L'ACTION DES POUVOIRS PUBLICS

Mme Clémentine Blanc, magistrate, adjointe au chef du Bureau des droits des personnes et de la famille à la Direction des Affaires civiles et du Sceau, au ministère de la Justice

Je voudrais remercier Mme Michèle André, vous Madame, et toutes les personnes de la Délégation aux droits des femmes qui sont présentes aujourd'hui, de m'avoir donné cette opportunité de venir. J'ai été très touchée, je dois dire assez bouleversée par les témoignages des deux victimes, Fatou et Karima, en ce qu'elles avaient eu le courage, d'abord pour elles-mêmes, à titre personnel, de se sortir de cette situation et de se reconstruire ; ensuite d'agir pour les autres en écrivant un ouvrage à destination du grand public pour faire mieux connaître ces situations. Elles ont eu le courage supplémentaire de faire part en public dans un face-à-face, ce qui je pense est encore plus difficile, de leur vécu et de ce que cela peut engendrer, même des années après. J'ai été très touchée de pouvoir entendre cela.

Ces deux témoignages et d'autres, celui du Dr Emmanuelle Piet ce matin, faisant état de la situation de cette jeune fille de dix-neuf ans et demi qu'elle avait pu recevoir, le dynamisme de Mme Christine Jama, tout cela donne une vision de la réalité des mariages forcés en France encore aujourd'hui. J'aimerais insister sur le terme « encore ». Effectivement, on a tendance à considérer les mariages forcés sous le prisme de quelque chose qui serait importé, de culture étrangère, comme Mme Michèle André a pu le dire dans son allocution d'ouverture.

Toutefois, je pense qu'il ne faut pas oublier. Mme Michèle André a évoqué Molière et les mariages arrangés de cette époque, mais ceci a perduré au-delà de l'époque de Molière. Les unions princières, que ce soit en France ou dans toute l'Europe, étaient des mariages arrangés. Certains d'entre vous ont vu ou revu récemment le film de Sofia Coppola. Vous avez peut-être le souvenir des premières images, où on voit arriver une Marie-Antoinette toute jeune, de quatorze ou quinze ans, je ne me souviens plus exactement, qui ne semble pas franchement ravie de ce qui l'attend, alors que, par rapport à l'horreur que nous ont décrite les deux victimes, cela pouvait paraître une situation plus confortable.

On voit bien que c'est quelque chose qui remonte à une période très ancienne. Cette pratique avait cours en France, et elle a continué sous un mode un peu différent même au cours du XIX ème siècle dans certaines catégories sociales. Il ne faut pas oublier que le mariage était souvent arrangé. Arrangé ne veut pas forcément dire qu'il était forcé. Vous pouvez avoir des couples où l'un des conjoints sait que le mariage a été programmé ou prévu. On lui a présenté un conjoint, et il s'en contente. C'est son choix et, à la limite, il n'y a pas à revenir dessus, mais ceci a existé, il n'y a pas si longtemps que cela.

Lorsque l'on parle de ces cultures où cela se pratique, il faut garder en tête que nous l'avons pratiqué pendant longtemps. Il faut donc porter un regard avec ce recul et cette mise en cause, d'abord de notre propre pratique et de notre propre regard sur la liberté, notamment sur la liberté des femmes.

Ceci étant dit, vous avez eu le point de vue social, celui des victimes, de la prise en charge, de l'intervention des associations et des difficultés qu'elles rencontrent, parce qu'il faut qu'elles arrivent à mettre en place des dispositifs qui soient adaptés à chaque situation. C'est compliqué de trouver une solution à la fois sur le plan de l'hébergement, sur le plan de l'urgence. Trouver une solution dans l'urgence est une chose, trouver une solution sur le long terme est encore différent. C'est donc un travail de longue haleine.

Les pouvoirs publics ont tenté d'accompagner ce mouvement, sans doute avec beaucoup de retard. On peut espérer qu'une prise de conscience va aller maintenant en s'accélérant. Pour bien poser le débat et revenir à quelque chose d'assez simple, il faut essayer de comprendre ce qu'est un mariage forcé.

Un mariage est dit forcé lorsqu'il est conclu sans le consentement du ou des époux concernés - on peut, après tout, tout à fait concevoir une situation dans laquelle les deux y seraient opposés - ou lorsque le consentement est contraint. Cette règle est posée dans le code civil depuis très longtemps. Elle existait dans le droit français, même avant le code civil, puisqu'elle date en réalité de 1803. Si on a éprouvé le besoin de le rappeler à cette époque, c'est qu'il y avait déjà une prise de conscience d'une difficulté. La règle est dictée dans le code civil, à l'article 146 : « il n'y a pas de mariage lorsqu'il n'y a point de consentement » .

Il faut distinguer en partie le mariage forcé du mariage arrangé - on l'a vu tout à l'heure - mais aussi, et surtout, du mariage de complaisance ou mariage dit parfois simulé, ou encore « mariage blanc » dans le langage courant, et aussi de cette nouvelle catégorie découverte un peu récemment, celle du mariage dit « gris ». Pourquoi se distingue-t-il du mariage de complaisance ? Dans le mariage de complaisance, vous avez un consentement : un consentement des deux. Simplement, vous avez un consentement sur quelque chose, sur un objectif qui est étranger à l'objectif, aux intentions matrimoniales. Dans le cas d'un mariage blanc, de complaisance ou simulé, les personnes sont d'accord pour se marier, non pas pour quelque chose qui est conforme à l'objectif de l'union matrimoniale, mais qui n'a rien à voir. Le cas auquel l'on pense le plus souvent, bien sûr, c'est l'idée de pouvoir obtenir des papiers d'identité en France ou un permis de séjour, etc.

Vous n'avez cependant pas que cette situation, il ne faut pas l'oublier. Vous pouvez aussi imaginer cette situation de mariage de complaisance pour faciliter une adoption. A l'heure actuelle, vous avez des conditions strictes pour pouvoir adopter. Bien que l'adoption par un célibataire soit possible, elle est plus difficile, vous pouvez donc tout à fait avoir un mariage simulé de ce type, dans un certain nombre de cas.

Le mariage forcé n'a rien à voir ou n'a pas grand-chose à voir avec le mariage de complaisance. Dans le mariage forcé, vous avez une contrainte du consentement ou une absence totale de celui-ci. Le consentement contraint est un vice du consentement. Ce n'est pas la seule façon de le vicier, mais c'est la façon la plus évidente.

L'action des pouvoirs publics, dans le cadre de la lutte ou de la prévention des mariages forcés, est compliquée par le fait qu'elle doit se situer et établir un juste équilibre entre cette lutte nécessaire et indispensable, qui doit encore aller en se renforçant aujourd'hui. Juste équilibre donc entre cet objectif et celui de conserver la liberté matrimoniale. Pourquoi faut-il conserver la liberté matrimoniale ? Parce que c'est une liberté fondamentale, c'est une liberté essentielle. C'est celle qui consiste tout bonnement à pouvoir choisir son époux, choisir qui il est, mais c'est aussi celle qui consiste à pouvoir décider que l'on n'a pas envie de se marier.

C'est une liberté essentielle qui a été reconnue comme telle, au même titre que la liberté d'aller et venir ou que la liberté d'expression. C'est une liberté fondamentale, car elle a été reconnue au niveau international, comme telle. Elle est consacrée de longue date aussi bien dans la Déclaration universelle des Droits de l'Homme de 1948 que dans la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme de 1950. Cela soumet le législateur à une petite difficulté. Il faut qu'il puisse lutter, mais que les dispositifs qu'il met en place ne soient pas coercitifs ou contraignants au point de mettre à mal la liberté matrimoniale.

Le législateur doit, depuis une quinzaine d'années, respecter une contrainte supplémentaire : on a reconnu à cette liberté matrimoniale une valeur constitutionnelle. En effet, le Conseil constitutionnel a rendu dans ce domaine deux décisions, dont la première remonte au 13 août 1993. Lorsqu'on lui a demandé d'examiner la réforme de l'époque, de la législation sur l'immigration, le droit d'asile, etc., il s'est penché sur cette législation, et il a regardé ce qui était mis en place pour le contrôle des mariages mixtes - il faut appeler les choses par leur nom -. Ce qui a été mis en place était-il justifié ou pas ? Il a procédé à cet examen en s'attachant à ce que la liberté matrimoniale soit conservée, parce qu'il a indiqué que la liberté matrimoniale était une composante de la liberté individuelle qui, elle-même, était protégée par la Déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen.

Comme la Déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen est citée dans le préambule de notre Constitution, elle a valeur constitutionnelle et, de ce fait, la liberté matrimoniale aussi. Cela signifie que lorsque le législateur intervient, il faut qu'il veille à cela, sans quoi il encourrait la censure du Conseil constitutionnel. Pour autant, cela ne veut pas dire que les pouvoirs publics doivent rester inactifs, au contraire. Ils ont mis en place un certain nombre de dispositifs, très tardivement pour l'essentiel, il faut le regretter, en gros depuis une petite dizaine d'années surtout.

Pour ma part, je vais insister essentiellement sur les mariages célébrés en France, puisque vous aurez quelqu'un de beaucoup plus spécialisé pour les questions des mariages célébrés à l'étranger. Tout d'abord, nous avons essayé de voir ce que nous pouvions effectuer en amont. Que peut-on faire avant même que le mariage ne soit célébré ? Nous avons commencé par relever l'âge du mariage pour les femmes, comme vous l'a rappelé Mme Christine Jama. Nous étions extrêmement en retard sur ce point. Nous avions un code civil qui prévoyait que l'âge légal pour se marier était de quinze ans pour les femmes et de dix-huit ans pour les hommes.

Cela peut paraître choquant, à l'évidence. Il faut voir que cela venait d'une époque où être enceinte sans être mariée suscitait l'opprobre générale. Il fallait trouver une solution pour ces jeunes filles. Le problème est que cette situation a perduré, sans qu'on se pose la question de savoir si on ne pouvait pas inverser le principe, c'est-à-dire mettre la même règle pour tout le monde - majorité des hommes et des femmes à dix-huit ans - et simplement prévoir une sorte de protection ou de prise en compte particulière des situations des mineures de 15 ans et plus qui seraient enceintes, en prévoyant dans ces hypothèses, une dispense d'âge.

Ce relèvement de l'âge nubile a fait suite à l'avis de la Commission nationale consultative des Droits de l'Homme qui, dès 2005, avait fait de cette disposition une préconisation pour essayer de mieux lutter contre les mariages forcés. Vous avez eu un alignement pour les hommes et les femmes. Pour les femmes en dessous de dix-huit ans, vous avez la possibilité de dispense. Comme la dispense est accordée par le procureur de la République, pour motifs graves - cela veut dire grossesse -, cela signifie qu'il y a un contrôle du procureur, ce qui signifie aussi que dans les hypothèses où il pourrait percevoir une difficulté particulière, il interviendrait et pourrait ne pas délivrer de dispense. Cette disposition a permis de protéger, de renforcer la protection des mineures.

Le législateur est ensuite intervenu pour essayer de prendre en compte la situation de tous les types de mariage, qu'ils soient entre mineurs ou entre majeurs, et de faire en sorte qu'on puisse détecter les difficultés en posant pour principe que l'audition préalable au mariage des époux devait être obligatoire. En effet, l'article 63 du code civil prévoit que l'officier d'état civil doit entendre les futurs époux de façon séparée - j'y reviendrai - sauf s'il estime qu'il n'y a pas de doute sur les intentions matrimoniales, mais la règle, normalement, est qu'il doit les entendre. Je précise que pour un certain nombre de raisons, le ministère de la Justice va, dans le courant des mois prochains, sortir une circulaire dans laquelle, a priori , cette règle serait rappelée et, éventuellement, renforcée.

L'idée est de faire en sorte que, lors d'un entretien séparé, l'officier d'état civil, c'est-à-dire le maire, ses adjoints ou les personnes qu'il aura déléguées dans ces fonctions, aient un entretien avec chacun des conjoints, en posant des questions très précises, pour essayer de détecter les situations de mariages forcés. Je précise que si un interprète est nécessaire dans ces situations, il est préconisé de prendre un interprète qui ne soit pas lié à la famille. De la même manière, si l'un des conjoints est mineur, il est obligatoire ou très fortement conseillé de l'entendre sans son représentant légal, sans quoi, évidemment, au vu des situations décrites, cela n'aurait aucun intérêt.

L'officier d'état civil, s'il a une suspicion, au terme de son audition des époux, doit signaler la situation au procureur de la République. La difficulté pour lui est sans doute le curseur, c'est-à-dire que vous faites une audition avec beaucoup de questions. Un critère seul n'est pas constitutif forcément d'une situation problématique, mais plusieurs critères alignés doivent mener à un signalement. L'idée du ministère de la Justice, là aussi, est de donner des instructions aux officiers de l'état civil pour qu'à l'avenir ils signalent davantage. Nous faisons la constatation que les situations ne remontent pas suffisamment. Si les situations ne remontent pas au procureur, il n'a pas alors la possibilité de s'opposer au mariage. Il faut que les officiers d'état civil soient sensibilisés, qu'ils fassent des auditions peut-être plus approfondies, qu'ils prennent le temps de les faire afin que davantage de cas remontent au procureur de la République.

Il faut ensuite que les procureurs puissent diligenter des enquêtes plus fournies. Je ne vous donnerai pas la liste précise des critères qui sont retenus, mais globalement, il y a les critères évidents : si vous voyez l'un des conjoints, l'épouse par exemple, qui arrive avec des bleus, il faut faire un signalement. Si vous voyez la future épouse qui arrive avec une attitude complètement renfermée sur elle-même, complètement mutique, l'air complètement dépressif, il faut que cela alerte. De la même manière, lorsque vous entendez les époux donner des versions différentes sur les circonstances de leur rencontre, les projets qu'ils envisagent, l'endroit où ils veulent s'établir, leur projet de vie, cela doit être signalé.

C'est sans doute l'un des critères les plus délicats, parce qu'à l'heure où un mariage sur trois aboutit à un divorce, il est vrai qu'on peut considérer que dans toutes les unions il y a une difficulté prise en compte à la base, mais il faut que ces critères associés à d'autres puissent permettre éventuellement un signalement. De la même manière, si vous avez un conjoint qui arrive mené par sa famille, avec la famille qui attend, exerçant physiquement une sorte de pression, il faut que cela alerte. Si la personne ne s'est jamais présentée pour formaliser des démarches administratives et qu'elles sont faites par un tiers, ou un proche de la famille, il faut aussi que cela fasse « tilt » dans l'esprit de l'officier d'état civil et qu'il signale la situation.

Une fois que la situation est signalée, il y a trois possibilités pour le procureur. Il peut considérer que les critères ne sont pas suffisants, les écarter ou ne rien dire ; mais donner son accord à la célébration du mariage ou ne rien dire cela revient au même : à ce moment-là, le mariage est célébré.

Sinon, il peut surseoir à la célébration du mariage, c'est-à-dire attendre, dire qu'on va bloquer la situation pendant quinze jours, puis pendant un mois, on fait une enquête. L'enquête est transmise. Au bout d'un mois d'enquête, si ce n'est pas suffisant, il peut bénéficier encore d'un mois d'enquête. Au terme de ces deux mois, il doit par contre prendre une décision : accord ou opposition au mariage. Je précise là aussi qu'il a fallu prévoir des recours pour préserver la liberté matrimoniale : si les époux ne sont pas d'accord, ils ont la possibilité de contester le sursis devant le président du tribunal de grande instance ou, lorsqu'il y a opposition complète au mariage, ils peuvent demander la mainlevée de cette opposition devant le tribunal. Du coup, il y aura une audience où chacun pourra s'exprimer, un débat contradictoire et par conséquent une possibilité de détecter là aussi s'il y a des difficultés.

Lorsque tout ceci n'a pas pu aboutir, il existe aussi des voies de recours a posteriori , mais l'on se rend compte que la marge de manoeuvre la plus grande dont on dispose, c'est d'arriver à faire signaler beaucoup plus les difficultés. C'est dans cet esprit que les pouvoirs publics ont mené depuis un certain nombre d'années des campagnes de sensibilisation, qu'ils ont mis en ligne des informations sur le site <service-public.fr>, sur le site du Quai d'Orsay, où je crois que des informations plus spécifiques sur le cas des mariages à l'étranger sont mises en ligne. Vous avez un certain nombre de communes qui produisent des plaquettes comme celle présentée tout à l'heure par le Planning familial. La Mairie de Paris a fait une plaquette très bien ciblée pour expliquer les choses.

Ensuite, il existe effectivement une action a posteriori : la possibilité de demander l'annulation du mariage. Elle peut être demandée dans les cinq ans à compter de la célébration du mariage. C'est une nouveauté apportée en 2007. Jusqu'auparavant, l'on considérait que la cohabitation sans discontinuité pendant six mois, couvrait l'éventuel vice de consentement, c'est-à-dire que si vous aviez une épouse non consentante entraînée de force dans un mariage qui, finalement, s'y résignait ou n'arrivait pas à faire autrement que de s'y résigner pendant six mois, il y avait une impossibilité d'agir. De même, si la femme se retrouvait enceinte. On s'est rendu compte qu'on lui imposait ainsi de force, non seulement le mariage mais aussi une grossesse.

Depuis 2007, ce délai est de cinq ans, dans tous les cas, à compter de la célébration du mariage. Cette action est ouverte bien sûr aux époux. Elle est ouverte aussi au ministère public, ce qui veut dire que si la jeune femme ou le jeune homme n'arrive pas à réagir, parce que c'est très difficile de le faire quand on est dans une situation d'emprise, le ministère public, si le cas est signalé par des tiers, peut à ce moment-là agir en son nom. Vous avez aussi des règles précises pour les mariages célébrés à l'étranger. Elles vous seront retracées par Claudine Serre du ministère des Affaires étrangères.

Mme Michèle André, présidente

La transition est toute faite. Claudine Serre, vous êtes diplomate, chef du Bureau de la protection des mineurs et de la famille à la Direction des Français à l'étranger. Vous allez faire la dernière intervention de la matinée. Je sais qu'elles ont toutes été passionnantes et qu'elles auront toutes leur place pour trouver les meilleures manières de faire les amendements du texte qui va arriver devant le Sénat dans les jours prochains, je l'espère. Je dis cela pour Christine Jama qui a fait quelques suggestions.

Mme Claudine Serre, diplomate, chef du Bureau de la protection des mineurs et de la famille à la Direction des Français de l'étranger, au ministère des Affaires étrangères

Je vais essayer de ne pas vous décevoir. Les interventions ont effectivement été passionnantes et je voudrais faire le moins officiel et le plus vivant possible compte tenu de ce que nous avons entendu. Je ne donnerai pas de définition du mariage forcé, vous en avez eue, vous le savez mieux que quiconque. En revanche, je vous dirai quelles sont nos obligations. Je voudrais vous dire une première chose : le Quai d'Orsay est de plus en plus alerté et impliqué dans la question des mariages forcés. Consigne a été donnée à tous nos agents consulaires d'être extrêmement attentifs sur ces questions, à telle enseigne qu'un certain nombre d'entre eux réussissent des opérations en liaison avec le Bureau de la protection des mineurs et de la famille dont j'assume la responsabilité, et que, parfois même, ils y arrivent et que nous n'en sommes pas informés ou que nous en sommes informés a posteriori .

Ce n'est pas pour vous présenter une vision rose ou une vision extrêmement optimiste, pas du tout. C'est simplement pour vous dire qu'il se trouve que j'occupe ces fonctions depuis près de trois ans. En trois ans, nous avons vu les opérations et les réussites se multiplier par trois ou quatre. Je voudrais saluer, Madame la Présidente, si vous le permettez, votre action quand vous étiez ministre. Je m'en souviens très bien, à titre personnel. D'autre part, je voudrais saluer le travail des associations ici présentes avec lesquelles le Quai d'Orsay travaille en étroite collaboration.

La première chose que nous devons faire, parce que nous sommes quand même un organisme public, c'est la vérification. C'est notre première opération. Lorsque nous sommes informés d'une situation, nous devons tenter de percevoir les intentions véritables pour distinguer un projet de mariage et un projet de mariage forcé. C'est nécessaire pour nous. En effet, nous avons déjà eu à connaître - c'est un faible pourcentage, mais c'est un pourcentage qui existe - de fausses alertes de jeunes femmes qui prétendaient, à l'étranger, avoir perdu leurs papiers, alors qu'en réalité, sur ordre de leur famille très souvent, elles avaient dû les vendre. C'est rare, ce n'est pas la majorité, mais c'est une minorité qui existe. En tant qu'administration publique, nous sommes obligés de vérifier que les papiers n'ont pas été vendus.

Nous nous sommes très souvent confrontés, au ministère des Affaires étrangères, à des cas de femmes binationales considérées comme étant de la nationalité du territoire sur lequel elles se trouvent, alors que pour nous elles sont considérées comme des citoyennes françaises. Aussi, dès lors que la vérité des faits est établie, nous donnons aux femmes de nationalité française ou binationale, dès que nous en sommes informés, assistance de la part de notre réseau diplomatique et consulaire.

Cela veut dire conseil, comme vous le savez, mais aussi hébergement sécurisé. Je ne peux pas vous donner de chiffres pour des raisons de discrétion évidente, mais nous avons régulièrement, dans nos consulats et même dans nos ambassades, des jeunes femmes qui ont failli être victimes de mariages forcés. Avant que nous puissions les rapatrier en France, car on ne les sort pas de manière évidente tout de suite du territoire dans lequel elles se trouvent, ces jeunes femmes vivent au consulat ou à l'ambassade. Il y a parfois, je dois le dire, sur le plan personnel, des solidarités, des chaînes de solidarité qui ne relèvent pas de leurs fonctions, qui se créent entre les membres de l'ambassade et du consulat, qui se relaient chaque soir et chaque jour pour que les jeunes femmes ne soient pas seules, pour qu'elles aient un environnement, pour qu'elles se sentent entourées. C'est pour vous dire que cette question est devenue beaucoup plus officielle et, en même temps, elle a pris un caractère humain, une dimension humaine plus large.

Ensuite, lorsqu'il y a audition, nos agents consulaires font de plus en plus d'auditions des époux, lors de la publication des bancs ou lors de la demande de transcription de l'acte de mariage à l'étranger. L'agent consulaire peut être amené à surseoir à la transcription de l'acte et à saisir, via le service central d'état civil à Nantes, le procureur de la République en vue de statuer sur la validité de l'union. Cela nous a permis d'arrêter un certain nombre de mariages qui allaient être des mariages forcés, ce qui se traduit, comme l'a souligné ma collègue du ministère de la Justice, par une augmentation du nombre de saisines du parquet, au titre de l'article 170-1 du code civil.

Bien sûr, dans le cas de double nationalité, comme je vous l'ai expliqué, l'exercice de la protection consulaire peut être plus délicat. Je dois dire que là, véritablement, les relations personnelles que notre réseau consulaire et diplomatique entretient avec les autorités sur place sont extrêmement importantes. Nous avons pu régler deux cas, par exemple, que nous n'aurions pas soupçonnés.

Il s'agissait de deux cas de mariages forcés pour des jeunes femmes franco-pakistanaises : toute la famille était retournée au Pakistan dans une ville éloignée du pays. Vous imaginez bien qu'avec le poids familial, le poids de la tribu sur place, nous avions peur de ne pas pouvoir résoudre cette question. Nous sommes tombés sur une coopération avec les autorités, le maire de la ville, les autorités locales. Celle-ci a été plus importante que nous ne pouvions même l'espérer. Ces jeunes filles sont rapatriées, elles sont maintenant dans un autre lieu, dans une autre ville en France. Elles ont repris leurs études au lycée.

Nous pouvons également, dans le cas d'un mariage forcé, décider la non-délivrance d'un visa du conjoint étranger, voire la non-délivrance de prorogation de titres de séjour, le cas échéant. Nous travaillons également en étroite liaison avec les services sociaux français, les établissements scolaires, et nous avons de nombreux contacts avec la défenseure des enfants, lorsque la personne concernée est une mineure. La défenseure des enfants facilite les démarches administratives et judiciaires de protection judiciaire et sociale de ces jeunes français.

Enfin, il y a également des interventions auprès des procureurs, des juges pour enfants et du parquet de Nantes. Je voudrais rendre un hommage tout particulier au fait que nous avons 250 postes diplomatiques et consulaires qui sont très sensibilisés sur ces questions et qui agissent de plus en plus. Je voudrais également parler de nos consuls dits honoraires qui se trouvent parfois dans des villages ou dans des petites villes et qui interviennent de manière très active. Enfin, je voudrais rendre hommage aux représentants de l'Assemblée des Français de l'étranger qui nous alertent de plus en plus au Quai d'Orsay ou dans nos ambassades sur ces questions. Cela nous est très précieux et constitue un certain nombre de réseaux parallèles. Plus nous avons de réseaux parallèles, plus à titre officiel nous pouvons sauver des jeunes filles ou parfois des jeunes hommes en difficulté.

Je vais vous donner très rapidement quelques exemples. Le premier sur l'Algérie. Au mois de juin 2009, le Bureau de la protection des mineurs et des familles a été saisi par l'association « Femmes Informations juridiques internationales » de la situation d'une mineure qui avait subi en 2005, c'est-à-dire cinq ans plus tôt, des coups et blessures de la part de son frère. Elle était alors âgée de quatorze ans, et elle avait été envoyée en Algérie auprès de son père avec la complicité de son frère violent. Nous sommes en 2005. En juin 2009, notre consulat à Oran a été sollicité par cette association qui souhaitait avoir un contact avec la jeune fille, mais elle ne savait pas où elle se trouvait en Algérie. Nous avons mobilisé tous nos services et tous nos consulats en Algérie. Il nous a fallu des mois de recherche, au terme desquels nous avons réussi à localiser la jeune fille. Il faut dire que parfois nous n'y parvenons pas, en dépit de toutes les recherches que nous faisons. Ce n'est pas évident. Un retournement de situation a eu lieu en janvier 2010, lorsque la jeune fille, qui était devenue majeure, s'est enfuie de l'endroit où elle avait été localisée et où nous l'avions localisée. Je ne vous dirai pas comment elle s'est enfuie. Elle s'est présentée au consulat de France à Oran. Elle a sollicité notre aide et notre recours et, depuis janvier, notre ambassade assure la sécurité de notre ressortissante. Elle a une protection renforcée, et nous travaillons au rapatriement de cette jeune fille en France. Bien évidemment, nous veillons en même temps, à ce que cette jeune femme, lorsqu'elle sera en France, soit accueillie dans un centre, et non à l'endroit où réside son frère.

Enfin, nous avons eu une jeune mineure en 2009 qui a été obligée de se marier avec un cousin et qui s'est présentée au consulat de France à Abidjan. En moins de deux mois - deux mois peuvent vous paraître longs, mais nous avons à faire aux autorités locales - nous avons réussi à assurer son rapatriement. Elle est maintenant protégée et bénéficie également d'une ordonnance de placement provisoire en France.

Nous avons eu également une affaire au Mali.

Je voudrais pour terminer parler du cas de la Turquie. Nous commençons à avoir de plus en plus de cas de mariages forcés en Turquie. Là, cela se passe de manière légèrement différente des autres pays. En mars 2009, notre consulat dans une des villes de Turquie a été alerté sur le fait qu'une jeune majeure - nous traitons les mineures, mais nous traitons aussi les majeures - très vulnérable sur le plan psychologique, paraissait prête à épouser une personne qu'elle connaissait à peine, qu'elle n'avait vue qu'une fois en résidant en Turquie. C'était une jeune majeure franco-turque fragile psychologiquement. Elle ne savait même pas communiquer avec son futur époux, puisqu'ils ne parlaient pas une seule langue en commun. Elle a été déplacée en Turquie, elle s'est retrouvée au milieu d'une famille turque qui avait l'air extrêmement bien organisée et qui avait été mise en contact par une tierce personne.

Il s'avère en réalité que nous assistons de plus en plus - je ne veux pas vous donner des chiffres importants, mais je veux dire par là que nous vous alertons, Madame la Présidente - sur le fait que nous avons de plus en plus de trafics de mariages forcés sur des jeunes femmes ou des jeunes majeures vulnérables psychologiquement en France et que Internet joue également un rôle non négligeable sur lequel je souhaite attirer votre attention. Nous avons eu par exemple le cas, il y a deux mois, d'une grand-mère. Mesdames et Messieurs pour vous qui connaissez des grands-mères et des grands-pères, n'hésitez pas à leur parler, parce que de plus en plus ce sont les grands-parents qui nous alertent. Puisque les parents sont souvent complices, il peut y avoir des grands-parents qui nous alertent.

Nous avons ainsi eu une grand-mère et un grand-père qui nous ont alertés, il y a trois mois sur une jeune fille qui, sur Internet, était entrée en relation avec un jeune homme d'un pays du Maghreb, qui l'avait courtisée et qui, en réalité, souhaitait simplement des papiers français. Nous avons eu beaucoup de mal car la jeune fille était complètement sous influence, ce qu'on appelle sous influence, et il nous a fallu toute la force des pouvoirs publics pour pouvoir sauver cette jeune fille, à la demande de ses grands-parents, et même de son père.

Je pourrais continuer longtemps, mais l'heure a tourné. Je ne veux donc pas faire plus long. Je voudrais rendre hommage à tous les services qui agissent en parallèle, comme j'ai dit, consulaires, consuls honoraires, Assemblée des Français de l'étranger, et vous dire qu'à chaque fois que le ministère des Affaires étrangères et européennes est saisi d'un dossier concernant un projet de mariage forcé, nous essayons toujours de localiser la personne.

Nous incitons les jeunes à confier à leurs amis des photocopies de leurs pièces d'identité, à nous appeler car nous arrivons parfois à les joindre par téléphone portable. En tout cas, nous tenons à vous dire que nous avons, à notre modeste niveau, réussi à venir en aide et à faire échec à un certain nombre d'unions. Nous pouvons considérer que c'est environ 30 par an, pour ce qui concerne le Quai d'Orsay, depuis Paris, mais qu'il y a un certain nombre de mises en échec pour lesquelles nous n'avons pas de chiffres, car nos consulats se contentent d'intervenir sans recenser leurs interventions. Je vous remercie.

(Applaudissements).

Mme Michèle André, présidente

Merci pour ces témoignages et pour le rôle que jouent nos agents consulaires, alertés parfois par nos collègues Sénateurs des Français de l'étranger, avec lesquels le travail est constant également. C'est très précieux et réconfortant de savoir qu'il y a des recours, des possibilités ouvertes pour le droit puisque le code civil insiste sur le consentement des époux. Je pense que cet aspect juridique des questions est extrêmement important. Il n'est pas toujours, sans doute, le plus fascinant, le plus passionnant pour un débat, mais nous sommes dans ce cadre, et nous sommes respectueux de ce cadre légal qu'est le régime du mariage en France, avec sa liberté, ses contraintes.

Je veux remercier nos deux dernières intervenantes ainsi que les trois intervenantes précédentes de cette table ronde. J'ai été privée d'une partie des interventions, je le regrette infiniment, mais connaissant Catherine Morbois, son engagement, connaissant l'engagement du Planning familial, des plannings familiaux qui sont constitués de militantes qui connaissent elles-mêmes ces situations de mariage forcé ou de dureté à leur égard, je sais combien ce travail est précieux. Madame Jama, je pense que nous aurons à travailler ensemble pour faire avancer la législation quand l'occasion se présentera, et contrôler également son application. Le rôle des parlementaires, c'est aussi le contrôle. Nous le savons et nous devons l'exercer en permanence.

Je vais prendre une ou deux questions précises. Il serait bien que nous allions déjeuner vers 13 heures pour redémarrer la séance de l'après-midi à l'heure.

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