TRADUCTION

M. le PRÉSIDENT : Nous reprenons nos travaux par une nouvelle table ronde, qui nous permettra d'entendre deux spécialistes de la traduction.

Mme Maryla LAURENT, Présidente du « Réseau universitaire Lettres Européennes » traductrice littéraire et traductologue, Université Charles de Gaulle, Lille 3 : La question de la traduction est fondamentale et elle est d'ailleurs apparue dès ce matin plus qu'en filigrane.

Au cours des trente dernières années, les programmes scolaires européens ont favorisé l'apprentissage des langues vivantes, en fait le plus souvent de l'anglais, d'abord pour savoir demander son chemin dans le « tube », ensuite pour pouvoir discuter des marges bénéficiaires. Paradoxalement, l'exercice de la traduction - le thème et la version scolaires en France - s'est vu progressivement restreint jusqu'à devenir quasi inexistant pour la version des langues anciennes ou celle des textes de grande littérature. Certains chercheurs, tel Daniel Heller-Roazen, nous pensent ainsi entrés dans un « millénaire monoglotte ».

Tout se passe comme si nous avions oublié que, lorsqu'en 1812 Marie-Claude-Frédéric Vaultier, parlant de la traduction dans le système d'études, en rappelait les mérites réels : « des signes nouveaux apportent avec eux des idées nouvelles ; l'étude d'une grammaire étrangère éclaircit, par la comparaison, toutes les obscurités de la grammaire nationale : une lutte sans cesse renouvelée contre des termes et des tours donnés amène, avec l'habitude de s'exprimer avec précision, celle de varier les formes du style... » . Autrement dit essayer de comprendre une littérature étrangère revient à prendre une distance avec sa propre langue, avec ses propres pensées, donc à renforcer en même temps sa langue, sa culture et, au-delà, son identité.

Vouloir saisir les idées, les sentiments, les émotions qu'une langue étrangère exprime ouvre l'aventure d'un nouvel imaginaire, parfois totalement inconnu, impensable dans la langue que nous parlons depuis toujours. Avoir à communiquer cet imaginaire à ceux qui ne connaissent pas la langue étrangère, le traduire dans notre langue, est, dès lors, une entreprise qui exige un savoir-faire d'autant plus élaboré que le texte est celui d'une grande oeuvre littéraire. À cela, nos systèmes éducatifs ne préparent pas.

Le code de déontologie des traducteurs littéraires prévoit que l'on ne traduise que vers sa langue maternelle. Or, la liste est longue des langues européennes qu'aucun Français, aucun Anglais, aucun Espagnol, etc, ne connaît suffisamment pour pouvoir en traduire la littérature. Combien de langues étrangères ne sont pas enseignées, pas même dans nos universités ?

Pourtant, entre apprendre une langue étrangère et la traduire, un long travail est nécessaire, des techniques sont à acquérir, des prises de conscience sont à faire.

En 1995, Antoine Berman, un des plus éminents traductologues, a attiré l'attention sur les deux principales déformations que subit un texte littéraire traduit. La première fait intervenir la linguistique pour expliquer ce qui est possibles entre la langue source et ce qui l'est plus difficilement dans la langue cible. C'est en fait ce dont il était question ce matin lorsque nous parlions des non Européens écrivant dans des langue européennes. Il y a bien évidemment des différences, par exemple entre un pays où il y a des falaises et un autre où il n'y en a pas et où il n'y a donc pas de mot pour les décrire. Dans une approche cartésienne stricte, c'est à de tels niveaux que les déformations peuvent intervenir.

Les autres déformations, qui nous intéressent plus encore quand nous évoquons la traduction littéraire, procèdent de l'analyse au sens psychanalytique du terme, et affectent la pensée de l'auteur ainsi que ce qui chez lui est fort éloigné de ce que nous pensons, c'est-à-dire de la culture d'accueil. Pour Berman, il y a là quelque chose de largement inconscient, qui subit des forces qui s'exercent sur l'oeuvre originale lors de son passage vers l'ailleurs étranger.

L'une des déformations fréquemment subies par un texte littéraire est due à l'ethnocentrisme, d'ailleurs compris positivement. Comme l'explique Antoine Berman, « une langue cultivée résiste à la commotion de la traduction » . Or, en littérature, une traduction ethnocentrique conduit à estomper l'imaginaire de l'autre et, tel Procruste, à égaliser ce qui dépasse les cadres de la culture d'accueil, celle que cet imaginaire doit précisément enrichir de ses différences. Voilà qui nous ramène à Senghor et à Rushdie : il est très important que les traductions ne les ethnocentrisent pas, c'est-à-dire qu'elles ne gomment pas leurs différences profondes, culturelles, affectives, mémorielles.

Le traducteur doit donc être formé à acquérir une éthique rigoureusement interculturelle et être conscient du fait que son travail contribue à établir une coopération interculturelle stable et à long terme. Le respect de l'autre, de sa littérature par une traduction juste - donc une diffusion vers l'ailleurs qui équivaut à une reconnaissance - limite les souffrances provoquées par des relations non égalitaires entre les hommes. Comme l'a dit magnifiquement M. Todorov, c'est la littérature qui exprime l'homme. Tout chef d'oeuvre littéraire témoigne de la complexité de l'existence humaine et exprime sa richesse de multiples manières. Aussi convient-il toujours de travailler à une déperdition minimale de la polylogie dans le passage d'une langue à l'autre.

Il faut donc, en traductologie, interroger la relation entre la culture émettrice de l'oeuvre et celle qui l'accueille. Or, dans ce domaine, nous restons encore trop souvent les héritiers des divisions politiques européennes passées. Une relation dominé/dominant est présente dans le legs mental des histoires littéraires. Les armées d'occupation se sont toujours prévalues de porter la culture aux peuples qu'elles opprimaient, au mépris de la leur. Une Europe qui n'est plus celle des empires coloniaux doit se défaire de ses impérialismes culturels d'hier. Encore faut-il qu'elle en soit culturellement consciente.

Plus près de nous, dans une Europe divisée par le Rideau de fer, le Comité central des pays de communisme réel sélectionnait les auteurs autorisés à être traduits et publiés à l'étranger. Les critères littéraires intervenaient de façon secondaire dans les listes proposées aux éditeurs français, anglais, etc. Pire, l'ethnocentrisme interne du bloc soviétique russophile fait que, aujourd'hui encore, les traductions d'auteurs comme le Géorgien Tchaboua Amiredjibi, le Letton Imants Ziedonis, le Lituanien Justinas Marcinkevicius, l'Ukrainien Yuri Andrukhovych, l'Arménien Berdj Zeytountsian, l'Azerbaïdjanais Anar Rzaev, restent rares dans les langues dites « dominantes ». Leur présence « occidentale » n'a rien de commun avec celle des auteurs de langue russe. Voilà une affaire d'hier dont l'Europe d'aujourd'hui doit absolument sortir. Milan Kundera ne s'inquiète-t-il pas de la place qu'aurait eue Franz Kafka s'il n'avait écrit en allemand ? Il s'agit désormais non pas de « civiliser » les autres, mais d'offrir à chacun un ancrage littéraire, en respectant la mémoire et les références de l'autre.

La stabilité de l'Europe que nous espérons au XXI e siècle passe par cette reconnaissance des valeurs et de l'imaginaire véhiculés par le patrimoine littéraire de chaque langue. Sortir des mauvais héritages politiques, humiliants pour un certain nombre de nations européennes, exige toute la vigilance du monde intellectuel et politique. L'association Les Lettres Européennes , dont je suis actuellement la présidente, s'y emploie depuis plusieurs décennies. Cela consiste à sensibiliser le lecteur de demain au moins à l'existence d'auteurs dans les pays proches. Grâce aux moyens modernes de communication, des enseignants ont noué des liens à l'autre bout de l'Europe et leurs élèves voient ainsi qu'il y a des auteurs importants dans chaque langue et dans chaque littérature.

En 1990, l'Assemblée parlementaire avait déjà adopté une recommandation demandant notamment au Comité des Ministres de créer un fonds européen pour la traduction littéraire, en faveur notamment, pour reprendre l'expression heureuse du président Legendre, des langues européennes « de moindre diffusion », qui méritent d'être encouragées.

Il faut nous inquiéter des résultats de cette recommandation et nous soucier également d'un enseignement de la traduction. Il y a des efforts, ici et là, pour créer des écoles de traducteurs, mais ils sont vraiment très insuffisants étant donné les besoins de la littérature et des éditeurs. J'ai été membre des commissions de recrutement des Journaux officiels de Bruxelles et il nous était difficile de trouver des traducteurs pour certaines langues ; la situation est plus difficile encore pour la traduction littéraire.

Il est important d'aider l'enseignement dans tous les pays européens de toutes les langues européennes. Il n'est pas imaginable que tout Européen connaisse toutes les langues parlées en Europe, mais il est indispensable que, dans chaque pays européen, certains individus connaissent les langues considérées comme les moins parlées pour être en mesure d'en devenir les hérauts dans leur culture originelle.

Enfin, il est important d'aider à la formation d'une génération nouvelle de traducteurs soucieux d'une éthique interculturelle et non ethnocentrique.

Mme Elbieta SKIBINSKA, traductologue, Université de Wroclaw : Dans le programme de cette rencontre, j'interviens à double titre : en tant que spécialiste de cette science récente qu'est la traductologie, mais également parce que, depuis un an, je coordonne l'équipe universitaire qui prépare la version polonaise de l'ouvrage Lettres Européennes, Manuel d'Histoire de la Littérature Européenne . Mon intervention sera le reflet de cette double activité.

Je partirai de l'expérience que mon équipe et moi avons vécue avec le Manuel d'Histoire de la Littérature Européenne . Les concepteurs et les auteurs de celui-ci ont jugé naturel et nécessaire - à juste titre - d'introduire dans leurs articles de nombreuses citations empruntées aux oeuvres des auteurs qui ont jalonné l'histoire de la littérature de leur pays - et celle de l'Europe.

En Pologne - et, je pense, partout ailleurs - lorsque l'on rencontre une citation dans un texte à traduire, il est de rigueur de recourir à la traduction polonaise de l'ouvrage original pour en extraire les phrases relevées par l'auteur de l'article en cours de traduction. Chaque traducteur de mon équipe de l'Institut de philologie romane de Wrocaw a donc dressé une liste d'oeuvres dont il fallait consulter la version polonaise pour y chercher la citation requise. Cette démarche, très simple en apparence, est vite devenue un de nos problèmes majeurs, l'un de ceux qui ont considérablement ralenti et compliqué le travail sur l'édition polonaise du Manuel d'Histoire de la Littérature Européenne . En effet, une fois dépouillés les catalogues des plus importantes bibliothèques polonaises, dont la Bibliothèque nationale, force nous a été de constater, non sans étonnement, que parmi les oeuvres citées dans Lettres Européennes , et donc considérées par les spécialistes de leur pays et de leur époque, auteurs des chapitres respectifs de l'ouvrage, comme essentielles ou représentatives d'un phénomène, certaines n'ont pas été traduites en polonais. Il ne s'agissait pas des écrits d'auteurs peu connus globalement, confinés dans une de ces langues que l'on dit « petites » parce que parlées par de trop rares personnes aux périphéries de l'Europe. Non. Nous avons constaté, par exemple, l'absence d'auteurs espagnols tel José de Espronceda, Duc de Rivas ou Lara. Pour d'autres auteurs, abondamment traduits en polonais dès l'origine, c'est l'oeuvre dont provenait la citation recherchée qui a été laissée de côté, jamais traduite. Nous avons été confrontés à cette réalité surprenante avec des citations d'Alfred de Musset ou de Victor Hugo, Wordsworth, Camôes, Luis de Góngora, Giambattista Marino, Thomas Hobbes, Hieronymus Van Alphen, Walter Scott, Mary Shelley, Ilja Erenburg... Je tiens à souligner qu'il s'agit de certaines oeuvres d'auteurs qui, par ailleurs, sont connus des lecteurs polonais : on a toujours traduit rapidement et beaucoup en Pologne.

Ces difficultés rencontrées par les traducteurs n'étonnent pas la traductologue que je suis également. Il est, malheureusement, établi que la communication interculturelle qui se fait par le biais de la traduction est loin d'être symétrique, égalitaire et équitable. Au contraire, cette communication obéit à des facteurs de nature autre que linguistique, littéraire, artistique... Comme l'observent les chercheurs se situant dans le courant sociologique de la traductologie, la traduction ne peut être traitée que comme un « échange inégal » qui se situe dans un espace de relations internationales avec des rapports de force - ni simples, ni égalitaires - entre les pays, leurs cultures et leurs langues. Ainsi y a-t-il des langues et cultures « importatrices », celles vers lesquelles on traduit beaucoup, mais dont on traduit moins - tel est le cas de la langue polonaise... D'autre part, il y a les langues et cultures dites « exportatrices », dont on traduit beaucoup, mais vers lesquelles ont traduit relativement peu comme l'anglais, le français... Nous savons aussi que « le choix de traduire tel ou tel texte, et d'en laisser d'autres, de valeur égale ou supérieure, dans le domaine de l'intraduit, ne se fait pas nécessairement en fonction de la place dudit texte au sein de sa propre culture, mais plutôt selon le système de valeurs ou d'aspirations de la culture d'arrivée » . Ceci s'applique aussi bien aux cultures exportatrices qu'importatrices.

La culture polonaise appartient à ces dernières et sa position dans le champ littéraire ou culturel international fait que la traduction y a toujours joué un rôle important. Les oeuvres traduites ont toujours été nombreuses et valorisées. En conséquence, la profession de traducteur, en particulier celle de traducteur littéraire, s'en est trouvée considérée comme relativement prestigieuse. L'absence des traductions de certaines oeuvres importantes, comme l'a révélé notre travail sur la traduction de l'histoire de la littérature européenne, prouve que même une culture importatrice ne traduit pas - ne peut pas traduire - tout. Cette absence soulève une autre question, très sérieuse, celle de l'accessibilité aux oeuvres européennes majeures dans les langues qui traduisent moins les littératures étrangères.

Dans le cadre de ce colloque, dont le but est débattre de l'enseignement européen des lettres européennes - lettres créées en plus d'une vingtaine de langues - cette question évolue pour devenir une interrogation autrement importante, concernant la constitution d'un fonds commun, d'une liste de lectures requises pour tous les Européens - et donc accessibles, grâce à la traduction, dans toutes les langues parlées en Europe. Pour le dire de façon très simple : quelles sont les oeuvres qu'un Européen devrait avoir lues pour être Européen, avoir une identité européenne ? C'est la version élargie de la question que se posent dans tout pays les spécialistes responsables de la constitution d'une liste des lectures scolaires obligatoires pour tous les niveaux lors des réformes scolaires.

Le débat polonais à ce sujet, au printemps dernier, a eu des échos internationaux : la présence-absence de Gombrowicz sur cette liste suscita de vifs débats et émois.

Si un auteur peut susciter des polémiques vigoureuses dans un pays, on imagine facilement les difficultés qui peuvent naître lors de la constitution d'un canon littéraire commun pour tous les pays de l'Europe. Faut-il y inclure Balzac et Dickens ? Et pourquoi pas Prus et Perez Galdos ? Shakespeare et Racine ? Et pourquoi pas Gogol et Mroek ? Kundera à côté ou à la place de Kafka ? De tels choix laissent toujours un sentiment d'inassouvissement, de manque, de frustration. La consultation des anthologies des littératures européennes, telles que Mémoires d'Europe publiée par Gallimard en 1993, en donne un avant-goût.

Les jeunes Polonais qui quittent l'école ont connu Homère, Sophocle, Pétrarque, Dante, Cervantès, Shakespeare, Molière, Goethe, Balzac, Stendhal, Verlaine, Camus, mais aussi Andersen, Tolkien, Lewis, Sempé et Goscinny, Astrid Lindgren, Tove Jansson... Les oeuvres de ces auteurs, lues dans leur intégralité pour certaines, par pages choisies pour d'autres, constituent un fonds sur lequel on peut observer l'apport des auteurs polonais. Mais elles constituent aussi une passerelle permettant à un jeune Polonais de parler de Tartuffe, Rastignac ou Julien Sorel avec son camarade français. Celui-ci ne sait cependant rien de Pan Tadeusz ou Ferdydurke , des Paysans ou de La vallée de l'Issa , absents (même sous forme de résumé ou d'extrait) des listes d'oeuvres lues dans les écoles françaises.

Imaginons cependant - comme dans la belle chanson de John Lennon - qu'un tel canon littéraire européen voie le jour. Pour que les oeuvres qu'il proposera puissent être lues dans tous les pays de l'Europe, il faudra qu'elles soient accessibles dans les langues parlées dans ces pays. Ceci veut dire que certaines oeuvres appartenant de fait au patrimoine européen, doivent être traduites dans certaines langues pour la première fois, mais aussi que des traductions existantes doivent être revues.

Je reviens à l'expérience de la traduction des Lettres Européennes et au problème des citations. J'ai déjà évoqué l'absence de traduction pour certaines oeuvres. Une autre facette du problème a été la non conformité de la traduction polonaise du passage recherché par rapport à celui contenu dans le texte français. Le recours à l'original a permis de constater plus d'une fois que le traducteur de l'une ou l'autre version a pris des libertés créatrices qui ont infléchi le message véhiculé par l'original. Dans d'autres cas, il s'agit du phénomène bien connu du « vieillissement » des traductions. Dès le XVII e siècle, Charles Sorel disait déjà que « [...] c'est le privilège de la traduction de pouvoir être réitérée dans tous les siècles, pour refaire les livres, selon la mode qui court » ; peu de temps après lui, Voltaire exhortait Madame Dacier : « il faut écrire pour son temps, et non pour les temps passés » . Les théoriciens contemporains de la traduction le disent dans un discours de leur temps : « Toute traduction est historique, toute retraduction l'est aussi. Ni l'une ni l'autre ne sont séparables de la culture, de l'idéologie, de la littérature, dans une société donnée, à un moment de l'histoire donné » .

« Écrire pour son temps » veut dire penser au public auquel les nouvelles traductions, ou les traductions revues, s'adressent : le public de l'époque de la mondialisation, de l'Internet, de la communication multimédia et d'une nouvelle façon de percevoir le temps et son écoulement. Un défi essentiel...

Bien sûr, tout n'est pas à retraduire : il y a des traductions qui sont devenues un élément du patrimoine littéraire, comme la Bible de King James ou Dworzanin de £ukasz Górnicki ; il y a des traductions qui demandent simplement à être revues ou commentées. Il reste cependant que le rôle des traducteurs, dans ce cheminement vers une République Européenne des Lettres, ou une Europe littéraire unie respectueuse des spécificités de ses composantes, est d'une importance capitale.

M. le PRESIDENT : Nous passons aux questions sur la traduction.

M. Tim BEASLEY-MURRAY : Bien entendu, sur le fond, on ne peut qu'être d'accord avec une grande partie de ce qui a été dit. La traduction est nécessaire. Mais la vraie question est plutôt de savoir si elle est suffisante. Le projet de traduire des auteurs essentiels dans d'autres langues européennes pose problème. Cela rend les cultures accessibles, et permet par exemple de faire connaître le naturalisme polonais en France. Mais la concentration sur les oeuvres traduites rendra du même coup le reste de la littérature polonaise inaccessible. Les éditeurs slovaques insistent pour que nous publiions une anthologie de la littérature de leur pays en anglais. Mais à mes yeux, les anthologies sont une catastrophe. C'est en quelque sorte une bande annonce de la littérature, et cela ne sert à rien. Ce qu'il faut plutôt, comme on l'a suggéré, c'est éduquer une génération d'étudiants qui auront une connaissance accomplie d'une langue et d'une littérature et en imprégneront l'université. C'est difficile, certes car les langues sont de moins en moins étudiées. Mais si l'on veut créer une culture européenne commune, il faut que des jeunes polonais apprennent le français, des jeunes danois le hongrois etc. C'est plus important que la traduction, qui est nécessaire mais pas suffisante.

Mme Rose-Marie FRANCOIS : S'agissant de la formation de traducteurs littéraires, et dans la lignée de la réflexion d'Antoine Berman, je voudrais apporter modestement ma pierre. Sur un plan déontologique, on ne traduit que vers sa propre langue. Et les poètes doivent être traduits par d'autres poètes. Mais il n'y a pas assez de poètes polyglottes en Europe pour le faire sans aide. Traduire de la poésie, c'est rendre des idées, mais surtout un rythme, une musique, une écriture qui est née du subconscient. Il n'y a pas de traduction littéraire d'un poème. Dès lors, comment faire ? Au fil des années, et de mon expérience, j'ai mis au point une méthode de traduction de la poésie qui est triangulaire. Je l'ai expérimentée du français vers le letton et du letton vers le français. Elle a fait l'objet de deux communications, non encore publiées, dans des colloques à Liège et à Riga. Elle permet de traduire en collaboration avec les auteurs eux-mêmes et des intermédiaires, qui ne traduisent surtout pas, mais ont un rôle spécifique - on peut leur assigner une dizaine de tâches. Il serait bon de dispenser ce genre de formation dans les centres de traduction littéraire en Europe.

Mme Christine MUTTONEN, Autriche : Il faut avoir des stratégies pour faciliter l'accès à la littérature produite par des plus petits pays et donc renforcer les efforts de traduction littéraire. Dans cet esprit, je signale un projet, en cours de signature à Pula, qui a été lancé par des organisations à but non lucratif, et que soutient le ministère autrichien de l'Éducation. Il s'agit de transmettre la littérature contemporaine des pays de langue allemande, Allemagne, Autriche et Suisse, et celle de l'ensemble des pays des Balkans. L'objectif est politique, historique, culturel, afin de contribuer à l'avenir de l'Europe en resserrant les liens des nations entre elles. Il est principalement de promouvoir la traduction littéraire. Celle-ci est importante en soi, mais il faut la placer dans une approche d'intégration, ou de médiation, donc de communication entre l'espace germanophone et le pays du Sud-Est européen, mais aussi entre ces pays eux-mêmes, qui pourront ainsi se connaître mieux les uns les autres en même temps qu'ils connaîtront mieux la littérature allemande. Le projet mérite donc qu'on le soutienne. Il fait une place particulière à la littérature pour les enfants. Les livres ont été sélectionnés par des spécialistes sur place. Le projet s'accompagne de manifestations comme des soirées de lecture ou des séances de discussion. Les partenaires sont les ministères allemand et autrichien de l'Éducation, la fondation Pro Helvetica et la fondation Samuel de Berlin. Il s'agit d'un projet de longe haleine, prévu sur cinq ans.

Mme José ENSCH : Je souhaite saluer les deux interventions que nous avons entendues et que j'ai admirées. J'étais professeur à l'époque où une poétesse polonaise a reçu le prix Nobel, et je crois que l'étais la seule dans mon entourage à posséder un exemplaire de Polnische Lyrik , duquel je me suis empressée de faire des reproductions et des traductions afin de la faire connaître. À propos de traduction, ces dames nous ont donné des pierres précieuses. Je n'ai à y ajouter que mes petits cailloux.

Je suis une amie depuis des décennies de Gisèle Prassinos. Avec son mari, Pierre Fridas, ils ont traduit les romans de Kazantzakis mais, avant cela, ils s'étaient essayés à traduire ses poèmes. Mais devant des phrases comme « l'âme humaine tâte le sein de Dieu » , ils avaient été obligés de lui dire que c'était impossible en français.

Autre exemple : une amie journaliste a organisé il y a quelques années un colloque pour les « petites » langues. Je dois dire que nous nous sommes vraiment sentis très petits, en butte, sinon au mépris, du moins à une certaine condescendance : le luxembourgeois, au fond, n'est qu'un dialecte germanique, même si on se plaît aussi à parler de francique mosellan. Pour ma part, on me dit poète, et j'ai traduit différents ouvrages de Paul Celan, à titre d'exercice. Le dictionnaire que j'ai utilisé à cet effet a, si j'ose dire, volé en éclats : je me suis rendu compte que, pour être un traducteur correct, il fallait une formation littéraire avant d'avoir une formation de traducteur universitaire. On ne peut pas épouser le dictus d'un poète, sa mélodie, ses sentiments, sans l'épouser parfaitement. Je n'en étais pas capable ; je vous félicite, mesdames, de l'être, et je vous en remercie.

Si je peux encore apporter un dernier petit caillou, c'est pour vous parler de cette amie vietnamienne qui effectuait des traductions de sa langue au mot à mot. Nous avons parlé à l'infini du mot « eau ».

Mme Ipollita AVALLI : Pour apporter un petit caillou à mon tour, je me souviens du premier livre que j'ai publié et qu'on voulait traduire en allemand C'était un texte haut en couleurs, utilisant beaucoup l'argot. La traductrice allemande disait qu'elle ne pourrait jamais rendre cette musicalité, la sonorité de cet argot. Grâce à l'éditeur, je l'ai fait venir un mois à Rome, et nous avons vécu une vie de bâton de chaise, de bars en massages, afin qu'elle vive le texte écrit, et lui donne son vrai sens. Elle a effectivement réécrit l'ensemble de l'ouvrage à la suite de cette expérience, et on me dit que c'est une traduction merveilleuse. Mais les traducteurs n'ont guère le temps de s'imprégner ainsi à fond d'un texte : leur travail est peu payé, ils ne peuvent se consacrer entièrement à un auteur, mais en servent plusieurs qui n'ont rien de commun ; il leur est pratiquement impossible de se familiariser à ce point avec la personnalité de l'auteur. Il faut les aider et il y a beaucoup à faire en ce domaine. La traduction aboutie peut être une nouvelle oeuvre, une réécriture, dans laquelle l'auteur ne se reconnaît pas forcément, mais qu'il accepte.

M. José Manuel FAJARDO : Alors que nous insistons sur le rôle de la traduction pour la connaissance de la littérature européenne, nous ne devons pas oublier à quel point elle est mal payée. Les institutions accordent des aides pour la traduction aux maisons d'édition, mais pas directement aux traducteurs et nous devons donc impérativement réfléchir aux moyens concrets de les soutenir.

Mme Maryla LAURENT : Les traducteurs et les éditeurs s'accordent sur la nécessité d'un soutien financier à la traduction, notamment à la traduction littéraire, qui est la plus déconsidérée de toutes, d'un point de vue financier.

J'ai été particulièrement émue d'entendre cette grande poétesse qu'est José Ensch nous parler de ses « petits cailloux ».

Mme Avalli a raison de parler de « nouvelle écriture », car c'est bien ce qu'est la traduction. C'est pourquoi, depuis une trentaine d'années, la traductologie fait l'objet d'une réflexion en profondeur. La traduction est un métier fort ancien, mais nous travaillons à tout ce qui était jusqu'ici inconscient. Ainsi, pour que la nouvelle écriture respecte la première, on a besoin de sensibilité plus que de technique.

Les nouvelles technologies peuvent être un complément heureux de la traduction. À l'Université de Lille, nous avons publié un cd-rom sur la littérature des Lemkoviens, qui utilisent une langue slave très peu connue. Nous avons ainsi pu non seulement donner une version traduite de leur poésie, mais aussi la faire entendre. Car il est très important de pouvoir entendre la musique d'une langue, même quand on ne la comprend pas. Lire Dante et l'écouter, ce n'est pas la même chose. La traduction ne doit pas faire perdre la musique de la langue et l'accompagner de belles pages lues dans la langue d'origine permet aux langues de communiquer aussi d'un point de vue musical.

La traduction est un exercice difficile, surtout pour les langues : nous essayons de mettre en place des techniques mais elles font courir le risque d'une perte du maillage inconscient des mots. Voilà ce qui rend nécessaire de travailler encore et toujours aux traductions.

Mme Elbieta SKIBIÑSKA : Dans Les Lettres Persanes de Montesquieu, rencontrant un traducteur qui travaille depuis vingt ans à une nouvelle traduction d'Horace, un géomètre l'apostrophe en ces termes : « Quoi ! Monsieur, il y a vingt ans que vous ne pensez pas ! Vous parlez pour les autres, et ils pensent pour vous ! » .

Ne retrouve-t-on pas là nos questions sur le statut du traducteur, dont on ne reconnaît pas le travail à sa juste valeur ? Or, il produit un autre texte, très spécial, qui n'a jamais existé jusque là et qui a un lien très fort avec le texte original. Il se crée ainsi une dialectique du même et de l'autre : le texte autre doit remplacer aussi fidèlement que possible le texte premier pour ceux qui ne peuvent le lire dans sa langue originale.

On a d'ailleurs évoqué la possibilité ou l'impossibilité d'atteindre l'identité en poésie : il y aura toujours quelqu'un pour trouver à redire à une traduction que son auteur avait jugée parfaite. Cet auteur lui-même observera une imperfection quelque temps plus tard. Paul Ricoeur parlait du « deuil de la traduction parfaite » : elle n'existe pas car la traduction est toujours à refaire. On touche ici à la question sensible de l'évaluation de la traduction et de ses critères, qui pourrait à elle seule faire l'objet de plusieurs colloques...

Traduire est-il suffisant ? Il y a forcément une sélection des oeuvres, car on ne peut pas tout traduire et dans toutes les langues. Sur quels critères l'opérer ? C'est le problème auquel sont confrontés les auteurs d'anthologies d'oeuvres européennes. Je me suis ruée sur celle qu'a publiée Gallimard en 1993 pour voir quelles oeuvres avaient été retenues pour représenter la littérature polonaise. J'y ai trouvé un poème de Krasicki que l'histoire littéraire de la Pologne ne considère pas comme représentatif de son oeuvre. De même, on trouve surtout en France l'oeuvre en prose de Czeslaw Milosz ainsi qu'une petite anthologie de poèmes qui n'est absolument pas représentative de sa production poétique alors que c'est surtout cette dernière qui lui valu le prix Nobel. On donne de la sorte une vision faussée des autres littératures.

M. le PRÉSIDENT : Nous devons avoir à l'esprit que l'Europe peut soit devenir un espace où une seule langue sera utilisée comme langue de communication, soit demeurer une terre de diversité culturelle et linguistique. Cela, on ne peut pas se contenter de le revendiquer, il faut pousser nos jeunes à apprendre au moins deux autres langues que celle de leur pays. C'est ainsi seulement qu'ils pourront « goûter » à certaines oeuvres de l'esprit dans leur langue mère. C'est aussi ainsi que l'Europe restera un territoire où la traduction aura tout son prix, à travers sa légitime rémunération, mais aussi à travers son utilité pour accéder aux oeuvres des langues que l'on n'aura pas apprises.

Moi, qui me suis battu à l'UNESCO pour l'adoption d'une charte sur la diversité culturelle, je suis persuadé que nous avons besoin de traducteurs respectés et de traductions de qualité.

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