II. LES CRIMES DITS D'HONNEUR

Mme Michèle André, présidente de la délégation

Nous allons reprendre nos travaux dont la présidence effective sera assurée par mon collègue Yannick Bodin, vice-président de la délégation aux droits des femmes, qui est à mes côtés. Je salue Gisèle Printz, vice-présidente également, qui est dans la salle. Yannick est l'un des sept hommes membres de la Délégation du Sénat aux droits des femmes et de l'égalité des chances entre les hommes et des femmes. C'est pour vous dire que, non seulement nous les associons, mais que nous les faisons travailler, nos hommes, car sinon ils vont se désintéresser. (Rires)

C'est un collègue très présent sur nos travaux. C'est lui qui va assurer cet après-midi la présidence des tables rondes consacrées aux crimes dits d'honneur. Il va me permettre de saluer l'arrivée de notre collègue Odette Terrade, également vice-présidente de la délégation, et de dire quelques mots d'ouverture et de remerciements à Anne-Marie Lizin qui est là, à mes côtés.

Anne-Marie est une collègue avec laquelle je chemine maintenant depuis plus de vingt ans pour les combats des femmes, pour l'égalité, pour toutes les raisons politiques qui nous ont fait mener un combat commun dans nos pays respectifs. Nous avons, en plus du travail, l'estime et l'amitié. C'est en partie Anne-Marie qui nous avait suggéré, avec Annie Sugier que je salue avec amitié, d'organiser un débat sur ces questions importantes qui ne sont pas celles d'autres espaces, mais qui nous concernent toutes. Ce matin, nous l'avons vu de manière très précise.

Je vais donner la parole à Anne-Marie Lizin et vous souhaiter à tous de bons travaux d'après-midi que nous laisserons sous l'autorité de Yannick Bodin. Je voudrais clore à 17 heures. J'espère que nous aurons plus de temps que ce matin pour le débat. J'espère n'avoir pas trop frustré quiconque ce matin. Merci et bon après-midi.

Ouverture de la séance de l'après-midi

Mme Anne-Marie Lizin, Sénatrice, ancienne ministre, ancienne présidente du Sénat belge

Merci à vous tous d'être présents. Nous sommes quelques-unes à porter ce sujet depuis quelques années dans les enceintes internationales et à penser qu'il est celui qui va le plus au coeur du patriarcat. En fait, on ne vise pas ici une analyse de religion, on vise une analyse à l'intérieur de la famille, des comportements qui, dans le fond, écrasent les femmes et conditionnent par la suite toute une vie de soumission et de dépendance.

Avec Michèle, nous avons cette belle occasion d'en faire un colloque. C'est le premier grand colloque sur le sujet ici, en France. Nous n'avons pas encore eu la possibilité d'en organiser un en Belgique, mais nous avons tenu - M. Robert Ermers était là - un premier colloque à chaud qui a eu lieu à Charleroi, immédiatement après l'assassinat de Sadia, cette jeune fille pakistanaise qui refusait un mariage forcé au pays et avait été tuée par son frère cadet au sein même de sa famille. Donc un assassinat totalement prémédité, totalement calculé, il n'y a pas d'autres mots. Quand nous voyons cela, nous cherchons en Belgique, de façon pragmatique, où nous en sommes et s'il y a quelque chose à dire à ce sujet. Nous avons organisé à Charleroi, dans l'établissement que cette jeune fille pakistanaise étudiante en droit fréquentait, un colloque qui s'adressait à tous les responsables : ceux de la politique criminelle au niveau du ministère de la Justice, mais aussi ceux de la police, puisque celle-ci n'a pas réagi aux appels réguliers des enseignants concernant cette jeune fille et le danger qu'on lui faisait courir en la laissant dans sa famille. On a eu le sentiment que la police fédérale - elle s'appelle ainsi chez nous - était très à l'écoute parce qu'ils se rendaient compte qu'ils avaient là une lacune de compréhension, et que ces crimes étaient considérés comme des crimes passionnels.

Nous avons heureusement réussi en Belgique à faire que les crimes passionnels ne soient plus considérés comme « moins graves » que les autres, alors qu'ils l'avaient été pendant des décennies. Quand c'était passionnel, on pouvait tuer sa femme ! Enfin, bref ! La police a compris que ce n'était pas un crime passionnel. On sent qu'il n'y a pas encore aujourd'hui une analyse des faits. M. Robert Ermers pourra nous dire cela beaucoup mieux que moi.

Nous avons découvert que la police hollandaise - c'est la raison pour laquelle il est ici - avait fait un travail beaucoup plus sain, beaucoup plus intelligent, ethnologique en fait, qu'elle entrait dans le détail de ce que vivaient ces gens dans des communautés qui arrivent ici, reproduisent des pratiques, parfois les aggravent, sont dans des situations où, à la limite, on ne cherche pas à comprendre ce qui se passe à l'intérieur de la famille.

On a découvert qu'à côté du crime prémédité et donc pas du tout passionnel, il y avait tout un volet de suicides, de crimes maquillés en suicides qui étaient tout simplement acceptés comme suicides par la police. C'est un suicide, car cela a l'air d'en être un. On a poussé cette jeune fille tellement à bout qu'elle s'est peut-être réellement suicidée, mais la mécanique est telle qu'on ne peut plus se permettre de faire comme s'il s'était agi un suicide.

Nous partons, il y a deux ans, de ce fait, et nous découvrons que la Hollande est beaucoup plus avancée dans la démarche. À Genève, pour la première fois aussi, il y a eu un grand débat. J'y suis allée avec Kahina Benziane (soeur de Sohane). C'était la première démarche au cours de laquelle on a essayé d'avoir une vue plus globale : jordanienne tout d'abord car la Jordanie fait un travail énorme, et aussi pakistanaise, mais conflictuelle avec les autorités pakistanaises. Là on est vraiment dans un secteur plus délicat et les européens commencent à mesurer que, bien entendu, ce lien est aussi un lien entre les communautés d'ici et le pays d'origine, puisque dans la plupart des cas, Turquie ou Albanie par exemple, les jeunes filles retournent au pays pour être mariées ; même si le scénario est variable.

La démarche est une démarche qu'il faut mener à l'échelle nationale pour bien l'appréhender. Il n'y a pas de bonnes statistiques, il n'y a pas de bonnes connaissances aujourd'hui de ce phénomène dans nos pays européens. Il y a différents niveaux de compréhension, et il y a une certitude, en Europe en tout cas : les enseignants sont la clef de cette compréhension, la première étape où l'on peut dire avec certitude qu'ils voient disparaître la jeune fille. Ils n'ont pas toujours conscience de la violence qu'il y a derrière la disparition. Ils peuvent penser que c'est la fin d'un cycle scolaire, etc. En réalité, une disparition de jeune fille est toujours un indice d'une violence énorme à son égard, et doit attirer l'attention ou permettre d'agir.

Évidemment, dans le « permettre d'agir » se trouvent toute la difficulté et le travail que nous devons faire. Il y a du travail derrière ce sujet qui, aujourd'hui, n'est pas encore fait. On a parlé des possibilités d'hébergement, et les orateurs en parleront aussi cet après-midi. Il est très important d'avoir un hébergement hors famille, puisque lorsqu'on dit mariage forcé, vous avez le droit de le refuser. La question qui vient immédiatement est : où vais-je aller ? Comment trouver un hébergement ?

Par rapport à ces politiques, comment donner du pouvoir à un enseignant qui, à un moment donné, s'aperçoit d'une situation et veut enclencher une mécanique de protection ? Une mineure peut-elle enclencher vis-à-vis d'elle-même une mécanique de protection hors famille ? Les droits sont variables en Europe : oui, à quatorze ans, quinze ans, cela dépend. Des jurisprudences le permettent, mais on devrait sans doute aboutir à le faire de manière claire, quand on refuse un mariage forcé.

Vous avez des gens de bonne ou de mauvaise foi dans les ministères de la Justice, mais surtout dans les ministères de l'Intérieur qui vont vous dire : « C'est malin, vous allez les amener toutes puisque toutes vont dire qu'elles ne rentrent pas au pays pour échapper à un mariage forcé ! » . Il y a évidemment le risque que l'on se trouve devant l'utilisation de l'argument du mariage forcé pour obtenir le droit de séjour dans un des pays européens. C'est là que sont, je dirai, nos ennemis idéologiques, ceux qui, par rapport au droit de séjour, considèrent que toute femme qui utilise cet argument triche.

C'est là qu'on se trouve parfois en opposition avec les services de police, d'où l'extrême intérêt de travailler avec des policiers qui sont capables de faire la différence et d'ancrer les arguments réels par rapport à ceux-là. Bien sûr, nous sommes très souvent en conflit avec les législations d'accès au territoire en cette matière, puisqu'il s'agit de personnes parfois de double nationalité, en tout cas vivant en Europe et qui, rentrées chez elles, dépendent du droit national qui ne leur donne aucun droit à l'intérieur de la famille.

Nous avons réussi à ce que la Francophonie s'empare de ce thème. Dans le texte qui a été adopté lundi à New-York 2 ( * ) pour les pays francophones, figure le fait que les pays francophones s'engagent à traiter ces sujets, et notamment les mutilations génitales, les violences militaires que vivent les femmes dans certains pays d'Afrique francophone, etc.

Je pense qu'on avance avec, de ce point de vue, un texte qui permet de dire : de quoi avons-nous besoin ? Nous n'avons pas tellement besoin de budgets, sauf pour les hébergements. Tout le volet hébergement coûte très cher. Il est vrai qu'il faut des associations. Il y a un travail très important des associations avec un budget. Nous avons surtout besoin de trouver la façon dont les services de police peuvent agir pour protéger une jeune fille en situation familiale de danger, sans être en contradiction avec la loi.

À quel moment intervenir et comment faire en sorte que la jeune fille elle-même puisse lancer une mécanique, par exemple déclarer qu'elle craint un mariage forcé, auprès de qui et dans quel cadre ? Nos amis de cet après-midi sont beaucoup plus avancés que nous pour tout cela dans cette recherche. Vous verrez à quel point, pour la Hollande, c'est un travail. Je considère M. Robert Ermers comme Hollandais, alors qu'en fait ce n'est pas le cas, mais il travaille comme expert auprès de la police hollandaise. C'est vraiment, je crois, la première démarche pratique qui a été faite à ce niveau.

Nous pensons qu'il faut, dans les dix ans, parce que c'est le vrai travail sur le patriarcat, situer vraiment ce conflit, à savoir le fait de forcer une femme, une petite fille ou une adolescente, à compromettre sa vie entière dans une perspective de dépendance. C'est exactement cela le combat des femmes au niveau international. Si l'on arrive à rendre ce sujet de plus en plus évident et à introduire dans le processus familial de plus en plus de liberté pour la jeune fille, le processus d'indépendance peut ensuite prendre un rythme plus aisé.

Bien sûr, nous devons travailler avec les pays, la Turquie par exemple. Nous devons travailler avec la Jordanie. Si on peut faire des colloques ensemble avec les femmes jordaniennes et les femmes françaises, ce serait quelque chose qui irait exactement dans ce sens. Nous saluons Mme Shoukria Haïdar, présidente de NEGAR - Soutien aux femmes d'Afghanistan, qui a fait une très belle prestation à New-York sur les femmes afghanes. ( Applaudissements )

Mme Michèle André, présidente

Nous sommes très honorés de sa présence.

Mme Anne-Marie Lizin

Le danger des talibans, encore plus que les mariages forcés, est l'interdiction des écoles. (Applaudissements)

Comme une poignée de militaires américains estime que cela vaut mieux pour l'Amérique de remettre les talibans dans le gouvernement, le risque est que toute une partie de la population soit à nouveau menacée de ne plus avoir accès à l'école.

En conclusion, nous avons avec Mme Sugier et Mme Weil-Curiel, créé HOCRINT (Honor Crime International) . C'est une coalition internationale de personnes qui ont cette matière en charge dans différents pays, et qui sont aptes, malgré tous les freins auxquels on peut penser, à réagir, à proposer, etc. Par exemple, en Égypte, il y a des mariages forcés. La ministre égyptienne de la famille est vraiment là, avec des procureurs égyptiens, pour empêcher, repérer, protester dès qu'il y a un mariage contestable et pouvoir agir. Elle a déjà vraiment fait de nombreuses choses. Là on part de loin : ce sont des cheiks de 90 ans qui prennent des gamines de quatorze ans comme vingt-cinquième épouse. On est dans un monde qui n'est pas notre monde, mais qui écrase les femmes encore plus et sans protestation. On a un travail énorme à faire sur cette question des mariages forcés. Quand nous disons crime d'honneur et mariage forcé, c'est que le concept d'honneur est la vision même du patriarcat.

Au nom de l'honneur du clan ou de la famille, cela dépend des régions, on impose à ces jeunes filles un certain type de comportement qui les détruit très tôt, et qui empêche qu'elles soient un facteur de développement pour leurs propres enfants. Puisqu'elles ont été écrasées, elles répercutent le comportement. Si nous arrivons à cela, nous pensons être au coeur de la matière qui relève vraiment de la domination masculine et familiale. La coalition s'appelle HOCRINT et elle est située Place Saint-Germain-des-Prés. Elle est internationale. Elle compte maintenant 250 personnes qui sont, dans le monde entier, au coeur des politiques, à travailler sur cette question.

M. Yannick Bodin, vice-président de la délégation

Je vous remercie Madame la Sénatrice. Je remercie Mme Michèle André, ma présidente.

Mme Michèle André, présidente de la délégation

Préférée, je l'espère.

M. Yannick Bodin, vice-président de la délégation

Ma présidente préférée, bien entendu. Elle m'a présenté tout à l'heure comme étant l'un des quelques hommes qui siègent au sein de la Délégation du Sénat aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. Nous ne sommes que sept, c'est quand même très nettement supérieur à ce qui peut se produire, par exemple, au Conseil constitutionnel (Applaudissements) . Vous pouvez applaudir, d'autant que deux sénateurs sont partis là-bas.

Deuxièmement, j'ajouterai que pas plus qu'il n'y a de femme-alibi, il n'y a d'homme-alibi. Je veux dire par là que ma présence est la suite d'un engagement qui remonte à une époque où je ne votais pas encore. Je ne fais donc que continuer à m'engager pour l'égalité entre les hommes et les femmes.

* 2 Le texte de la déclaration finale est reproduit en annexe.

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