Audition de Sylvie CATALA, inspectrice du travail
(mercredi 19 mai 2010)

Réunie le mercredi 19 mai 2010, sous la présidence d'Annie David, vice-présidente, la mission d'information a entendu Sylvie Catala, inspectrice du travail.

Annie David , présidente, a indiqué, en introduction, que le travail mené par Sylvie Catala est à l'origine de l'information judiciaire ouverte contre l'entreprise France Telecom.

Sylvie Catala a indiqué être inspectrice du travail depuis vingt-sept ans et en charge de la section du XV e arrondissement de Paris, où se trouve le siège de France Telecom, depuis 1993. Elle ne s'est intéressée que progressivement à cette entreprise qui était à l'origine une administration.

Au début de l'année 2009, la presse a commencé à se faire l'écho de suicides et de situations de mal-être à France Telecom. C'est à cette époque que l'Observatoire du stress, créé par Sud et la CFE-CGC, a fait paraître son premier livret sur le sujet. Mais ce n'est qu'en septembre 2009 que la crise a réellement éclaté. Xavier Darcos, alors ministre en charge du travail, a demandé à l'entreprise d'ouvrir des négociations sur le stress au travail, en vue de la transposition de l'accord interprofessionnel conclu par les partenaires sociaux en 2008. Il a mandaté Jean-Denis Combrexelle, directeur général du travail, pour assister à une réunion exceptionnelle de la commission nationale de coordination des CHSCT locaux de France Telecom le 24 septembre 2009. En tant qu'inspectrice du travail compétente pour France Telecom, Sylvie Catala l'a alors accompagné.

La commission nationale de coordination des CHSCT locaux n'est pas un comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) au sens du code du travail mais une structure héritée du passé administratif de l'entreprise. Elle ne dispose donc pas des prérogatives d'un CHSCT. Néanmoins, toutes les organisations syndicales présentes lors de cette réunion ont soulevé le problème de la souffrance au travail liée au management et établi le lien entre les suicides, déjà au nombre de vingt-trois à l'époque, et l'organisation du travail.

Xavier Darcos a ensuite demandé à l'inspection du travail de mener une campagne de contrôle des différents sites de France Telecom, ce qui a permis de rassembler des informations sur la manière dont les risques psychosociaux étaient traités, et mis en évidence l'existence de réels problèmes. Dans le même temps, le syndicat Sud a transmis à l'inspection du travail les rapports adressés à la commission nationale ainsi que ceux établis par les médecins du travail au cours de l'année antérieure. Sur cette période, soixante-quatorze rapports de médecins du travail avaient rapporté des faits graves.

Ce travail a abouti à une saisine du procureur de la République, sur la base de l'article 40 du code de procédure pénale qui fait obligation à tout fonctionnaire ayant connaissance d'une infraction de la dénoncer. Cette saisine repose sur deux fondements : la mise en danger de la vie d'autrui, définie dans le code pénal, et le harcèlement moral, tel qu'il figure dans le code du travail et est interprété depuis novembre 2009 par la Cour de cassation.

Face à une situation complexe, il faut s'en tenir à des principes simples : les salariés ont le droit de revenir en bonne santé de leur travail et il en découle une obligation pour l'employeur. Or, il apparaît que France Telecom n'a pas respecté cette obligation. Les témoignages recueillis à la suite des tentatives de suicides sont particulièrement clairs sur ce point. S'il est vrai que les quarante-six suicides survenus à France Telecom ne sont sans doute pas tous liés à l'organisation du travail, ils sont néanmoins la partie visible d'un problème plus étendu de mal-être au travail.

Sur la question de la fragilité particulière de certains individus, on peut dresser une analogie entre le stress et le risque de cancer : l'organisation du travail agit comme un cancérogène et seules certaines personnes développent la maladie. Ceci montre que se focaliser sur les suicides n'est pas nécessairement la bonne approche car le phénomène est plus large.

En 2005, la direction de France Telecom a mis en place le plan « Nouvelle expérience des technologies » (Next). Ses objectifs étaient d'augmenter la productivité de l'entreprise de 15 % sur trois ans, en supprimant 22 000 emplois, et d'augmenter le nombre de salariés en contact avec la clientèle. Par ailleurs, l'entreprise entendait mener une stratégie de convergence autour de la marque Orange et réduire son endettement.

Ce plan comportait une déclinaison en matière de gestion des ressources humaines, appelée « Anticipation et compétences pour la transformation » (Act). Son principe était celui de la mobilité et de l'adaptation permanente. L'utilité de chaque poste de travail devait être systématiquement évaluée et le titulaire d'un poste jugé inutile devait être réorienté via l'espace de développement mis en place à cet effet. Le reclassement pouvait s'effectuer en interne ou consister en un projet de création d'entreprise ou l'intégration dans une administration. Des salariés, notamment des cadres, pouvaient aussi se voir confier des missions temporaires. Ceux qui ont enchaîné pendant plusieurs années des missions qui les maintenaient en dehors de tout collectif de travail ont mal vécu cette situation.

Afin d'atteindre les objectifs fixés par le plan Act, chaque salarié était invité à devenir l'acteur principal de son évolution professionnelle. Lorsque son emploi était menacé, parce qu'il appartenait à la catégorie des métiers en décroissance ou parce que son site était délocalisé, il lui revenait de trouver un nouveau poste de travail. Le code du travail indique pourtant que le reclassement des salariés incombe normalement à l'employeur.

En 2006, quatre mille cadres ont été formés pour mettre en oeuvre le plan Act. Le message qui leur était adressé était clair : la mobilité des salariés doit être un processus permanent. Entre 2006 et 2008, les mouvements de personnel ont donc été fréquents. Certains travailleurs ont exercé quatre métiers différents en dix ans, le changement de poste relevant toujours d'une décision unilatérale de l'employeur.

Pendant cette période, l'entreprise ne pouvait ignorer les risques que présentait cette politique de gestion des ressources humaines pour la santé des travailleurs ; les programmes de formation des managers abordaient explicitement la question du mal-être et le risque de dépression chez certains salariés.

Les rapports d'expertise, en particulier celui réalisé par le cabinet Technologia, montrent que la souffrance ressentie par les personnels de France Télécom s'explique par un sentiment de perte d'identité, conséquence d'une excessive mobilité professionnelle et géographique. La situation des techniciens de l'entreprise est particulièrement révélatrice de ce constat : autrefois, ils étaient chargés d'installer des lignes téléphoniques afin de couvrir l'ensemble du territoire ; ils sont contraints, depuis quelques années, de se reconvertir dans les centres d'appels téléphoniques. Beaucoup se sentent dévalorisés dans ces nouvelles fonctions pour lesquelles ils ne possèdent pas toujours les compétences requises.

Les rapports insistent également sur l'éclatement des collectifs de travail, lié à la très grande mobilité des salariés, ainsi que sur la difficulté, pour certains d'entre eux, de s'adapter aux changements. France Telecom est en effet une entreprise de haute technologie qui évolue dans un secteur très concurrentiel et qui doit s'adapter en permanence. La maîtrise de ces nouvelles technologies n'est pas toujours évidente pour les travailleurs qui ont souvent le sentiment de ne pas être à la hauteur.

Par ailleurs, la culture de service public, qui était l'une des caractéristiques de France Telecom, s'est peu à peu délitée après l'adoption par l'entreprise, fin 2003, du statut de société anonyme.

Tous ces facteurs ont contribué à déstabiliser les salariés  et à leur faire perdre confiance dans leur employeur. Travaillant à court terme et dans l'urgence, ils ne perçoivent plus quel est le projet de l'entreprise.

Sylvie Catala a ensuite rappelé que la société emploie encore 63 % de fonctionnaires, même si leur nombre a diminué en raison de départs en préretraite. L'entreprise emploie aussi, depuis 1996, des salariés de droit privé régis par les dispositions du code du travail.

France Telecom se distingue des autres entreprises privées sur deux points :

- historiquement, elle avait une culture de service public, qui faisait la fierté de ses salariés ;

- le statut de fonctionnaire d'une partie de son personnel a accéléré le rythme des mobilités : tout fonctionnaire peut en effet se voir imposer une mutation si son employeur en décide ainsi, alors qu'un salarié de droit privé peut la refuser.

Malgré ces particularités, elle a aussi des points communs avec les autres entreprises privées :

- elle évolue dans le secteur très concurrentiel des hautes technologies. Pour ne pas être dépassée, elle est contrainte de s'adapter sans cesse, de même que ses salariés ;

- le service aux clients est devenu une fonction stratégique. Les centres d'appels sont les « usines du XXI e siècle » : tout y est comptabilisé, en particulier les temps de pause, et chaque salarié est soumis à des objectifs de résultats très contraignants ;

- les méthodes de management sont fondées sur des entretiens d'évaluation individualisés, le salarié étant le propre gestionnaire de sa carrière.

En ce qui concerne les dispositions législatives et réglementaires relatives à la santé et à la sécurité au travail ou au harcèlement, celles-ci sont de deux ordres :

- le code du travail fait tout d'abord référence à l'individu, s'agissant du harcèlement moral. L'article L. 1152-1 dispose qu'« aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel». L'organisation du travail n'est pas, a priori, considérée comme pouvant être à l'origine du harcèlement moral ; celui-ci est avant tout une affaire de relations interpersonnelles. Cette approche conduit souvent à médicaliser les problèmes, en recherchant leur origine psychologique, alors que ce sont le plus souvent des problèmes sociaux. Cependant, la jurisprudence de la Cour de cassation reconnaît, depuis peu, que des méthodes de gestion des ressources humaines peuvent caractériser une situation de harcèlement moral ;

- le code du travail définit ensuite des principes généraux de prévention : tout employeur est soumis à une obligation générale de santé et de sécurité envers ses salariés.

En revanche, il n'est fait référence ni aux risques psychosociaux, ni à l'idée que l'organisation du travail puisse avoir une incidence sur l'état de santé des travailleurs. Il serait donc utile d'intégrer dans le code du travail une disposition qui indiquerait, par exemple, que « l'organisation du travail et les méthodes de gestion mises en oeuvre dans l'entreprise doivent permettre d'éviter tout risque sérieux d'atteinte à l'intégrité physique et mentale des salariés ». De la même manière qu'ils ont eu des obligations de mise en conformité des machines, les employeurs pourraient se voir imposer de mettre en oeuvre un programme de lutte contre les risques psychosociaux. Pour les petites entreprises, ce programme pourrait être défini au niveau de la branche.

Les risques psychosociaux sont étroitement liés à l'organisation du travail qui est, encore aujourd'hui, le pré-carré des employeurs. Or, les conditions de travail et les méthodes de management sont des sujets sur lesquels il semble logique d'impliquer les partenaires sociaux. Actuellement, France Telecom est la seule entreprise à avoir lancé un tel processus de négociation, les évènements récents l'y ayant contrainte.

Annie Jarraud-Vergnolle a tout d'abord souhaité savoir si d'autres indicateurs que le nombre de suicides ou de tentatives de suicide, les arrêts maladie par exemple, permettent de mesurer la souffrance au travail. Par ailleurs, les dirigeants de France Telecom étaient-ils conscients, lors de la mise en oeuvre du programme Act, des risques que celui-ci pouvait faire peser sur la santé mentale des salariés ?

Sylvie Catala a estimé que les arrêts maladie ne constituent pas toujours un signe révélateur de la dégradation des conditions de travail, en raison de comportements individuels très différents : certaines personnes y auront recours, alors que d'autres veilleront au contraire à ne pas s'absenter de leur poste. En ce qui concerne France Telecom, il est probable que les dirigeants avaient conscience du risque. De manière symptomatique, le site internet de l'observatoire du stress n'était pas accessible depuis les postes de travail au sein de l'entreprise. En outre, de nombreuses alertes sont intervenues, en 2007 et 2008, de la part des médecins de travail ou de l'inspection du travail, mais sans effets tangibles.

Jacky Le Menn a souhaité savoir si les plans Next et Act ont été présentés au comité d'entreprise. Par ailleurs, l'exemple de France Telecom peut-il se reproduire dans d'autres entreprises qui connaîtraient des mutations du même type, notamment celles qui emploient des fonctionnaires ?

Sylvie Catala a indiqué que les comparaisons sont difficiles, car chaque situation est spécifique et il est nécessaire de s'immerger complètement dans une entreprise pour la comprendre. Comme le statut de fonctionnaire ne permet pas de procéder à un plan social qui comporte des garanties, il est indispensable d'accompagner les personnels. Les plans mis en oeuvre chez France Telecom ont bien été présentés au comité central d'entreprise ; les organisations syndicales avaient d'ailleurs vivement réagi, anticipant largement les problèmes futurs.

A Gérard Dériot , rapporteur, qui l'interrogeait sur la situation dans les entreprises à l'étranger, Sylvie Catala a précisé que l'ensemble des opérateurs de télécommunications a subi des plans sociaux au moment de l'explosion de la bulle internet.

Alain Gournac a également estimé que chaque entreprise présente des spécificités et qu'appréhender l'ambiance globale n'est guère aisé. Pour autant, les dirigeants de France Telecom ne se sont-ils pas aperçus des évolutions en cours au sein de la société ?

Sylvie Catala a répondu que tous les éléments étaient disponibles pour prendre conscience des conséquences de la mise en oeuvre des plans.

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