L'AIDE À LA DIFFUSION : L'APPORT DES NOUVELLES TECHNOLOGIES - Édition et nouvelles technologies Prix littéraires

M. le PRESIDENT : Après avoir ainsi complété notre réflexion, nous allons, dans la suite des interventions, passer aux aides à la diffusion et à l'apport des nouvelles technologies. Je donne d'abord la parole à Mme Vera Michalski, directrice des éditions Noir sur Blanc.

Mme Vera MICHALSKI, Directrice des Editions Noir sur Blanc : C'est en tant qu'éditrice plus que de directrice d'une maison d'édition que j'interviens. Après toutes les considérations convaincantes qui ont été présentées, je le ferai d'un point de vue plus pratique, m'étant attachée depuis une vingtaine d'années à la diffusion de la littérature européenne, d'une part dans l'espace francophone, d'autre part en Pologne. Sans être spécialiste de littérature, et bien qu'assez éloignée des travaux universitaires, je plaide fermement pour la défense de la littérature européenne, et je déplore l'absence de tout enseignement en cette matière. Il est regrettable que les élèves ne découvrent que leur littérature nationale. Il leur manque ainsi un instrument essentiel de compréhension de l'Europe : leur horizon culturel en est borné.

Les éditions Noir sur Blanc ont été fondées il y a une vingtaine d'années par mon mari Jan Michalski et par moi-même. Nous avions l'impression de porter l'Europe en nous. Lui, polonais, homme de l'autre Europe, celle de derrière le Rideau de fer, considérait qu'il y avait là un accident de l'histoire et qu'il fallait travailler à la compréhension de l'Europe comme identité. Pour citer un extrait de notre premier catalogue en 1986, nous voulions « donner à connaître au monde francophone la richesse de la production intellectuelle des pays de l'autre Europe » . En parlant de production intellectuelle, nous voulions ne pas nous limiter aux belles lettres, mais englober cette non fiction, tout le Sachbuch des Allemands, qu'une frontière d'ailleurs ténue sépare parfois de la littérature.

Le premier livre que nous avons publié, Proust contre la déchéance de Joseph Czapski, est emblématique d'une certaine conception de l'Europe de la culture. Peintre remarquable, issu d'une famille austro-polonaise, Joseph Czapski a passé une partie de sa jeunesse à Saint-Petersbourg, puis s'est établi à Paris pour y étudier la peinture. Convalescent après une crise de typhus, il s'est plongé dans la lecture de Proust. Lorsqu'il a été interné pendant la guerre dans le camp d'officiers de Starobielsk, sous couvert d'enseigner le français à ses codétenus, il donnait en fait des conférences sur Proust. Comme il l'écrit, « Il fallait voir ces hommes, dans le froid mordant et la faim au ventre, écouter religieusement les épisodes de la vie de Swann » , tels qu'il les relatait sans notes, parce qu'il avait intégré Proust au point de pouvoir en parler dans un langage simple à des non spécialistes de littérature.

Nous avons publié des récits, des documents, des témoignages où il était souvent question de ces livres auxquels, au milieu des atrocités, les gens pouvaient se raccrocher comme à une branche les sauvant de la noyade.

Nous nous sommes consacrés dans un premier temps aux livres issus de Russie et de Pologne, qu'il s'agisse de classiques - nous avons ainsi publié la première traduction en vers de Pan Tadeusz, qui donne selon moi la vraie mélodie du texte de Mickiewicz - ou de nouveaux talents, dont la voix pouvait heurter nos canons de la beauté.

À ce propos, je m'insurge contre cette notion de « canon » : les éditeurs doivent pouvoir rester ouverts à des coups de coeur, à des appréciations subjectives et leur liberté est essentielle pour permettre l'émergence de nouveaux talents.

Nous avons par la suite étendu notre activité à d'autres langues d'Europe. Surtout, nous avons ouvert en 1990 à Varsovie la branche polonaise des éditions Noir sur Blanc, afin, dans une démarche inverse, de faire connaître à la Pologne, qui dispose d'une forte tradition de traduction, de nouveaux auteurs français, espagnols et américains, car nous ne souhaitions toujours pas nous limiter à des régions ou à des genres littéraires. Nous avons aussi traduit des romans policiers, dont certains considèrent qu'ils appartiennent à un genre mineur, mais qui apprennent des choses sur les autres pays.

Si je tentais, après vingt ans, de faire le bilan de notre activité sur le front du dialogue interculturel, je rappellerai que cette maison d'édition est née en Suisse, qu'elle a essaimé en France puis en Pologne ; qu'elle a été à l'origine d'un petit groupe indépendant européen ; qu'avec d'autres maisons d'édition en France et en Pologne, elle joue un rôle de pépinière de talents littéraires français, que nous faisons ensuite découvrir en Pologne. Plus de vingt langues sont représentées dans notre catalogue : on y trouve des auteurs de langue lettone, russe, anglaise, hébreu, française, polonaise, ukrainienne, serbe, italienne, allemande, bulgare, roumaine, espagnole, tchèque, hongroise, estonienne, albanaise. À l'origine, notre démarche était de donner à connaître toutes les composantes de la culture des pays d'Europe de l'Est, ce qui a pu nous amener à publier un auteur écrivant en hébreu sur la Cracovie d'avant-guerre ou un autre écrivant en anglais un essai sur un auteur tchèque.

Je conclurai par une anecdote sur les références culturelles. Éditer un livre, c'est aussi le présenter, donc s'intéresser à sa couverture. Au moment de publier en Pologne Al Morir Don Quijote , où Andrés Trapiello imagine une suite à Don Quichotte, le graphiste m'a proposé une scène de manoir polonais, au motif qu'il s'agissait pour lui d'un endroit où Don Quichotte aurait pu aller. On mesure là le chemin qu'il nous reste à parcourir pour parvenir à des références culturelles communes...

M. Arnaud BEAUFORT, Directeur Général Adjoint, Bibliothèque Nationale de France : La Bibliothèque nationale de France (BNF) prépare sa mutation numérique depuis dix ans et cette mutation s'est accélérée ces deux dernières années. Elle est tout à fait indispensable compte tenu de l'évolution tant de la production éditoriale que des usages qui sont désormais massivement Internet, chaque internaute tendant à devenir un éditeur en puissance. Pour une institution de mémoire comme la BNF, chargée de conserver le patrimoine collectif, il est donc de première nécessité de se tourner résolument vers Internet.

À la suite de certaines annonces de l'opérateur américain Google, Jean-Marcel Jeanneney, ancien directeur de la BNF, a pris conscience que la dynamique européenne devait s'incarner dans le domaine culturel. Quoi de mieux qu'un projet pour cela ? C'est ainsi qu'est née la bibliothèque numérique européenne. Un prototype intitulé Europeana a ainsi été ouvert en mars dernier et le projet est aujourd'hui largement développé : l'Union européenne finance la fondation EDL ( European Digital Library ), une équipe a été constituée ; Mme Descamps a relayé l'initiative au niveau politique et l'on cherche désormais le nom de la future bibliothèque, dont il est particulièrement judicieux qu'elle soit située au niveau européen.

Pour sa part, la BNF est très présente dans les projets TEL-plus et EDLnet, qui accompagnent le projet européen, en particulier sur l'accueil des contenus sous droits dans les portails de bibliothèques.

Il a été récemment annoncé que la BNF intensifiait le rythme auquel elle numérise, passant de 5 000 à 6 000 à 100 000 documents par an. Nous serons ainsi à 400 000 documents à la fin 2010. La numérisation de la presse fait aussi l'objet d'importants investissements publics, en particulier du Sénat. Les collections spécialisées relèvent également du projet de bibliothèque. Le portail http://gallica2.bnf.fr est ainsi destiné à montrer l'ensemble des collections libres de droit. Le « né numérique » et les fichiers éditeurs sont aussi concernés puisque la BNF est missionnée depuis un an pour opérer le dépôt légal de l'Internet et qu'une collecte régulière est effectuée.

Cette diffusion en ligne apporte un meilleur rayonnement. La reconstitution collaborative de corpus est particulièrement intéressante, en termes d'approche scientifique des contenus, pour des collections réparties entre plusieurs bibliothèques et pour lesquelles certains numéros manquent dans l'une d'entre elles. Nous avons ainsi reçu hier la visite de représentants de la bibliothèque de Berlin pour initier un projet franco-allemand relatif aux journaux de tranchées.

Le Web 2.0 facilitera l'appropriation des contenus. Les fiches de lecture permettront de créer et de faire vivre des communautés d'internautes. Des parcours pourront également être prévus tandis que la pédagogie sera renforcée.

Tout ceci a aussi un impact sur la francophonie et un portail consacré plus spécifiquement à la presse sera créé l'an prochain au Québec.

Gallica2 propose, en plus de la recherche plein texte, des recherches affinées par auteur, par langue, par pays d'origine et par bibliothèque propriétaire des oeuvres, tout à fait intéressantes dans une perspective européenne.

À chaque étape de la numérisation, nous nous préoccupons bien évidemment de la préservation numérique.

Les infrastructures développées par la BNF ont vocation à être ouvertes à d'autres, l'esprit de partage s'imposant au regard du coût faramineux de telles opérations.

Nous sommes particulièrement attentifs à la non exclusivité : offrir la plus grande accessibilité au contenu, c'est veiller à ce que, quels que soient le partenaire et le financeur, les contenus numériques restent bien accessibles à tous, c'est-à-dire à tous les moteurs, à tous les laboratoires de recherche, à toutes les industries de la langue.

S'agissant de ces dernières, l'impact de tels projets sur le développement d'un tissu européen de PME est considérable. Dans ce secteur en plein essor, nous avons besoin de corpus très larges et de contenus ouverts pour que les entreprises européennes du savoir, de la connaissance et de l'information se développent dans les domaines de la traduction, de l'indexation et de la recherche en langage naturel. Je pense en particulier au travail sur la connectivité entre les documents et entre les acteurs, sur les moteurs de recherche, sur les moteurs de traduction, sur l'interprétation de la langue parlée. Il me paraît important d'insister sur ce point à l'occasion de ce colloque organisé par le Conseil de l'Europe.

Bien évidemment, cette diffusion sur les réseaux doit associer l'édition sous droits : on ne peut pas imaginer une bibliothèque dont le fonds s'arrêterait en 1920. Il faut donc réfléchir à un portail qui signale l'existence d'oeuvres aujourd'hui commercialisées. Pour cela, la BNF a lancé une expérimentation qui sera présentée au Salon du livre 2008 et qui a été pensée en partenariat avec tous les acteurs de la chaîne du livre.

M. Alain ABSIRE, Prix Fémina, écrivain français, président de la Société des Gens de Lettres : Ce colloque ne porte pas seulement sur les littératures européennes mais aussi sur leur enseignement. S'il a été jusqu'ici beaucoup question de l'Université, nous devons avoir présent à l'esprit que la littérature européenne, ce sont d'abord les écoles, les collèges et lycées. L'université est un lieu de perfectionnement mais elle n'est pas accessible à tous.

Tzvetan Todorov se demandait ce matin ce que peut la littérature ; pour ma part, il me semble qu'au niveau européen elle a beaucoup à faire.

On a parlé de l'acquisition d'un langage hybride ou d'un langage commun, mais il faudrait d'abord s'intéresser tout simplement à l'acquisition d'un langage... Les écrivains qui, comme moi, ont l'occasion de rencontrer des jeunes en milieu scolaire, constatent qu'ils ont de très importantes difficultés sur ce plan, à tel point que l'on pourrait davantage parler de langages tribaux que de langages communs. Peut-être est-ce un effet pervers des blogs et de l'écriture phonétique mais il faut d'abord que nous nous préoccupions de la possibilité qu'ont les jeunes générations de communiquer non pas seulement entre elles, mais aussi au sein de leur pays et au niveau européen. Car il n'y a de mémoire collective que véhiculée par un langage commun et c'est aussi le rôle de l'enseignement des littératures européennes.

S'agissant toujours de l'enseignement en milieu scolaire, au cours du débat, je me suis demandé si, plutôt que de partir du patrimoine, dont je ne conteste en rien la grande importance, nous ne ferions pas mieux de partir du contemporain. J'ai d'ailleurs été quelque peu choqué quand M. Fajardo a affirmé que « la création est le problème des écrivains » . Pas du tout ! Si les écrivains eux-mêmes adoptent cette position, la littérature est mal partie... Avec l'Internet, avec la facilitation des échanges, avec le fait que l'on n'a jamais autant lu et autant écrit - même si c'est très mal -, la création par l'écrit est plus que jamais fondamentale. Il ne faut donc surtout pas que nous, intellectuels et créateurs, nous réfugions derrière un concept élitiste.

Ce qui est intéressant pour l'enseignement, c'est de s'intéresser aux littératures européennes « in vivo », c'est-à-dire à la littérature qui se fait et qui permet aux jeunes de brusquement se reconnaître au travers de l'oeuvre écrite et, du fait même de cette reconnaissance, de se rendre compte que cette ouverture vers soi-même, vers sa propre réalité, est aussi une ouverture vers des valeurs collectives qui font aujourd'hui tant défaut. Nous avons tous vécu douloureusement l'incendie en France, il y a quelques semaines, d'une bibliothèque par des jeunes de banlieue. Cela confirme à quel point ce sujet est fondamental.

La littérature, l'imagination, la possibilité d'imaginer, c'est l'action, c'est-à-dire le contraire de cette passivité que la prédominance de l'image immédiate établit comme une règle. Tous les Européens sont confrontés à ce remplacement du sens par l'image.

La bibliothèque numérique européenne, c'est le bon côté de cette mutation. Mais nous voyons bien à travers tout cela, ainsi qu'avec l'expérience de Google, que c'est toute une architecture qu'il faut redessiner. La bibliothèque numérique européenne a des fonctions de conservation et de consultation. C'est une chance historique et même bien plus : des centaines de milliers de livres, dont beaucoup étaient inaccessibles ou quasiment oubliés - la durée de vie moyenne d'un livre en librairie n'excédant pas trois mois -, vont ainsi pouvoir renaître. C'est une chance extraordinaire pour les littératures et pour les langages.

Des dangers guettent toutefois les littératures européennes et mondiales. Si la création n'est pas l'apanage des écrivains, il faut rappeler qu'elle n'aboutit pas forcément à une oeuvre. Le livre a besoin de l'intermédiation d'un certain nombre d'acteurs : les auteurs ; les éditeurs, dont les choix apportent une caution de qualité aux oeuvres ; les libraires dont on n'a pas parlé aujourd'hui et qui sont là pour défendre, pour proposer et pour vendre - en France, nous avons fort heureusement réussi à sauvegarder notre réseau de librairies indépendantes - ; les bibliothécaires, qui font aussi des choix et qui sont des passeurs de livres et de culture ; les enseignants, qui sont bien évidemment aussi des passeurs de livres et de valeurs collectives.

Mais tout ce réseau ne peut se maintenir que si l'oeuvre elle-même est respectée. Or, aujourd'hui, en dépit de toutes les chances qu'il représente, l'Internet met l'oeuvre en danger. En effet, dès qu'elle circule sur la toile, on peut la partager, l'échanger, la triturer, la couper, l'utiliser pour autre chose, au mépris du droit moral. L'oeuvre peut ainsi s'appauvrir, devenir tout et n'importe quoi, c'est pourquoi il est impératif de réglementer cet usage.

On a aussi parlé ce matin de cette nouvelle pratique de l'extrait, comme s'il était lui-même une oeuvre. Un adolescent, à qui je demandais s'il avait lu Proust, m'a ainsi récemment répondu : « je l'ai regardé » ...

J'en viens à la gratuité. Europeana permet la consultation mais il est prévu une deuxième étape qui consistera à proposer des téléchargements ou des renvois vers des circuits de vente habituelle. Et il va bien falloir que ces téléchargements soient rémunérés car, à défaut, tous les acteurs de la chaîne du livre n'auront plus de quoi vivre.

Les 6 000 écrivains que regroupe notre association sont très inquiets des extensions des exceptions au droit d'auteur. S'il est tout à fait naturel de prévoir une exception encadrée pour l'enseignement et pour les bibliothèques, il ne faudrait pas que, au motif qu'il serait prioritaire que tout circule rapidement, le droit d'auteur disparaisse purement et simplement. Si l'on allait trop loin dans cette voie, les auteurs, les éditeurs, les libraires et sans doute aussi les bibliothécaires n'auraient plus qu'à exercer un autre métier. Il n'est donc pas possible d'aller au-delà de la vingtaine d'exceptions qui existent aujourd'hui au niveau européen, que nous ne contestons d'ailleurs nullement.

Enfin, pour s'initier aux littératures européennes, il serait sans doute bon que chaque jeune apprenne deux ou trois langues. Mais pour apprendre une langue étrangère, encore faut-il d'abord connaître la sienne. Or, pour avoir été responsable en entreprise pendant quelques années, j'ai pu constater la dégradation de l'expression, et donc de la langue, chez les jeunes qui cherchaient du travail. Il faut qu'une véritable volonté politique s'exprime, et dans ce domaine l'Europe a un rôle fondamental à jouer, plus que les États nationaux, puisqu'il existe un droit supranational auquel tous les pays membres se plient. Cette volonté européenne, je la discerne, je la souhaite et je l'appelle.

Mme Laure PECHER, éditrice, fondatrice de « Les classiques du Monde » : J'interviens à la fois en tant qu'agent littéraire d'auteurs non francophones dans l'ensemble de l'espace européen et en tant qu'éditrice des Classiques du Monde, une collection que nous avons créée avec d'autres professionnels. Il s'agit bien des Classiques du Monde, non de l'Europe, même si au départ l'accent a été mis sur l'Europe et que l'intégralité des oeuvres que nous traduisons sont européennes, car il y avait urgence de porter à la connaissance des lecteurs francophones les grandes oeuvres de référence.

Pour revenir sur un aspect qui a été évoqué, il serait dangereux d'utiliser une littérature européenne, d'en faire comme un instrument à même de façonner une citoyenneté européenne. Chaque fois qu'on a essayé d'utiliser la littérature de cette façon, cela a été une catastrophe. Mais rien ne s'oppose à ce qu'une volonté politique réelle s'appuie sur ce que la littérature et son enseignement apportent, à savoir, comme l'a rappelé Tzvetan Todorov, la connaissance de soi, la connaissance de l'autre et la Connaissance tout court, ce qui, dans la conception des Lumières, est la condition de la démocratie. De ce point de vue, les discours que l'on a entendus en France à propos du referendum sur la Constitution européenne ou de l'élargissement de l'Europe témoignaient d'une ignorance totale de ce que certains pays ont apporté à l'Europe sur le plan littéraire et sur celui de la pensée. C'est vrai en particulier pour ces pays qu'on enferme dans la formule « Europe de l'Est » et dont on a complètement évacué le passé pré-communiste, sans leur donner vraiment un accès à un avenir européen. Il y a là une injustice flagrante et, si l'on avait eu conscience de ce passé européen, ce genre de position aurait pu être évité.

Le projet des Classiques du Monde est né d'une grande frustration. J'ai eu la chance de faire une partie de mes études dans un cadre européen. Au cours des discussions avec les étudiants allemands, tchèques, italiens, tout le monde pouvait parler de littérature française ; en revanche, dès qu'on abordait une autre littérature, j'étais de fait totalement exclue alors que les autres étaient capables d'en parler, moi, je n'y avais pas accès. En rentrant en France, après avoir travaillé un peu dans l'enseignement et beaucoup dans l'édition, j'ai voulu comprendre ce manque et j'ai réalisé que ce n'était pas une fatalité. Nous avons donc créé une association, les Classiques du Monde, et une collection, publiée par les éditions de Zoé, qui est encore modeste mais a vocation à grandir. Il s'agit de faire connaître les ouvrages classiques, à savoir les ouvrages considérés comme classiques dans leur pays d'origine, et également d'effectuer un travail de promotion et de transmission des connaissances à l'égard des enseignants des lycées et collèges, ainsi que de participer à des manifestations telles que celle-ci.

On a beaucoup parlé de la nécessité de mettre en commun l'héritage littéraire européen. Cela ne peut se faire que par la traduction et l'édition, y compris numérique, par l'enseignement et la diffusion ; ces quatre éléments sont incontournables. Un grand mérite de ce colloque est de permettre de les aborder tous les quatre, ce qui est rare. Pour ma part, je parlerai des projets concrets déjà menés ou en cours d'élaboration, et des problèmes qu'ils soulèvent, des contradictions qu'ils pointent, et qu'il ne faut pas esquiver.

D'abord, la bibliothèque numérique européenne est un projet fabuleux, et c'est bien la première étape de la mise en commun des littératures européennes. Mais il ne sert à rien de mettre en ligne les oeuvres originales si l'on ne peut pas les lire pour des raisons linguistiques. La traduction est donc essentielle. Dans cette première étape, il faut se demander quels classiques choisir et quelles traductions leur donner. Pour nous, un « classique » est une oeuvre enseignée dans son pays d'origine et qui y participe à la formation des esprits, des intelligences, des imaginations, de l'esprit critique, y compris de la capacité de rébellion. Mais pour le choix des traductions, l'injustice prévaut. On se réfère en effet à deux critères, les politiques culturelles de chaque pays et la réception des oeuvres. Il faut vraiment travailler sur ces deux axes. Les politiques culturelles varient beaucoup, en fonction, on l'a dit, du caractère importateur ou exportateur d'un pays. Quant à traduire les oeuvres en fonction de leur réception, voilà un critère qu'aux Classiques du Monde nous avons tout à fait abandonné. À partir du moment où une oeuvre est importante dans un pays, il faut absolument la traduire. Il reste vrai que le classique conserve une dimension nationale. Quelqu'un a cité tout à l'heure les sociologues proches de Bourdieu. C'est précisément un phénomène que quelqu'un comme Pascale Casanova a très bien mis en évidence. En France, par exemple, est classique l'oeuvre d'un auteur de nationalité française et non d'expression française ; celle d'un Suisse restera toujours inconnue des élèves. L'inverse n'est pas vrai. Un classique français sera un classique en Suisse et en Belgique.

La traduction est donc une nécessité. Sa finalité ne doit pas entrer en ligne de compte. Nous avons publié cette année dans notre collection Karel Hynek Macha, ce grand auteur tchèque auquel il a déjà été fait allusion à plusieurs reprises, et dont un poème seulement était traduit jusque là. Lors d'une présentation, son traducteur, Xavier Galmiche, a observé que Macha avait eu connaissance des grandes épopées historiques anglo-saxonnes par le biais des traductions polonaises du XIX e siècle. On voit ainsi que le chemin et la postérité des traductions sont parfois insoupçonnés. Ils ne peuvent être anticipés ou prédits.

Reste la question de la mise en commun de ces traductions. C'est le rôle de l'édition. Il faut aujourd'hui apprendre à dissocier le support papier du texte. Les anglo-saxons distinguent les deux fonctions de editor et publisher , tandis qu'en France, on ignore le travail de l'éditeur proprement dit, qui consiste, avant de faire un livre, à assurer ce qu'on appelle le pré-presse, à savoir le choix du traducteur, le travail sur la traduction, la correction, la mise en forme impeccable, avant même la fabrication et l'impression. Le texte ainsi mis en forme peut circuler indépendamment du support papier. Ce serait très bien d'y parvenir, car cela accroîtrait la diffusion. Mais, l'autre question est alors de savoir qui va payer le travail accompli par l'éditeur, et souvent ignoré, qui va payer les traducteurs qui bénéficient du même statut que les auteurs, à savoir le droit d'auteur. Comment mettre ces traductions en commun ? Quel espace créer pour cela ? Tout cela reste à voir.

Enfin, il y a l'enseignement. Je tiens à signaler un projet lancé, à l'initiative de Eloise Brezault, par le CRDP de Paris et les Classiques du Monde. Eloise Brezault avait mis en accès libre des « parcours littéraires francophones » afin de fournir aux enseignants des collèges et des lycées un outil pédagogique sur la façon d'enseigner les classiques non français, ce qui ne figure ni dans la formation des enseignants ni dans les manuels scolaires. Nous avons souhaité faire de même avec des parcours littéraires européens : chaque oeuvre de la collection des Classiques du Monde fait ainsi l'objet d'un dossier pédagogique en ligne sur le site du CRDP de Paris, qui combine analyse littéraire, présentation du contexte, ressources iconographiques, interview du traducteur, etc. Il serait évidemment dommage d'établir un corpus fermé d'oeuvres à enseigner. Dans le champ immense des classiques, il faut puiser sans directive rigide, et il y a de quoi faire. Pour prendre un autre exemple, l'Université de Bologne et d'autres institutions se sont engagées dans la création d'un corpus commun européen de poésie, portant plus précisément sur le sonnet. Il sera intéressant de voir ce que donne ce travail expérimental, qui peut être applicable à d'autres genres.

La diffusion enfin ne doit pas être seulement celle de l'oeuvre, mais une diffusion de l'oeuvre, de sa traduction, des outils pédagogiques, d'appareils critiques. Il faudrait y adjoindre des travaux tels que ceux de Guy Fontaine et Annick Benoit, Lettres Européennes par exemple, ainsi que l'anthologie en 12 volumes du Patrimoine littéraire européen en de Jean-Claude Polet. On rêve naturellement d'un grand portail Internet qui y serait consacré. Mais il faut bien entendu un soutien des institutions, car ce serait un travail colossal.

M. le PRESIDENT : Nous vous remercions de nous avoir indiqué ces pistes.

M. José FREIRE ANTUNES, Portugal : Je souhaite d'abord poser une question un peu provocatrice. Vingt ans après la chute du communisme et après l'unification de l'Allemagne, n'oublions-nous pas une priorité, qui est d'avoir une langue qui nous unit tous, comme le français fut autrefois la langue de l'Europe ? Cela ne signifie nullement qu'il faudrait négliger notre propre langue, mais il serait bon d'accélérer l'acquisition d'une langue qui unit les peuples européens.

En second lieu, le Conseil de l'Europe ne devrait-il pas envisager, par l'intermédiaire de sa commission de la Culture, d'octroyer chaque année un prix littéraire à dimension européenne ?

M. Edward O'HARA, Royaume-Uni : J'ai trouvé ce colloque très intéressant, en particulier cette table ronde. J'insisterai pour qu'on envisage bien touts les aspects du sujet dans ses multiples dimensions. Certains lisent pour les idées, d'autres pour le style, d'autres pour se cultiver : les approches sont nombreuses. Pour l'éducateur, ce qui importe, c'est de faciliter l'accès à la littérature et d'aider à l'apprécier de diverses façons.

Mais tout le monde n'a pas un accès direct aux oeuvres, et les traductions sont donc importantes. Comme l'a dit M. Jarab, il ne s'agit pas d'inventer une littérature européenne, elle existe déjà. La tâche consiste à rendre la littérature des autres plus accessible dans d'autres pays. Il faut donc faciliter la traduction à tous les niveaux. Le travail de traducteur est difficile. Outre qu'il est mal payé, il lui est difficile de reproduire exactement les qualités de l'original. Plus il s'en écarte pour parvenir à ses fins, plus il risque la critique. Edgar Poe traduisant Homère, c'est beau, mais ce n'est plus Homère. Il est vrai que la poésie pose un problème particulier - on a dit que la poésie, c'est ce qui reste une fois la traduction achevée. Mais quelles que soient les difficultés de leur travail, les traducteurs facilitent l'accès à la littérature de bien des façons.

On n'a pas mentionné dans ces débats une possibilité, qui est de lire une édition où le texte original figure en regard de la traduction : pour ceux qui n'ont pas une connaissance assez approfondie d'une langue pour la lire directement, cela donne quand même une autre idée de l'oeuvre. Une autre lacune m'a également frappé : on n'a pas mentionné les jeunes enfants. Ils peuvent avoir accès à la littérature d'autres pays. Ainsi, dans le mien, les études classiques ont du succès. Les enfants d'une dizaine d'années, passant du primaire au secondaire, ont accès à Ésope ou font de petits projets sur ce genre de thèmes. J'aimerais qu'on nous en dise plus sur l'accès à la littérature à tous les âges.

M. José Manuel FAJARDO : Je tiens à préciser ma pensée. La création littéraire, et non la littérature, relève des écrivains - et je n'entends pas par là une classe intellectuelle, mais des individus qui écrivent. La littérature est l'art le plus ouvert, puisqu'il utilise un instrument commun à tous, le langage. La littérature, ou plutôt la communication écrite, est aujourd'hui plus répandue que jamais, grâce à Internet. Ce développement a de bons côtés, mais il en a de mauvais : banalité de la pensée, maladresse de l'expression, erreurs d'orthographe et de syntaxe. Être très répandu n'est pas en soi un gage de qualité. Reste ensuite la capacité de création littéraire.

Notre débat porte sur la possibilité d'enseigner la littérature, et c'est bien de cette possibilité d'enseigner que je voulais parler, pas de la façon d'écrire. De mon passé gauchiste, j'ai gardé à l'esprit l'obsession de l'élitisme, notamment à l'université. Néanmoins, l'opinion majoritaire peut être dans l'erreur sur les questions intellectuelles et littéraires. Qu'un homme puisse avoir raison contre tous, Galilée nous l'a montré.

Mme Marie-Rose FRANCOIS : M. Absire a eu raison de rappeler que les droits d'auteur sont le salaire de l'auteur. Je voudrais lui demander s'il accepte de modifier une formule qu'il a employée, à savoir qu'avant d'apprendre une langue étrangère il faut connaître la sienne : je dirais volontiers « connaître les siennes ». On a en effet parlé d'Europe polyglotte. On ne le devient pas seulement par l'apprentissage d'une langue autre, on peut l'être dès le jardin d'enfants. Certains Belges auxquels on fait remplir un formulaire qui leur demande quelle est leur langue maternelle hésitent parfois. Ils se demandent pourquoi ils ne peuvent en déclarer deux. Dans le même esprit, que des Européens puissent lire des livres bilingues, avec le texte original et la traduction en regard, ce serait un signe encourageant.

Mme Maryla LAURENT : Mme Michalski a terminé par une remarque très intéressante sur le passage d'un texte de l'Espagne à la Pologne. Pour ma part, j'ai à l'esprit une phrase de Bergson : « l'artiste repousse les limites du réel » . Les difficultés de traduction que l'on a mentionnées, les erreurs peut-être, sont des différences d'interprétation qui s'inscrivent dans une tradition et nourrissent le dialogue entre littératures européennes. Dans les travaux autour du manuel de M. Fontaine et Mme Benoit, on a souligné comment le romantisme, commençant en Allemagne pour s'achever en Hongrie un siècle plus tard, est resté lui-même, mais avec des interprétations, des glissements, qui en ont fait la richesse. Ainsi, même dans les erreurs de traduction, on enrichit la littérature européenne.

M. Alain ABSIRE : Dans mon propos, j'ai simplement repris la distinction traditionnelle entre écrivain et écrivant. Tout n'est pas oeuvre, bien entendu, mais l'ouverture à la création par les mots est une chance pour les auteurs et pour les littératures. Un problème aujourd'hui est de confondre tout et n'importe quoi, l'écrit et le littéraire. Tout est écrit, grâce à Internet, et diffusé partout. Cela pose le problème d'un langage commun. Mais il valait la peine de préciser, comme l'a fait M. Fajardo.

S'agissant du plurilinguisme, peu de jeunes enfants ont deux langues au départ. C'est affaire de milieu culturel, sans doute - je le crois pour ma part. C'est aussi affaire d'immigration ; dans ce cas, c'est à l'école que peut se développer la combinaison entre langue d'origine et langue d'apprentissage scolaire. Il y a là un enjeu extraordinaire. Néanmoins, je crains que l'apprentissage de deux ou trois langues dès la petite enfance ne conduise l'individu à pratiquer des langues qui n'en sont plus, qui sont des langages. J'ai assez l'expérience des lycées des cités, et aussi des maisons d'arrêt, pour constater que, dans une génération plus jeune, certains ont bien deux langues, mais l'une est en quelque sorte une langue tribale, et l'autre, la nôtre, une langue maîtrisée de façon très approximative. Il y a là un problème qu'on ne peut nier, même si cela ne remet pas en cause l'espoir que vous soulevez et que je partage.

M. Josef JARAB : Si je peux me permettre de revenir sur la table ronde précédente, je considère d'abord que, d'un point de vue politique comme d'un point de vue pratique, le fait de discuter de ces sujets sous l'égide du Conseil de l'Europe a une réelle importance. Certes, le Conseil de l'Europe n'est pas une institution dont les décisions ont force de loi. Mais, s'il ne peut, de sa propre initiative, faire créer des départements universitaires où l'on enseignerait les « petites » langues, il peut apporter son appui à l'enseignement des langues étrangères.

Nous essayons de maintenir une Europe multilingue, et il serait très dommageable de n'avoir plus qu'une seule langue. Le commissaire Jan Figel et la présidente du Parlement néerlandais, avec lesquels je m'en entretenais, trouvaient effectivement que c'était coûteux de devoir payer autant d'interprètes à la Commission et au Parlement européen, mais qu'il était pratiquement impossible d'en diminuer le nombre, par respect pour les pays qui ont rejoint l'Union européenne. Simplement, il serait probablement préférable de consacrer cet argent aux universités pour renforcer le multilinguisme, plutôt qu'à des activités d'interprétation, qui en deviendraient dans certains cas superflus.

Une autre question qui n'a pas été abordée est celle de la formation des enseignants de littérature européenne. Je préfère ne pas avoir à y répondre, car je ne souhaite pas que les programmes de littérature européenne soient imposés par le haut. C'est aux écoles et aux enseignants associés à cet enseignement de savoir ce qu'il convient de faire pour faire connaître au mieux la littérature à tous les publics, de la petite enfance à l'université. Quant à la publication d'ouvrages bilingues, avec une traduction en regard, même si elle n'est pas possible dans toutes les combinaisons, c'est une excellente idée sur le plan pédagogique et sur le plan linguistique.

M. Arnaud BEAUFORT : On se demande souvent ce que vont devenir les bibliothèques si tout est numérique, mais il me semble que les bibliothécaires de demain sont appelés à être ces médiateurs, ces passeurs dont on a parlé.

Mme Laure PECHER : Les livres pour jeunes enfants sont beaucoup traduits, les adultes ont largement accès aux oeuvres traduites, il apparaît donc que les collégiens et les lycéens sont les seuls à ne pas lire de littérature étrangère traduite.

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