B. LES ÉTUDES RÉALISÉES OU EN COURS

1. Les études sanitaires

a)- Etudes sur l'évaluation quantitative des risques sanitaires

La caractérisation des dangers chez l'homme est difficile à mesurer, car les niveaux d'exposition sont incertains, ce qui, comme l'indique l'Institut de veille sanitaire 19 ( * ) , « rend leur utilisation impossible pour la construction d'une valeur toxicologique de référence où la quantification dose-effet et/ou dose-réponse est nécessaire. » Chez l'homme, les données concernant les effets sanitaires liés à une exposition à la chlordécone, proviennent de l'exposition aiguë à Hopewell aux Etats-Unis où des effets neurotoxiques ont été relatés.

Chez les rongeurs, rats et souris, les doses minimales pour lesquelles un effet est observé dans les expérimentations animales varient de 0,05 à environ 10 mg par kilo et par jour. La population antillaise n'a jamais été soumise à de tels niveaux d'ingestion de chlordécone, mais rien ne prouve que des doses beaucoup plus faibles n'entraînent pas des effets de toxicité chronique. L'organisme international IARC a classé et réévalué cette substance en 1979 et en 1987 dans le groupe 2B : « cancérogène possible pour l'homme, connaissance suffisante chez l'animal, mais limitée chez l'homme ».

En 2002 puis en 2003, l'Agence française de sécurité sanitaire et alimentaire (AFSSA) et l'Institut national de veille sanitaire (INVS) ont été saisis de demandes d'études tendant à évaluer les risques de contamination alimentaire des populations antillaises.

Ces demandes visaient trois objectifs : établir des valeurs toxicologiques de référence, estimer l'exposition de la population à la chlordécone, et fixer des limites maximales de chlordécone dans les denrées alimentaires permettant de protéger les populations.

Dans un premier avis émis en décembre 2003, l'AFSSA s'est prononcée sur la définition de valeurs toxicologiques de référence.

Ont été ainsi fixées :

- une limite tolérable d'exposition répétée chronique de 0,5 ug par kilo de poids corporel et par jour

- et une limite d'exposition aiguë de 10 ug par kilo de poids corporel et par jour.

Ces évaluations reposent sur les travaux réalisés sur l'animal qui ont permis d'identifier les doses maximales pour lesquelles aucun effet néfaste n'a été observé, l'extrapolation à l'homme s'effectuant de la façon suivante : on a pris la plus faible de ces valeurs 20 ( * ) et on l'a corrigée d'un facteur de sécurité conventionnelle de 100.

Mais dans le même temps, l'AFSSA avait indiqué que l'exposition alimentaire de la population ne pouvait reposer que sur l'obtention de données précises concernant les habitudes de consommation des habitants et le degré de contamination des différentes composantes de leur alimentation .

C'est pourquoi plusieurs enquêtes ont été lancées :


• des études sur les comportements alimentaires

- l'étude sur la santé et les comportements alimentaires en Martinique (ESCAL), en novembre 2003,

- et l'étude dite « CALBAS » sur les habitudes alimentaires des populations résidant dans les communes du sud de la Basse Terre en Guadeloupe.


• des études sur la contamination des produits

Ces deux études ont été complétées, à la Martinique entre novembre 2005 et juillet 2006, et la Guadeloupe entre juillet 2006 et janvier 2007, par des enquêtes dites RESO, et visant à compléter les premiers résultats obtenus sur l'appréciation sur la base d'un échantillonnage aléatoire portant sur 48 denrées en Martinique et 59 denrées en Guadeloupe.

Ces deux dernières études ont établi :

que la contamination des aliments était identique en Guadeloupe et en Martinique,

mais, ceci sur des niveaux moins élevés que la première enquête effectuée (probablement parce que la première enquête était plus ciblée sur des zones à risque),

que les aliments vecteurs étaient les légumes-racines, le concombre, le melon et qu'il existait une contamination significative des produits de la mer et d'eau douce. Étant toutefois précisé que le dépassement de la limite maximale de contamination (celle jugée dangereuse pour une contamination chronique) de 50 ug par kilo de produits frais n'était dépassé que pour 3,7 à 4,1 % des légumes-racines et que pour 5,9 % des produits de la mer et d'eau douce 21 ( * ) ,

et qu'il y avait peu ou pas de contamination des autres aliments .


• une étude spécifique sur la caractérisation des populations à risque élevé en Martinique

Cette étude menée par la cellule interrégionale d'épidémiologie d'Antilles-Guyane (CIRE) a été publiée en août 2006 et a complété la documentation de la situation en cernant les cohortes à risque spécifique.

Elle a abouti à identifier une population susceptible d'avoir une dose d'exposition quotidienne supérieure aux valeurs toxicologiques de référence établies par l'AFSSA.

La cohorte en cause est estimée à 3 % de la population (soit environ 12 000 personnes) très localisée par une implantation sur la façade nord-atlantique de l'île, caractérisée par un faible niveau social et un approvisionnement alimentaire basé sur des circuits courts.

Cette étude a abouti à la mise en cause du programme Jardins Familiaux (JAFA) qui est un des points forts du « plan chlordécone ».

L'ensemble de ces données sur la consommation alimentaire a permis d'établir des scénarios d'exposition modulant les versions d'exposition en fonction de la zone d'habitation des sujets, de leur bol alimentaire et de leur mode d'approvisionnement (circuit court, autoconsommation, épicerie, grandes surfaces).

En fonction de ces résultats, le comité d'experts de l'AFSSA spécialisés dans les contaminants et résidus physico-chimiques a établi en 2005 des limites maximales de référence pour la consommation des principaux aliments vecteurs de chlordécone :

- pour éviter une exposition aiguë : une limite maximale provisoire de 50 ug par jour et par kilo de produit frais était jugée efficace pour éviter que les consommateurs les plus réguliers de légumes racines ne soient dans une zone d'incertitude en matière de risques sanitaires. Pour les autres aliments, contributeurs plus occasionnels à l'exposition à la chlordécone comme les poissons et les crustacés, la canne à sucre ou l'ananas, l'évaluation proposait une limite fondée sur une exposition maximale aiguë de 200 ug de par jour et par kilo de produits frais qui permettrait d'éviter les dépassements accidentels de la valeur toxicologique de référence.

- pour éviter un risque chronique : un seuil maximal de 50 ug par kilogramme de produit frais pour les produits de la mer, les légumes-racines, les carottes et les concombres était jugé suffisant. Pour les autres produits, dont les produits transformés (pain, lait, oeuf, poulet), l'établissement de seuil de concentration n'était pas jugé utile d'un point de vue strictement sanitaire.

Mais, dans la mesure où les évaluations sur le comportement alimentaire des populations à risques montraient que la fixation de limites maximales pour les aliments commercialisés n'était pas suffisante pour couvrir les autoconsommations, l'AFSSA, dans une actualisation de ces travaux rendue publique en septembre 2007, a recommandé, pour les familles exploitant un jardin sur un sol très contaminé, de limiter leur consommation de légumes-racines à deux fois par semaine et pour les consommateurs de produits de la pêche de limiter cette consommation à quatre fois par semaine .

b- Etudes sur les impacts sanitaires de l'exposition à la chlordécone

1) L'étude de l'INSERM sur le risque sur la fertilité masculine

Cette étude dont les conclusions ont été communiquées en 2006 a été menée chez une centaine d'hommes adultes résidant en Guadeloupe, pour moitié ayant été exposés professionnellement à la chlordécone et pour moitié ne l'ayant pas été.

Les conclusions de cette étude ont montré :

1. que la chlordécone était présente dans le plasma de tous les intéressés, confirmant ainsi sa transmission par l'eau et l'alimentation,

2. que la chlordécone était le polluant le plus fréquemment retrouvé et celui qui était décelable aux niveaux les plus élevés,

3. qu'aucun trouble spermatique ne pouvait être mis en évidence, ce qui confirmait les études faites aux États-Unis qui avaient montré que ces troubles n'étaient décelables que pour une concentration de chlordécone dans le plasma dépassant 1 milligramme par litre, alors que les doses de l'échantillon étaient de 10 à 100 fois inférieures ,

4. que l'exposition professionnelle et l'ancienneté de cette exposition étaient des facteurs favorisant la présence de la chlordécone dans le sang,

5. que, contrairement à d'autres polluants dont la présence dans l'organisme pouvait atteindre 10 ans comme le DDT, la durée moyenne 22 ( * ) de demi-vie de la chlordécone dans l'organisme n'était que de 165 jours 23 ( * ) . Ce qui, en termes opérationnels de santé publique signifie qu'en coupant les sources de pollution, on fait rapidement disparaître les effets délétères du produit car celui-ci se métabolise et s'élimine progressivement dans l'organisme.

2) L'étude de la CIRE sur la répartition spatiale et temporelle à la Martinique des cancers suspects d'être liés à une exposition aux pesticides organochlorés sur la période 1981-2000

Il n'existe pas de registre du cancer en Guadeloupe. Le registre du cancer en Martinique a été créé en 1981, agréé en 1983 et reconnu en 2001 par l'INVS.

Sur la base de ce registre, une étude a été menée par la CIRE Antilles-Guyane, sur les corrélations entre la répartition des cancers de la prostate et la distribution des zones polluées par la chlordécone.

Les résultats de cette étude sont les suivants :

« L'analyse par zone montre que les taux d'incidence standardisés du cancer de la prostate diminuent inversement avec le niveau de pollution potentielle de la zone et ce, quelle que soit la période considérée. Cette tendance est statistiquement significative.

Ratios d'incidence standardisés du cancer de la prostate,
selon la période et la zone de pollution potentielle, chez les adultes.

Période

Zones

Nombre de cas observé

Nombre de cas attendu

SIR ZONE

Intervalle de confiance à 95 %

P

1981-2000

1989-2000

1

1093

Référence

1

-

-

0.002

2

592

645

0.91

0.84

0.99

3

503

575

0.87

0.79

0.95

4

391

452

0.86

0.77

0.95

1

885

Référence

1

-

-

10 -3

2

493

521

0.94

0.86

1.02

3

402

475

0.84

0.76

0.92

4

319

366

0.86

0.77

0.96

Les communes ont été classées en 4 catégories selon le pourcentage en surface que représentaient les zones potentiellement polluées sur leur territoire : zone 1 = 0%, zone 2 = de 0 à 5 %, zone 3 = de 5 à 20% et zone 4 = plus de 20%. La figure 1 présente ces 4 regroupements de communes.

Figure 1. Répartition des 4 zones de pollution aux Polluants OrganoChlorés (POC), selon le pourcentage de pollution potentielle des sols par la chlordécone

Concernant les relations observées pour le cancer de la prostate, du colon-rectum, du sein, ainsi que pour l'ensemble des cancers avec une incidence plus élevée dans les zones moins (zone 2) ou pas potentiellement polluées par les POC (zone 1), ce résultat est sans doute à mettre en rapport avec le fait que la variable zone constitue également une mesure indirecte du mode de vie rural/urbain et traduise ainsi un recours différentiel au système de soins selon les zones. En effet, il est très probable que dans les zones à prédominance agricole, le recours au système de soins ne soit pas strictement identique à celui des zones plus urbanisées. ».

Cette absence de relation entre les zones polluées par la chlordécone et les cancers supporte une exception : la maladie de Kahler (cancer du myélome) dont on note une prévalence dans le nord-atlantique. Une hypothèse, sur ce point, est que ces cancers sont dus à des expositions professionnelles à la chlordécone (et à d'autres pesticides) mais celle-ci doit être formulée avec prudence car il peut y avoir d'autres étiologies (isolat génétique, causes virales).

(3) L'étude d'imprégnation « HIBISCUS »

L'étude HIBISCUS a été réalisée afin de disposer d'une première estimation de l'imprégnation d'une population de femmes enceintes et de leur nourrisson en Guadeloupe par la chlordécone, ainsi que d'informations préliminaires sur les déterminants de cette contamination (lieu de résidence, niveau socioculturel, antécédents médicaux, alimentation).

La chlordécone a été détectée dans près de 90 % des prélèvements de sang maternel et du cordon de l'échantillon et dans 40 % du lait maternel, 72 heures après l'accouchement.

Les premières conclusions de cette étude ont montré qu'il n'existe pas de relations entre les niveaux de chlordécone dans le sang maternel, les antécédents obstétricaux, le fait d'avoir allaité précédemment ou la commune de résidence.

Ces conclusions ont, en outre, confirmé que la fréquence de consommation des légumes-racines était corrélée positivement à une imprégnation élevée de chlordécone.

4) Les études épidémiologiques menées par l'INSERM et le CHU de Pointe-à-Pitre

L'étude TI-MOUN (« petit môme » en créole)

Cette étude qui fait suite à « Hibiscus » a été mise en place en décembre 2004 en Guadeloupe et mobilise 40 personnes sur une cohorte de 1 200 femmes enceintes et de 200 bébés, ceci jusqu'en décembre 2007 pour les femmes enceintes, les examens de bébés étant appelés à se poursuivre en fonction du vieillissement de la cohorte jusqu'à 18 mois.

Elle devrait se poursuivre ultérieurement sur les enfants de 3 à 5 ans, en phase de diversification alimentaire. Ceci en fonction du constat que les jeunes enfants sont généralement plus exposés aux risques de contamination par les polluants du fait de leur faible poids relatif et d'un régime alimentaire moins diversifié.

La publication des résultats de cette étude s'étalera de 2009 à 2012.

L'étude Karuprostate

L'occurrence du cancer de la prostate peut varier d'un facteur 100 (faible chez les Asiatiques, sa prévalence est moyenne chez les méditerranéens, élevée chez les caucasiens, et encore deux fois plus élevée chez les populations afro-américaines, habitant aussi bien aux États-Unis qu'au Royaume-Uni). L'âge moyen d'apparition de ces cancers est de 74 ans, même si leur occurrence peut être décelée dès 50 ans chez l'homme. Ce qui introduit naturellement un biais dans les comparaisons internationales, tenant tant à l'espérance de vie qu'aux structures sanitaires 24 ( * ) .

C'est pourquoi une étude spécifique a démarré en Guadeloupe en juillet 2004 afin d'évaluer ce risque. Cette étude qui repose sur la comparaison entre 690 cas de cancer de la prostate et 710 cas témoins, s'est poursuivie jusqu'à la fin de 2008. Ses résultats seront publiés incessamment.

L'état d'avancement de ces études épidémiologiques en cours sera exposé au chapitre II.

* 19 Insecticide organochloré aux Antilles. Identification des dangers et valeur toxicologique de référence (VTR), état des connaissances. Institut de Veille Sanitaire 2004.

* 20 C'est-à-dire l' effet critique qui est la première valeur qui permet de constater un dérèglement chez l'animal.

* 21 Étant précisé, qu'aux dires mêmes des spécialistes de l'AFSSA entendus, l'échantillon des produits de la mer analysé était peut-être trop étroit pour que ces résultats soient significatifs.

* 22 Mais cette durée moyenne peut varier d'un facteur 10.

* 23 Il est éliminé par le tractus intestinal mais au cours de cette élimination une partie est réintégrée dans le système hépatique.

* 24 Par exemple, entre les Antilles françaises et d'autres îles des Caraïbes où l'espérance de vie est beaucoup moins élevée.

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