a trait comme les cercles ou les comptes rendus de lectures. Il est merveilleux que l'on soit encore porté de la sorte par la littérature.

M. le PRÉSIDENT : Je puis en effet témoigner, en tant qu'élu local français, que nous avons en ce moment de nombreuses demandes de construction de bibliothèque dans les villages. Je m'en réjouis car je suis horrifié à l'idée que l'on puisse jeter des livres.

Voilà qui m'ouvre des pistes de préconisation pour mon futur rapport. Il me faudra en particulier rappeler le rôle des bibliothèques publiques et dire que l'Internet est une chose mais que le contact physique avec le livre, qui n'est pas seulement le privilège de notre génération, reste extrêmement important.

Mais nous en reparlerons cet après-midi, en particulier avec le directeur-adjoint de la Bibliothèque nationale de France, et nous verrons comment les nouvelles technologies peuvent favoriser la diffusion des oeuvres de la littérature européenne dans son ensemble.

Merci à tous ceux qui ont participé à nos débats de ce matin.

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