CONCLUSIONS INTÉRIMAIRES

Mme Vaira VÎÍE-FREIBERGA, femme de lettres et ancienne Présidente de la République de Lettonie : Mesdames et Messieurs, j'ai passé en votre compagnie une journée passionnante, une journée entière vouée à la littérature, avec un accent particulier sur la littérature européenne.

Nous avons vu que la problématique pouvait être rapprochée sous bien des angles différents et chacun des intervenants nous a fait profiter de l'expérience et de la sagesse acquises dans son domaine. Mais que l'intervenant fût auteur producteur de textes, traducteur, critique littéraire, enseignant de la littérature, lecteur ordinaire `consommateur' de littérature ou passeur de mémoire, tous sont parfaitement conscients du défi qui est celui d'intéresser les futurs lecteurs à ce processus spécial qu'est la lecture et à ce produit tout à fait spécial qu'est la littérature. Pour ce faire, il s'agit d'aider le lecteur à comprendre et à apprécier les textes de valeur, de devenir conscient de leur valeur littéraire, de l'aider dans la tâche de distinguer la graine de l'ivraie. À mes yeux, l'enseignement de la littérature comporte une double fonction : celle de faire ressortir la valeur ludique de la lecture, mais celle aussi de contribuer à la formation générale d'une population instruite, informée et porteuse d'une civilisation humaniste.

Au commencement était le verbe, c'est-à-dire le verbe vivant, la parole en tant que moyen de contact direct entre le locuteur et son auditoire. C'est là que se trouvent les racines profondes de la littérature, en Europe comme partout ailleurs dans le monde. Des milliers d'années avant notre ère, nous savons que les hommes assis autour du feu se racontaient des histoires, des anecdotes, des fables, des contes merveilleux, qu'ils récitaient des épopées héroïques et chantaient des chansons lyriques. Par l'intermédiaire de la pensée symbolique, l'être humain est capable de se créer un espace mental qui est autre que celui de la réalité physique, espace dont la parole est la clé. La parole, le langage, le verbe vivant, cette production gazouillante mais aussi signifiante de l'appareil articulatoire, elle est l'apanage de l'espèce humaine, seule parmi toutes les espèces vivantes. La clé magique qu'est la parole permet au créateur de laisser entrer l'auditeur dans le monde imaginaire de sa création, de partager avec lui un espace qui n'est ni celui de la géographie ni celui du pouvoir, mais un espace dans lequel il est possible de s'évader, de se sauver, de se retrouver, de se créer et de se recréer.

Bien plus tard dans l'histoire de l'humanité est venu le moment où la parole, éphémère comme le souffle humain, a été captée par l'écriture et fixée sur un médium de transmission en matière plus ou moins durable. C'est là que nous avons ce matin engagé le débat. Nous sommes entrés de plain-pied dans la littérature écrite, mais si nous songeons à l'héritage littéraire du continent européen, on ne saurait oublier que c'est bien une longue tradition orale qui a été fixée dans les premières grandes oeuvres écrites que sont l'Iliade et l'Odyssée . J'avoue être un peu surprise que l'on n'en ait pas parlé ici, car l'Iliade et l'Odyssée , avec le théâtre et les mythes grecs d'un côté et avec l'Ancien et le Nouveau testament de l'autre, sont en fait deux grandes sources profondes de la littérature européenne. Une troisième source, ce sont les traditions populaires à l'échelle du continent, cette `littérature des chaumières' remise à l'honneur par Perrot, par les frères Grimm, par Herder et les romantiques Allemands, littérature orale, modeste et sans prétentions, mais qui continue de nourrir de ses motifs extraordinaires et de ses archétypes puissants la littérature écrite (et le cinéma !) jusqu'à nos jours. Qu'il s'agisse des sagas scandinaves, des chansons de geste, des ballades celtiques ou des dainas lettones, c'est là aussi un riche héritage littéraire auquel les jeunes ont peu accès au cours de leurs études, mais dont on retrouve parfois les reflets au cinéma, comme dans le cas du film courant sur Beowulf.

On l'a dit, les sources de la littérature européenne sont multiples. Ainsi, par exemple, on peut faire remonter les fabliaux français et italiens ou les contes de Boccace aux contes des pays arabes et plus loin aussi à leurs origines indiennes, comme l'a montré Joseph Bédier dans un ouvrage remarquable de la fin du XIX e siècle.

J'ai pour ma part grandi avec comme première littérature les contes que l'on me racontait. J'ai appris à lire toute seule par l'intermédiaire des fables animales du folklore letton, imprimées en grandes lettres dans un abécédaire. Cette ancienne littérature orale, transcrite par écrit depuis longtemps, demeure disponible partout sous la forme commode et familière du livre. Mais nous avons vu cet après-midi que le livre, pas moins que la transmission orale, se trouve dépassé dans un certain sens par les techniques numériques modernes.

Or, il ne faut pas envisager les techniques modernes seulement comme un remplacement pour la forme bien-aimée du livre et encore moins comme un danger pour la littérature. Permettez-moi de citer un exemple de ma propre expérience. Depuis les années 1960, nous avons commencé la numérisation des dainas, chansons lyriques de la tradition orale lettonne, avec 4 200 textes des chansons du soleil. Nous avons poursuivi avec 71 000 autres textes puis avec 200 000, puis avec un million de variantes sous forme numérique. Ces documents ont été consultés récemment sur l'Internet par un million d'usagers au cours d'une période d'un an. On voit là que, dans un petit pays de 2,3 millions d'habitants (y compris des russophones), la disponibilité d'une littérature orale sous une forme numérisée est capable de s'attirer un public plus grand que jamais auparavant dans l'histoire.

Mais ce dont on a parlé ce matin, c'est surtout de la littérature au sens d'oeuvres créées par des écrivains et au sens canonique de grandes oeuvres écrites par de grands écrivains, oeuvres que tout Européen qui se considère comme cultivé devrait connaître au moins de réputation. La transmission de la grande littérature européenne est une chose tout à fait à part, qui est liée en particulier à la culture individuelle de l'enfant moderne, avant qu'il ne devienne adulte, cultivé ou inculte, selon le cas.

Le concept même de littérature européenne sous-entend l'existence d'une aire culturelle déterminée, qui existe dans les confins d'une aire géographique et politique. Or l'accessibilité de différentes composantes de cette littérature est extrêmement inégale, de sorte qu'elle risque d'être gravement compromise à moins d'appuis importants de la part des gouvernements, des organismes supranationaux ou des organismes philanthropiques ou non gouvernementaux. Idéalement, on aimerait voir les meilleures oeuvres produites sur le continent européen disponibles à tout lecteur intéressé, non seulement celles écrites dans sa langue maternelle. Cela exige la disponibilité de bonnes traductions - non seulement celles, nombreuses déjà, qui traduisent les oeuvres connues des `grandes' langues aux `petites', mais aussi le contraire. Combien de très bons écrivains ne sont-ils peu ou pas connus, juste parce qu'ils écrivent dans des langues peu ou pas connues au-delà de leurs frontières naturelles ?

L'excuse que l'on entend souvent - que les ouvrages écrits dans les `petites' langues sont peu connus parce qu'ils sont aussi de faible qualité - relève de la circularité logique autant que d'un certain impérialisme culturel. L'invocation des lois du marché est beaucoup mieux fondée. En effet, se vend bien surtout ce qui est déjà bien connu, soit par tradition, soit par réclame. Néanmoins, il est entendu que la qualité d'une oeuvre littéraire existe en soi, indépendamment des forces du marché ou de la quantité de gens qui l'ont lue ou la connaissent de réputation. Le défi de la littérature européenne reconnue comme telle est donc surtout celui de devenir aussi représentative que possible de tout l'éventail des oeuvres européennes qui existent, y compris celles qui sont peu ou pas connues encore.

Une littérature véritablement européenne ne peut pas se créer en se fiant uniquement aux lois du marché, lois qui sont puissantes, mais tout de même pas inexorables. Dans le domaine de la culture, dépendre des seules lois du marché équivaut à renoncer à l'importance d'autres critères.

Souvent, lorsque je parcours l'Europe et que je me rends dans les librairies de différents pays, je suis déçue d'y trouver si peu de littérature locale ou européenne par rapport aux grands rayons remplis de traductions d'ouvrages américains, y compris de livres qui prétendent être de la littérature et qui ne le sont pas. Ce n'est pas que je sois contre la littérature américaine. Au contraire, j'en fais moi-même une consommation régulière. Je suis contre la présence de tant de mauvais livres par rapport à l'absence de livres qui seraient bien meilleurs. Car il y a de mauvais auteurs tout comme il y a de méchants poètes.

Or, lorsqu'il entre dans une librairie, le lecteur, pressé et conscient que toute une vie ne lui suffira pas à tout lire, cherche des guides. Trop souvent, son seul guide, c'est l'accessibilité de tel ouvrage ou tel autre sur les étagères. Si en musique le mélomane peut être sûr que les `grands' opéras sont ceux qui sont donnés sur la scène de la Scala ou du Métropolitain, pour identifier les bonnes oeuvres littéraires nous avons besoin de quelqu'un qui nous dise ce qui vaut la peine d'être lu et ce qui sera probablement une perte de temps. Les spécialistes de la littérature, les critiques littéraires, les amoureux des belles lettres doivent pouvoir se faire entendre dans la cacophonie des besoins du monde moderne. Plus encore, ils devraient pouvoir se faire entendre pour recommander la traduction et la publication d'ouvrages injustement méconnus ou inaccessibles.

J'aimerais remercier le Sénat français et tous ceux qui se sont impliqués dans la réussite de ce colloque, comme dans toutes les autres initiatives dont nous avons entendu parler aujourd'hui. Dans tous les pays de ce vieux continent, qui a derrière lui une histoire si longue et si sanglante, mais qui a aussi produit tant des plus belles oeuvres littéraires du monde, nous pourrions mettre à la disposition des autres Européens les grandes oeuvres qui forment notre héritage commun. Pour ce faire, nous avons besoin de sympathie, de solidarité - et de fonds disponibles ! C'est pour nous un devoir, si nous nous voyons comme les habitants d'un continent de paix, de démocratie, de tolérance, d'acceptation mutuelle, d'interactions humaines. Dans ces conditions, l'accessibilité est particulièrement importante pour que nous ayons tous la clé de cet édifice que sera l'Europe culturelle. Cette clé, il faut la forger. Cet espace culturel que nous aimerions habiter ensemble, il faut le meubler. Il sera d'autant plus riche et d'autant plus beau que des auteurs de toutes les régions d'Europe y auront contribué, non seulement ceux qui sont déjà connus des personnes éduquées, non seulement ceux des pays dominants (voire impérialistes), mais aussi tous les autres. Tous les pays européens sont terres de culture, pour peu que l'on veuille en prendre connaissance. C'est un grand défi, nul doute, mais quand on songe aux premiers copistes des monastères, qui n'avaient que leurs mains et leurs parchemins pour transmettre une oeuvre, on se dit que nous n'aurions aucune excuse à ne pas tirer le plus grand profit de toutes les possibilités qui de nos jours s'offrent à nous.

M. le PRÉSIDENT : Il me reste à remercier celles et ceux qui ont permis l'organisation de ce colloque et ceux qui ont participé à nos travaux.

Nous, membres de la commission de la culture de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, devons être conscients que ce sujet est au coeur de l'idée européenne et que nous devons lui donner une traduction politique, auprès des grandes institutions européennes comme de nos gouvernements nationaux.

Au XXI e siècle, on n'enseigne pas seulement la littérature de son pays mais aussi celle des autres pays européens, de même que l'on s'efforce d'amener les élèves de nos écoles à connaître bien leur langue nationale mais aussi une ou deux autres. C'est une nécessité pour entrer de plain-pied dans la pensée et dans la littérature des autres et de nombreux moyens sont maintenant disponibles pour intéresser à toutes les formes de littérature, pour les mettre à disposition.

Il ressort clairement de nos travaux qu'il ne s'agit pas d'établir un quelconque canon littéraire européen, une liste des chefs d'oeuvre qu'il serait obligatoire d'avoir lus à l'exclusion des autres. Nous sommes dans un domaine où chacun doit pouvoir faire des choix, mais il faut tout faire pour donner aux Européens le bonheur d'entrer dans la pensée des autres, de sentir qu'il y a là des vibrations que l'on aura plaisir à partager.

De même que les chefs d'État s'adressent de plus en plus souvent à nous devant le drapeau national et le drapeau européen, nous avons en nous l'ensemble de ces littératures venues d'Europe. Nous serons plus riches, plus ouverts sur le monde si nous savons faire partager ce trésor commun. Oui, il y a des racines littéraires de l'Europe, nous avons le devoir de les faire découvrir, dans les éditions originales ainsi que grâce aux traducteurs.

Car l'Europe préservera sa diversité aussi grâce à la traduction, qui ne représente jamais un coût excessif, mais qui nous permet de garder en vie toutes nos langues, toutes nos littératures, de nous connaître et de nous respecter. Il n'y a pas de petites langues, toutes peuvent nous enrichir.

C'est pour toutes ces raisons que ce que nous avons rassemblé aujourd'hui débouchera sur une recommandation dont nous nous efforcerons résolument que les gouvernements européens tiennent le plus grand compte.

Colloque
sur l'enseignement des littératures européennes

Paris, 11 décembre 2007 - 9h00 à 18h00

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