PREMIÈRE TABLE RONDE - « CRIMES DITS D'HONNEUR : DES PRATIQUES ANCRÉES DANS CERTAINES SOCIÉTÉS TRADITIONNELLES »

Ouverture de la première table ronde

M. Yannick Bodin, Sénateur, vice-président de la délégation aux droits des femmes

C'est avec plaisir que je vais maintenant ouvrir la première table ronde de cet après-midi sur les crimes d'honneur ou les crimes dits d'honneur, des pratiques ancrées dans certaines sociétés traditionnelles. J'entends ce sujet, mais est-ce de plus en plus fréquent ou est-ce mon ouïe qui est attirée plus particulièrement sur ces questions ? Il semblerait que dans certains grands organismes internationaux on veuille opposer aujourd'hui des valeurs traditionnelles à des valeurs universelles qui ne seraient portées que par une partie de l'humanité, plus précisément l'Occident ? Cette question est un vrai débat. Comme je le dis, soyons attentifs au fait de savoir si c'est un bruit qui monte ou si c'est une réalité qui est en train de se développer. C'est donc intéressant à travers cette question.

Interviendront Mme Lubna Dawani-Nimry, qui est avocate et directrice-adjointe du SIGI en Jordanie, sur les crimes d'honneur en Jordanie et au Moyen-Orient ; ensuite Mme Jacqueline Thibault, présidente de la Fondation SUR GIR, qu'elle nous présentera elle-même. Pour nous organiser, compte tenu du temps que l'on a devant nous, chacune d'entre vous pourrait peut-être consacrer une dizaine de minutes pour la présentation, si on veut avoir un véritable débat.

Je signale à ceux d'entre vous qui, comme moi, ne pratiquent pas la langue anglaise de ne pas oublier d'aller se procurer le casque qui permet d'avoir une traduction.

Je vous donne la parole, Mme Lubna Dawani-Nimry.

CRIMES D'HONNEUR EN JORDANIE ET AU MOYEN-ORIENT

Mme Lubna Dawani-Nimry, avocate, directrice adjointe du SIGI Jordan (Sisterhood is global institute)

Je ne parle pas français, je le comprends mieux que je ne le parle. Je me nomme Lubna Dawani-Nimry. Je suis avocate et je travaille à Amman en Jordanie. Je suis l'une des fondatrices et je suis membre du conseil d'administration de SIGI, ainsi que d'autres organisations en Jordanie.

Je voudrais remercier le Sénat et vous tous. J'apprécie véritablement que vous ayez les moyens de parvenir à toutes les informations concernant les femmes et les violences faites à leur encontre. Merci à vous, merci au Sénat, de m'avoir invitée à m'exprimer ici aujourd'hui.

Les crimes d'honneur en Jordanie sont, dans la réalité, des crimes où il ne s'agit pas d'honneur ; c'est tout le contraire de l'honneur. Un crime est un crime, il n'y a pas d'honneur à cela. Tout le monde semble opposé à cela. Alors, disons « Votons ! ». Quelqu'un au Parlement s'exprimait contre l'abolition d'un article du code pénal qui accorde aux responsables de crimes d'honneur une pénalité moins lourde, une peine réduite, voire aucune peine, parce que ce geste a été accompli dans la fureur. Ce crime n'est peut-être même pas puni. Il y a d'autres crimes qui demandent une redéfinition de l'humanité.

Personne n'a entendu les derniers mots de Maha ou n'a vu ses yeux avant sa mort. Personne n'a regardé son expression, lorsque son oncle l'a abattue dans son lit. Elle avait quinze ans quand elle a été violée par deux membres de sa famille. Ils n'ont pas supporté qu'elle soit enceinte, et son oncle est donc venu dans la maison de son père pour l'abattre, alors qu'elle était couchée. C'était un crime. Il n'y a pas d'honneur au crime.

Quelques statistiques

D'après les études entreprises depuis 1990, nous avons quelques chiffres qui nous permettent d'avoir une idée de ces pratiques inhumaines : 11,6 % des femmes tuées l'ont été au nom de l'honneur. Je parle du cas de la Jordanie.

Quelques statistiques liées à l'âge :

- 37,5 % avaient entre 17 et 20 ans ;

- 18,75 % entre 21 et 25 ans ;

- 12,5 % entre 26 et 30 ans ;

- 25 % entre 31 et 40 ans ;

- 6,25 % des victimes avaient plus de 40 ans.

Situation familiale : Le pourcentage le plus important est celui des femmes mariées : 56,2 %. C'est un indicateur très important de ce que font les familles avant les mariages, forçant les femmes à se marier et, après le mariage, les tuant pour quelque chose qu'elles leur ont imposé.

Armes utilisées : dans 62 % des cas, il s'est agi de crimes par arme à feu. J'ai en revanche des exemples également où les femmes ont été poignardées et, dans un cas, jusqu'à vingt-cinq fois ! Pire encore pour une jeune fille : trente-sept fois ! Pourquoi continuer à donner des coups alors que, de toute évidence, la femme était déjà morte ? C'est tout à fait inhumain.

Fréquence : pour 2009, nous avons des statistiques qui indiquent le nombre de crimes tous les mois. Le total est de 23. Ce n'est pas le chiffre réel. Nous pensons qu'il y en a bien plus, mais dans certains cas on dit qu'il s'agit de suicides, d'accidents ou autres. Pour ce qui est des crimes d'honneur, officiellement appelés ainsi, il y en a eu 23 en 2009. Ce que nous appelons crime d'honneur, c'est tout ce que vous voudrez, mais ce n'est pas de l'honneur. C'est ce que nous disons toujours : il nous faut des campagnes définissant l'honneur. Traditionnellement, l'honneur est lié à la sexualité de la femme. Les femmes doivent suivre une certaine façon de vivre. Dès l'instant où elles s'en écartent, elles sont considérées comme hors-la-loi, loi de la famille, et elles doivent être tuées.

Définitions

Dans le monde arabe, il y a des attitudes négatives par rapport à la naissance d'une fille, ce qui relie les femmes au concept d'honneur ou manque d'honneur. On contrôle la sexualité des femmes, et les crimes d'honneur sont généralement des actes de violence, principalement des meurtres, perpétrés par des membres masculins de la famille à l'encontre des femmes de cette famille, qui ont apporté le déshonneur, l'opprobre sur la famille.

Les crimes d'honneur sont des crimes acceptés socialement, montrant la supériorité des hommes, permettant de liquider leurs femmes, si elles ont une attitude suspecte ou un comportement sexuel qui n'est pas apprécié. Même dans les pays occidentaux, le monde est un monde masculin. Cela a été perçu comme une lutte entre les sexes dont l'homme sort toujours vainqueur. C'est quelque chose qui est plus aiguë encore dans les sociétés orientales et dans le monde arabe, où l'importance est donnée à ce que pense la communauté, et non aux intérêts des individus.

En cas de mauvaise conduite sexuelle, les femmes sont mises à mal et tuées. Historiquement, à l'ère préislamique, les femmes, surtout les petites filles qui venaient de naître, étaient considérées comme un poids, comme quelque chose de négatif. Certaines tribus arabes de l'ère préislamique les enterraient vivantes. L'islam a banni cette pratique.

D'où vient cette idée de crime d'honneur ? D'après ce que j'ai pu voir, cela remonte à 1700 avant Jésus-Christ, époque où le code d'honneur babylonien a vu le jour. C'est ce que j'ai pu trouver pour expliquer ces pratiques inhumaines.

Dans la perspective religieuse, les crimes d'honneur n'ont pas de base, ni de justification dans les textes sacrés islamiques ou chrétiens. La loi islamique, la charia , appelle le respect, promeut l'honneur, honore la vie, la dignité humaine et les droits humains. L'islam encourage le pardon. Personne dans l'islam ne peut se venger lui-même. D'ailleurs l'adultère est quasiment impossible à prouver. Il faut quatre témoins fiables, et je ne pense pas que quelqu'un chercherait à commettre un adultère devant quatre témoins. L'idée est de punir s'il est prouvé que c'est une infraction publique.

Les justifications qui sont apportées sont souvent des rumeurs : quelqu'un dit quelque chose pour aider la famille. Un crime est commis simplement parce qu'il y a des rumeurs, des suspicions.

Les autres justifications sont très souvent le fait que la femme est victime de viol. C'est déjà très difficile de surmonter un viol. Comme punition, la femme violée est tuée. Ou alors elle est victime d'inceste ; elle est tombée enceinte en dehors du mariage ; elle s'est mariée contre les désirs de la famille. Ce sont aussi des raisons financières : parfois on ne veut pas qu'une femme hérite de son père et, à ce moment-là, la femme peut être tuée pour raison dite d'honneur.

Une autre raison : la femme n'est peut-être pas dans son foyer. Elle parle ou voit un homme qui n'est pas membre de la famille. Elle se prostitue. Voilà les raisons qui sont le plus souvent invoquées.

Qui sont les auteurs de ces crimes d'honneur ?

Statistiquement et dans l'ordre, nous avons le frère. Généralement, c'est le frère le plus jeune, parce que, légalement, il est mineur, et qu'à sa majorité ce crime sera effacé. On choisit le plus jeune de la fratrie et, en conséquence, la famille perd deux de ses membres : la femme tuée et son frère. S'il est mis en prison ou dans une maison de redressement, il apprendra tous les mauvais comportements et donc, à terme, la famille le perdra aussi.

Ensuite, il y a le père, le fils, les cousins, les neveux, l'oncle, la mère, les soeurs et les autres membres de la famille. En Jordanie, la situation n'est pas très différente de celle des pays voisins. En Jordanie, les crimes d'honneur peuvent monter jusqu'à 25 cas tous les ans, mais comme je le disais tout à l'heure, on pense que ce chiffre est beaucoup plus élevé. Ce chiffre de 25 est le chiffre officiel.

La Jordanie a décidé d'ouvrir la boîte de Pandore et de commencer à s'intéresser à ce tabou épouvantable, ce qui ne fait pas de la Jordanie le pays des crimes d'honneur. En Occident, on n'en parle pas, mais en Jordanie nous avons décidé de mettre cela sur la place publique, d'en parler ouvertement pour essayer de comprendre pourquoi les gens commettent des crimes, pourquoi il y a ces schémas de pensée.

Il faut essayer de sortir les mentalités de cet âge de pierre. Les voix s'expriment haut et fort, et c'est quelque chose qui a été encouragé par le Roi et la famille royale. Certains de ses membres ont participé à des manifestations contre l'article 98 et l'article 340 du code pénal. Bien qu'officiellement les femmes aient droit à l'égalité, selon la Constitution jordanienne, certaines lois sont discriminatoires à l'encontre des femmes.

Lutter contre le syndrome social : quelques tentatives ont été faites, et ce dès les années 1950 et 1960. Ceux qui sont contre les crimes d'honneur étaient une minorité, et ils le sont toujours. La majorité, ce sont les législateurs et ceux qui, bien souvent, encouragent ces crimes, invoquant des prétextes sociaux et religieux. Bien que la Jordanie soit signataire de la Convention internationale relative aux droits civils et politiques, le Parlement n'a pas mis fin à l'impunité qui est accordée à ceux qui tuent des femmes, membres de leur famille. Des voix s'élèvent, s'insurgent, notamment contre les articles 98 et 340 du code pénal qui sont parfaitement injustes.

Le débat sur cette question tragique qui fait quelque 25 victimes tous les ans est quasiment national. Le 14 février 2000, suite au rejet par la Chambre basse du projet de loi contre l'article 340, il y a eu une manifestation tout à fait hors norme à Amman, capitale de la Jordanie. Deux membres de la famille royale, à savoir le Prince Ali Ibn Al Hussein, fils de l'ancien roi, et le Prince Ghazi Ibn Mohammad, cousin du Roi, étaient à la tête de cette manifestation. C'était là une véritable lueur d'espoir au bout du tunnel, et nous espérons que ce genre de choses se reproduira de plus en plus souvent.

Le mouvement des femmes : un champ de bataille politique

En 1998, une commission jordanienne pour les femmes présidée par la Princesse Basma Bint Talal, la soeur de l'ancien roi, est la première à demander au gouvernement d'annuler l'article 340. En 1999, le gouvernement a présenté un projet de loi qui combinait l'annulation de l'article 340 et une sanction plus importante pour les cas de viols et d'adultères. En novembre 1999, la Chambre haute a voté pour, mais en janvier 2000, il a fallu cinq minutes pour que la Chambre basse rejette ce projet de loi.

Les défenseurs

Ce qui est invoqué très souvent dans ces cas, c'est le fait que ce crime soit commis dans le feu de l'émotion, comme un acte de rage, et il est demandé une sentence réduite. Il y a une espèce de conspiration sociale, une loi du silence avec des sentiments assez fanatiques au sein de la société qui terrorisent, brandissant les idées d'honneur et de chasteté.

Les victimes, les femmes qui sont menacées de ces crimes, sont emprisonnées afin d'être protégées. Au lieu de mettre en prison l'homme qui menace la jeune femme, c'est la jeune femme qui est incarcérée pour sa propre sécurité. Récemment, nous avons mis sur pied un projet avec SIGI pour aider ces jeunes femmes, pour qu'elles puissent se réinsérer, trouver les moyens de les faire sortir de prison, évidemment de manière anonyme. En principe, les familles ne savent pas qu'elles sont sorties de prison. Nous essayons de les mettre à l'abri, sans courir de risque, parce que c'est notre responsabilité, en tant qu'ONG, de faire face à ce genre de crime d'honneur.

Les recommandations

Il faut travailler sur la conscience des uns et des autres, sur le droit international relatif à la personne humaine. Il faut que chacun connaisse ses droits. Ensuite, il faut créer une culture des droits humains, parmi les jeunes notamment, avec des bibliothèques des Droits de l'Homme. Nous avons un programme de quatre ans avec des écoliers, garçons et filles, sur les Droits de l'Homme. Y participent également les enseignants et les familles, afin que l'enfant puisse entendre le même message, qu'il soit à l'école ou à la maison, message concernant bien sûr les droits et les devoirs de la personne humaine.

Le code pénal de Jordanie doit être modifié. Il faut également le soutien du gouvernement qui manque cruellement.

Ensuite, il faut un rôle plus important pour les leaders religieux, parce que ceux qui prêchent sont convaincus de ce qu'ils disent. Il faut donc que ces hommes puissent disposer des bonnes informations pour éliminer ces crimes d'honneur.

Il faut également des campagnes actives dans tous les domaines et visant tous les publics.

Il faut trouver également le moyen de créer des abris, des foyers pour ces femmes, pour éviter qu'elles ne soient incarcérées.

Il faut également faire en sorte que le peuple se saisisse des questions relatives à l'égalité entre les hommes et les femmes, au respect des femmes dans l'islam et aux pénalités islamiques lorsque les gens sont tués sans justification, et lui faire comprendre la véritable signification du mot honneur.

(Applaudissements).

M. Yannick Bodin, vice-président

Je vous remercie Mme Dawani-Nimry. Je vais passer immédiatement la parole à Mme Jacqueline Thibault. Je voudrais remercier au passage nos interprètes par rapport à ce que j'ai dit tout à l'heure, les féliciter pour la limpidité de leur traduction.

Mme Jacqueline Thibault, présidente de la Fondation SUR GIR, vous avez la parole.

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