INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

« Entre la découverte de l'infraction et son jugement, s'écoule un temps plus ou moins long pendant lequel l'affaire doit être mise en état d'être jugée ». Ainsi, Mme Mireille Delmas-Marty, professeur au collège de France, définit-elle la phase préparatoire du procès, phase essentielle car elle « commande bien souvent l'issue du procès ». Elle est, comme l'observent d'autres auteurs, « ce que les fondations sont à une maison. Les malfaçons qui l'affectent entraînent généralement l'effondrement du dossier et sont difficilement réparables » 1 ( * ) . L'affaire Grégory ou celle d'Outreau en ont fourni, dans la période récente, parmi les plus sévères illustrations.

Etape cruciale aussi parce qu'elle met en jeu la conciliation entre, d'une part, la défense des intérêts de la société et l'exigence d'une répression efficace et, d'autre part, la protection des droits des personnes qui, jusqu'au jugement, sont présumées innocentes.

Or la mise en état des affaires pénales n'a cessé de faire l'objet de réformes depuis le code d'instruction criminelle de 1808, devenu code de procédure pénale en 1958. Déjà, en 1991, la commission Justice pénale et droits de l'homme présidée par Mme Mireille Delmas-Marty 2 ( * ) observait : « le malaise actuel tient moins à l'indifférence du législateur qu'à l'accumulation de réformes ponctuelles, partielles, ajoutant toujours de nouvelles formalités, de nouvelles règles techniques qui ne s'accompagnent ni des moyens adéquats ni d'une réflexion d'ensemble sur la cohérence du système pénal. C'est ce rapiéçage, parfois même ce bégaiement législatif, qui paraît irréaliste et néfaste » 3 ( * ) . Ce constat a conservé son acuité même si l'on ne saurait sous-estimer la portée des réformes introduites par la loi du 15 juin 2000 relative à la présomption d'innocence et aux droits des victimes ou encore par les deux lois « Perben » du 9 septembre 2002 et du 9 mars 2004 qui, à des titres différents, ont posé les jalons d'une procédure pénale moderne. Aujourd'hui, une réforme d'ensemble apparaît indispensable car notre procédure pénale, dans la phase préparatoire du procès, demeure marquée par de graves déséquilibres .

*

Une mise en perspective historique permet d'éclairer trois grandes tendances au cours des deux siècles passés : la juridictionnalisation des fonctions du juge d'instruction, l'expansion progressive de l'enquête au détriment de l'information, le renforcement des droits des parties.

Créé par le code d'instruction criminelle de 1808, le juge d'instruction était, à l'origine, exclusivement un enquêteur, placé sous l'autorité du ministère public 4 ( * ) et dépourvu de tout pouvoir juridictionnel. Le contentieux de la détention « préventive » incombait à une chambre du conseil formée de trois juges, chargée également de décider du non-lieu ou du renvoi. Comme l'a expliqué à vos rapporteurs M. Denis Salas, secrétaire général de l'Association française pour l'histoire de la justice, une rupture se produit avec la loi du 17 juillet 1856 supprimant la chambre du conseil. Le juge d'instruction se voit alors confier la responsabilité d'apprécier seul la valeur des charges et de statuer sur un renvoi éventuel devant une formation de jugement. De même décide-t-il seul du placement en détention provisoire et des demandes de mise en liberté -cette situation prévaudra jusqu'au transfert, par la loi du 15 juin 2000, du contentieux de la détention provisoire à un nouveau juge, le juge des libertés et de la détention. Dès lors, la concentration des fonctions d'investigation et de juridiction sur ce magistrat, « Maigret et Salomon », selon la formule de notre collègue M. Robert Badinter, cristallisera les critiques.

Sous l'empire de l'ancien code d'instruction criminelle, le juge d'instruction détenait le monopole des investigations, sous réserve cependant des situations d'urgence autorisant le procureur de la République à exercer, pendant un temps limité, dans le cadre de l'enquête dite de flagrance, les pouvoirs normalement dévolus au juge d'instruction. En outre, le procureur de la République pouvait décider, s'il estimait qu'il n'y avait pas lieu à des investigations préalables -sauf en matière criminelle où, comme aujourd'hui, la saisine du juge d'instruction s'imposait- de saisir directement la juridiction de jugement. Aussi, dans cette hypothèse, la nécessité d'obtenir la lumière sur les faits a conduit au développement d'enquêtes officieuses. Telle est l'origine de l' enquête préliminaire consacrée successivement par la jurisprudence 5 ( * ) et par le législateur lors de l'adoption, en 1958, du code de procédure pénale.

Un second cadre de mise en état , l'enquête de police -recouvrant l'enquête de flagrance et l'enquête préliminaire- a ainsi été instaurée aux côtés de l'information. Il n'autorisait au départ, contrairement à l'instruction, que des actes d'investigation encadrés (auditions ou perquisitions et saisies impliquant l'accord de la personne). Néanmoins, les limites ainsi assignées aux enquêteurs sont devenues au fil des réformes moins rigoureuses.

La troisième évolution de la procédure pénale a consisté en un renforcement significatif des droits de la défense et de la partie civile . Le point de départ en a peut-être été marqué par la loi Constans du 8 décembre 1897 qui a ouvert le cabinet du juge d'instruction à l'avocat en mesure désormais d'accéder au dossier et d'assister son client. Depuis lors, la personne poursuivie a obtenu le droit de présenter des requêtes en nullité, de solliciter des actes d'investigation, de contester le bien-fondé de sa mise en examen et de saisir directement la chambre de l'instruction aux fins de contrôle. Les droits de la partie civile ont connu une évolution comparable et le principe du contradictoire s'est développé dans le cadre de l'instruction.

Aussi bien la distinction classique entre la procédure inquisitoire conduite par un enquêteur public 6 ( * ) à laquelle se rattachait le modèle français et la procédure accusatoire 7 ( * ) répandue dans les pays anglo-saxons, a perdu de sa pertinence.

Notre procédure, comme dans la plupart des démocraties modernes, emprunte aujourd'hui aux deux modèles. Les principes directeurs du procès pénal posés par le législateur en 2000 8 ( * ) dans le cadre de l'article préliminaire du code de procédure pénale -respect d'une procédure équitable et contradictoire- en témoigne.

Fruit de ces différentes évolutions, la procédure pénale souffre aujourd'hui, au-delà de sa complexité croissante, peu conforme à l'exigence d'intelligibilité de notre droit dans une matière qui intéresse si étroitement les libertés, d'une double insuffisance .

En premier lieu, comme le rappelait Mme Mireille Delmas-Mary devant l'Académie des sciences morales et politiques 9 ( * ) , elle confond encore dans la personne du juge d'instruction les fonctions d'enquêteur -tenu à ce titre d'établir des hypothèses sur la culpabilité et l'innocence- et de juge. Sans doute, la création du juge des libertés et de la détention, compétent pour décider du placement en détention provisoire, a-t-elle cherché à corriger pour partie ces inconvénients. Mais, à l'expérience, les contrôles effectués par ce magistrat se sont révélés insuffisants.

En second lieu, le souci d'améliorer la réponse pénale tant sur le plan quantitatif qu'en matière de délais -traitement en « temps réel » des affaires- a conduit à renforcer le rôle du parquet et à privilégier la voie de l'enquête. Si en 1995, les ouvertures d'information représentaient 8 % des affaires poursuivies, elles en représentent moins de 4 % actuellement. Or, malgré certaines évolutions récentes, la personne mise en cause ne bénéficie pas, durant l'enquête, des mêmes droits qu'au cours de l'instruction .

Depuis 1945, les projets de réforme d'ensemble n'ont pas manqué. Parmi les plus remarquables, il convient d'abord de citer celui élaboré en 1949 par une commission présidée par Henri Donnedieu de Vabres, qui proposait une concentration des pouvoirs de poursuite et d'instruction entre les mains du procureur de la République et, en contrepartie, l'institution d'un juge de l'instruction chargé des décisions sur la liberté provisoire et des suites à donner à l'affaire. En 1990, la commission Justice pénale et droits de l'Homme présidée par Mme Mireille Delmas-Marty proposait une séparation nette entre les missions d'enquête et les pouvoirs juridictionnels.

Commission Justice pénale et droits de l'homme
(rapport final juin 1990) 10 ( * )

La commission proposait d'unifier la structure de la procédure en clarifiant le rôle de chaque acteur. L'enquête initiale serait ouverte par le parquet, la police judiciaire ou la constitution de partie civile de la victime : le parquet dirigerait l'enquête de police, les mesures coercitives étant autorisées ou contrôlées par le juge, ainsi que le respect des délais.

La notification des charges par le parquet (accusation) ouvrirait la phase contradictoire de l'enquête, la défense et la partie civile, assistées le cas échéant d'un avocat, bénéficiant de tous les droits d'une partie au procès. La clôture de l'enquête serait soumise au contrôle du juge chargé de statuer sur la régularité de la procédure, le parquet saisissant alors la juridiction de jugement.

Ce dispositif impliquait la combinaison de quatre conditions :

- l'institution d'un nouveau ministère public doté des garanties statutaires d'indépendance et d'impartialité (notamment en termes de carrière et de contrôle disciplinaire) ;

- le renforcement de la capacité d'initiative de la défense (présence de l'avocat dès la garde à vue, possibilité de demander les actes d'investigation utiles et de participer au choix des experts, de soulever des nullités devant le juge, de faire appel de ses décisions dans les mêmes conditions que le ministère public) ;

- l'affirmation d'une participation plus active de la victime à la procédure et l'harmonisation du régime de l'action civile pour les groupements ;

- l'extension des pouvoirs du juge dans le contrôle de la mise en état et la protection des libertés individuelles, qu'il s'agisse de ses pouvoirs propres (contrôle de l'enquête et garantie du respect des libertés individuelles) ou du rôle de la chambre de l'instruction (avec, en particulier, en cas de carence majeure, la faculté de dessaisir le parquet et de désigner l'un de ses membres pour procéder aux investigations).

Dans le prolongement de ces réflexions, le président de la République, M. Jacques Chirac, mettait en place en 1997 une commission sous la présidence de M. Pierre Truche, alors Premier président de la Cour de cassation, afin de formuler des propositions sur l'indépendance du ministère public.

Enfin, le 13 octobre 2008, le Président de la République confiait à une commission présidée par M. Philippe Léger le soin de proposer les lignes directrices d'une réforme d'ensemble de la phase préparatoire du procès pénal. Lors du discours prononcé à l'occasion de la rentrée solennelle de la Cour de cassation, le 7 janvier 2009, le chef de l'Etat a exprimé son souhait de supprimer la fonction de juge d'instruction : « la confusion entre les pouvoirs d'enquête et les pouvoirs juridictionnels du juge d'instruction n'est plus acceptable. Un juge en charge de l'enquête ne peut raisonnablement veiller en même temps à la garantie des droits de la personne mise en examen (...). Le juge d'instruction en la forme actuelle ne peut être l'arbitre. Comment lui demander de prendre des mesures coercitives, des mesures touchant à l'intimité de la vie privée alors qu'il est avant tout guidé par la nécessité de son enquête ? ». Le rapport du comité Léger remis en 2009 reprend la proposition de suppression du juge d'instruction et l'inscrit dans un profond renouvellement de la mise en état des affaires pénales. Ses conclusions ont inspiré pour partie l'avant-projet de réforme de la procédure pénale soumis à concertation en mars 2010 par Mme Michèle Alliot-Marie, garde des sceaux, alors ministre de la justice et des libertés.

Dans la perspective de la réforme annoncée, votre commission a souhaité conduire sa propre réflexion sur les orientations souhaitables d'une évolution profonde de la phase préparatoire du procès pénal afin d'éclairer, le moment venu, les choix du législateur.

Le groupe de travail confié à MM. Jean-René Lecerf et Jean-Pierre Michel a procédé à l'audition d'une cinquantaine de personnalités -représentants de tous les acteurs de la mise en état de l'affaire : magistrats, avocats, victimes, policiers et gendarmes- ainsi que de professeurs de droit afin de dégager, sur la base de la palette d'opinions la plus large possible, certaines recommandations. Il a également jugé utile de ne pas borner son regard à l'hexagone et de s'informer sur l'expérience de deux de nos voisins immédiats, l'Allemagne et l'Italie, qui ont supprimé la fonction du juge d'instruction respectivement en 1974 et 1989.

Le recul du temps permet en effet de mieux mesurer, dans ces pays, les conséquences de cette réforme qui, si elles ne sont pas directement transposables à la France, compte tenu de la différence des systèmes juridiques, n'en sont pas moins riches d'enseignements.

Le présent rapport n'entend pas anticiper sur l'examen des projets de loi qui devraient être soumis au Parlement. Il a pour seul objet de dégager quelques principes susceptibles de recueillir le plus large accord. Vos rapporteurs restent en effet persuadés que les enjeux soulevés par cette étape de la procédure pénale, au coeur des fondements de notre démocratie, incitent à dépasser les clivages pour trouver des voies d'équilibres durables .

*

* *

S'il modifie en profondeur les dispositions actuelles du code de procédure pénale, l'avant projet de réforme de la procédure pénale, rendu public par le Gouvernement en mars 2009, n'en repose pas moins sur une ligne directrice simple : la détermination d'un cadre unique d'enquête fusionnant les enquêtes de police et l'instruction : l'« enquête judiciaire pénale » (livre III de l'avant-projet) qui a « pour objet de rechercher et de constater les infractions à la loi pénale, d'en rassembler les preuves et d'en identifier les auteurs ». Cette enquête serait conduite par le procureur de la République et contrôlée par les nouvelles juridictions de l'enquête et des libertés . La réforme a pour corolaire la suppression de la fonction du juge d'instruction .

Il n'est pas entré dans les intentions de vos rapporteurs de procéder à un examen détaillé de cet avant-projet susceptible d'évoluer encore beaucoup avant sa présentation au Parlement. Le groupe de travail a souhaité, en revanche, porter son attention sur les grands équilibres qui doivent commander la phase préparatoire du procès pénal.

La détermination d'un cadre unique d'enquête peut représenter une alternative au système actuel à la condition que le renforcement du rôle du parquet ait quatre séries de contreparties : la modification du statut du ministère public, l' effectivité du contrôle exercé par la juridiction de l'enquête et des libertés , la reconnaissance des droits de la défense en particulier dans le cadre de la garde à vue et, enfin, l' affirmation de certaines garanties au bénéfice des parties civiles.

I. L'UNIFICATION SOUHAITABLE DU CADRE D'ENQUÊTE

A. FAUT-IL SUPPRIMER LA FONCTION DE JUGE D'INSTRUCTION ?

A la lumière des auditions auxquelles ils ont procédé, il est apparu à vos rapporteurs que l'affaiblissement de la fonction du juge d'instruction tenait moins aux défaillances de l'institution qu'à des évolutions de fond mettant en jeu l'efficacité de la phase préparatoire du procès pénal.

1. Des critiques parfois excessives

Parmi les critiques adressées à l'institution du juge d'instruction, certaines doivent sans doute être tempérées.

Le juge d'instruction aurait-il manqué, comme certains l'ont soutenu, le « train du procès contradictoire » ?

Le reproche paraît excessif : le législateur n'a cessé de renforcer le caractère contradictoire de la procédure d'instruction au cours des dernières décennies.

Avant la loi du 4 janvier 1993 portant réforme de la procédure pénale, la défense, comme la partie civile, ne pouvaient que suggérer les mesures qui leur paraissaient opportunes sans que le juge soit tenu de répondre de manière positive ou négative. Depuis lors, en vertu de l'article 82-1 du code de procédure pénale, les parties peuvent, au cours de l'information, saisir le juge d'instruction d'une demande écrite et motivée tendant à ce qu'il soit procédé à leur audition ou à leur interrogatoire, à l'audition d'un témoin, à une confrontation, à un transport sur les lieux ou à ce qu'il soit ordonné la production par l'une d'entre elles d'une pièce utile à l'information ou à ce qu'il soit procédé à tous autres actes qui leur paraissent nécessaires à la manifestation de la vérité.

Le juge d'instruction, s'il n'entend pas faire droit à ces demandes, doit rendre une ordonnance motivée au plus tard dans le délai d'un mois à compter de leur réception. A défaut, la partie pourrait s'adresser directement au président de la chambre de l'instruction.

La loi du 5 mars 2007 tendant à renforcer l'équilibre de la procédure pénale a encore renforcé le caractère contradictoire de l'information : possibilité pour les parties d'adjoindre un expert à celui désigné par le juge d'instruction ou de modifier ou compléter les questions posées à l'expert (article 161-1 du code de procédure pénale) et de discuter des conclusions de l'expert avant l'élaboration par ce dernier de son rapport définitif (article 167-2 du code de procédure pénale), mise en place d'une procédure contradictoire du règlement de l'information (article 175 du code de procédure pénale) 11 ( * ) .

D'aucuns ont même redouté que l'instruction ne connaisse pas de fin 12 ( * ) .

La deuxième critique adressée au juge d'instruction porte sur l' incompatibilité des fonctions dont il est chargé. Encore cette critique recouvre-t-elle deux aspects : l'impossibilité supposée d'instruire à charge et à décharge ; l'exercice combiné de fonctions d'investigation et de fonctions juridictionnelles.

Le premier point ne convainc pas entièrement : l'enquêteur est au service de la recherche de la vérité la plus complète possible et doit identifier et analyser de manière désintéressée les éléments à charge et à décharge. Une telle démarche est possible comme en témoigne la proportion des décisions de non-lieu dans les affaires terminées à l'instruction (de l'ordre de 20% en 2008). Au demeurant, aux termes de l'avant-projet de réforme de la procédure pénale, cette obligation d'enquêter à charge et à décharge devrait aussi incomber au parquet.

La confusion des fonctions d'enquête et des fonctions juridictionnelles apparaît quant à elle beaucoup moins forte depuis le transfert au juge des libertés et de la détention des décisions et du contentieux relatif à la détention provisoire et l'encadrement strict des mesures coercitives et intrusives applicables pendant l'instruction. Demeure, il est vrai, la compétence relative au renvoi devant la juridiction de jugement , qui peut apparaître, à bien des égards, comme un acte de mise en accusation .

Enfin, la critique la plus sévère porte sans doute sur l' isolement du juge d'instruction . Comme l'a relevé M. Didier Boccon-Gibod, avocat général à la chambre criminelle de la Cour de cassation, cette solitude n'est sans doute plus compatible avec une procédure pénale toujours plus complexe face à une défense, bien organisée, dotée parfois d'un conseil dédié aux nullités. Il a souligné le risque que le juge privilégie la sécurité de la procédure au détriment de la manifestation de la vérité 13 ( * ) .

La loi n° 85-1303 du 10 décembre 1985 portant réforme de la procédure pénale avait prévu, à l'initiative de notre collègue M. Robert Badinter, alors garde des sceaux, la collégialité de l'instruction, finalement écartée pour des raisons budgétaires, par la loi du 30 décembre 1987. A la suite du « choc » d'Outreau, la loi du 5 mars 2007 relative à l'équilibre de la procédure pénale a cherché à rompre la solitude du juge d'instruction par trois voies : l'institution des pôles de l'instruction , l'élargissement des possibilités de recours à la cosaisine comme première étape avant la mise en oeuvre d'une instruction collégiale à une date d'abord fixée au 1 er janvier 2010 et reportée par la loi du 12 mai 2009 au 1 er janvier 2011. Ces trois notions ne se recouvrent pas entièrement : la cosaisine se définit comme la « conduite d'un dossier d'information particulièrement grave ou complexe par deux juges d'instruction ou plus afin de se répartir les investigations à réaliser et échanger sur les décisions à prendre » 14 ( * ) . Elle se décline ainsi par dossier.

Les pôles de l'instruction désignent un mode d'organisation au sein des juridictions par l'affectation des magistrats, la définition de leur ressort et de leurs compétences matérielles et territoriales 15 ( * ) .

La collégialité, enfin, peut se définir comme une notion de procédure selon laquelle les décisions de justice sont prises, en principe après délibération, en commun par plusieurs magistrats, par opposition au système du juge unique.

La combinaison de ces différents ressorts aurait dû porter ses fruits. Oubliant parfois que la loi du 5 mars 2007 avait été critiquée, lors de son examen, pour ses insuffisances, beaucoup des interlocuteurs de vos rapporteurs ont regretté que cette opportunité législative n'ait finalement pas été saisie.

En effet, un nouveau report de la collégialité devrait intervenir 16 ( * ) . En tout état de cause, la collégialité aurait requis des moyens humains importants estimés par le ministère de la justice pour 2010 à 240 magistrats et 400 fonctionnaires supplémentaires. Par ailleurs, certaines des personnalités entendues par vos rapporteurs se sont demandé si le mode de travail du juge d'instruction était compatible avec la culture du travail collectif. M. Jean-Olivier Viout, procureur général près la cour d'appel de Lyon, a ainsi relevé que même depuis la loi du 5 mars 2007, la cosaisine était restée virtuelle, malgré la faculté reconnue au président du tribunal de grande instance de l'imposer au cours de l'information, nonobstant le désaccord du juge d'instruction 17 ( * ) . Les constats dressés par le groupe de travail présidé par M. Jean-Olivier Viout à la suite de l'affaire d'Outreau semblent ainsi avoir conservé leur pertinence : « la cosaisine ne correspond parfois à aucune réalité concrète, le magistrat initialement saisi ne confiant que des tâches subalternes à celui ou ceux qui lui sont adjoints ».

Comme l'avait relevé M. Denis Salas devant vos rapporteurs, dès lors que depuis 1958, l'indépendance du juge d'instruction est acquise, le débat sur cette fonction s'est progressivement déplacé du terrain de ses prérogatives sur celui de son efficacité.

2. Les effets de certaines évolutions de fond

Plus déterminantes peut-être que ses faiblesses intrinsèques, l'institution du juge d'instruction a souffert de certaines évolutions de fond marquées par le renforcement du rôle du parquet au cours de la phase préparatoire du procès pénal.

Le nombre de dossiers soumis à l'instruction est passé de 8 % en 1990 à moins de 4 % aujourd'hui. En vertu de l'article 79 du code de procédure pénale, l'instruction est obligatoire en matière de crime. En matière correctionnelle, elle est facultative et concerne, en principe, les affaires les plus complexes. Enfin, la voie de l'information est également retenue lorsque la victime, se heurtant à l'inertie du parquet, se constitue partie civile afin de provoquer des investigations. Ainsi, même si les dossiers portés à l'instruction sont en nombre limité, ils touchent aux faits les plus graves et les plus sensibles.

Le développement corrélatif de l'enquête et du rôle du parquet tient principalement à la priorité donnée à une réponse pénale rapide et effective.

En premier lieu, l'organisation à la fois hiérarchisée et souple du parquet -en vertu du principe d'indivisibilité des fonctions- garantit une réactivité par rapport aux faits de délinquance. La mise en place du traitement en temps réel des affaires pénales en témoigne 18 ( * ) . La capacité d'organisation du parquet s'est encore renforcée avec la mise en place de bureaux d'enquête, sur le modèle de celui mis en place auprès du tribunal de grande instance de Paris.

Ensuite, comme l'avait souligné Mme Mireille Delmas-Marty lors de son intervention devant l'Académie des sciences sociales et politiques, l'enquête préliminaire est désormais facilitée, en particulier depuis la loi du 15 juin 2000, par la possibilité pour le parquet de demander au juge des libertés et de la détention d'autoriser, sans passer par un juge d'instruction, certaines mesures coercitives telles que les perquisitions, l'accès aux systèmes informatiques ou encore les interceptions de sécurité.

Le ministère public bénéficie ainsi non seulement d'une organisation adaptée mais aussi de pouvoirs étendus pour conduire l'enquête.

Dans le même temps, l'information est devenue plus complexe sous l'effet du renforcement des droits des parties. Sa durée a doublé, passant de 11 mois environ à 23 mois entre 1990 et 2008 -évolution explicable pour partie par la concentration des instructions sur les affaires les plus complexes mais aussi par le renforcement du caractère contradictoire de l'information. A l'aune de l'efficacité, l'instruction est apparue moins « concurrentielle ». Sans doute certains juges d'instruction ont-ils su acquérir une spécialisation très efficace dans la lutte contre la criminalité organisée, comme l'ont rappelé devant vos rapporteurs les représentants de l'association française des magistrats instructeurs. En effet, les résultats acquis dans les affaires de terrorisme ou de criminalité organisée dans le démantèlement de réseaux d'immigration clandestine font honneur à la justice de notre pays.

Il est vrai aussi que cette spécialisation n'est pas le fait exclusif de l'instruction. Elle s'est souvent développée dans le cadre de pôles (affaires de santé publique, terrorisme) ou de juridictions interrégionales spécialisées (affaires économiques et financières) au sein desquels le parquet a également cultivé des compétences particulières.

Au demeurant, un juge d'instruction a confié à vos rapporteurs qu'il enviait les moyens dont dispose le parquet pour maîtriser et mener les enquêtes dont il a la charge.

Au terme de ces évolutions, les avantages de l'information ne paraissent pas en mesure de l'emporter sur ses faiblesses. Par contraste, l'enquête conduite par le parquet semble conjuguer la célérité et l'efficacité.

Par ailleurs, en droit comparé , le juge d'instruction n'est plus une référence absolue 19 ( * ) .

S'il existe encore en Belgique, au Luxembourg, ou encore en Grèce, il a été supprimé en Allemagne en 1975 et en Italie en 1989. Le Portugal a adopté un nouveau code de procédure pénale inspiré du système accusatoire en 1987 (la possibilité d'ouvrir une instruction est maintenue après la décision du procureur de la République de poursuivre ou de classer sans suite).

En Autriche, la réforme, entrée en vigueur le 1 er janvier 2008, a supprimé l'instruction et placé la phase préparatoire sous la responsabilité du procureur. La Suisse a adopté un nouveau code de procédure pénale, confédéral, caractérisé par la suppression en 2011 des juges d'instruction encore existants dans certains cantons. De même, les Pays-Bas ont confié pour l'essentiel l'instruction au ministère public. L'Espagne s'interroge aussi sur la pérennité de cette institution qui, par ailleurs, n'a jamais prévalu au Royaume-Uni.

Comme le relevait notre ancien collègue M. Hubert Haenel 20 ( * ) , « dans un espace judiciaire qui se construit, la meilleure compatibilité des systèmes nationaux est un gage d'efficacité ».

Il a semblé en définitive au groupe de travail que l'attachement d'une majorité des personnes entendues au système de l'instruction tenait moins aux mérites du juge d'instruction qu'au sentiment de défiance suscité par l'absence de garanties que présenterait, pour le justiciable, une mise en état des affaires pénales toute entière confiée au ministère public.


* 1 Frédéric Desportes, Laurence Lazerges-Cousquer, Traité de procédure pénale, Economica, 2009. p. 8.

* 2 Commission Justice et droits de l'homme, la mise en état des affaires pénales, la Documentation française, 1991, p. 232.

* 3 Mme Mireille Delmas-Marty cite l'exemple de la collégialité de l'instruction supprimée en 1856, rétablie dans son principe à deux reprises en 1985 et 2007 mais jamais appliquée faute de moyens.

* 4 Jusqu'en 1959, comme tout autre officier de police judiciaire, le juge d'instruction était noté par le procureur général près la cour d'appel.

* 5 Cour de cassation, Chambre criminelle, 26 janvier 1955.

* 6 Est dite inquisitoire une procédure au cours de laquelle  « toute initiative vient du juge : l'introduction de l'instance, la direction du procès, la recherche des faits et la réunion des éléments de preuve » - Gérard Cornu, Vocabulaire juridique, PUF.

* 7 Est dite accusatoire « une procédure dans laquelle les parties ont à un titre exclusif ou au moins principal, l'initiative de l'instance, de son déroulement et de son instruction ». G. Cornu, op. cit.

* 8 Loi n° 2000-516 du 15 juin 2000.

* 9 Institut de France, Académie des sciences morales et politiques, La réforme de la procédure pénale, séance du lundi 25 mai 2009 sous la présidence de Jean-Claude Casanova.

* 10 Source : contribution de Mme Mireille Delmas-Marty à la séance de l'Académie des sciences morales et politiques du 25 mai 2009 sur la réforme de la procédure pénale.

* 11 A compter de l'envoi par le juge d'instruction aux parties de l'avis de fin d'information s'ouvre un délai d'un mois (si la personne mise en examen est détenue) et de trois mois dans les autres cas à compter duquel, d'une part, les parties peuvent adresser des observations écrites au juge d'instruction ou formuler une demande ou présenter une requête, d'autre part, le procureur de la République adresse ses réquisitions motivées au juge d'instruction, copie en étant transmise aux avocats des parties. A l'issue de ce premier délai, s'ouvre un second délai de dix jours ou d'un mois afin de permettre au procureur de la République ou aux parties d'adresser des observations aux réquisitions qui leur auraient été communiquées.

Au terme de ce délai, le juge d'instruction rend son ordonnance de règlement.

* 12 Christian Guéry, Une instruction sans fin, AJ pénal 2007, p. 271. Le même auteur observe dans un autre article (De la vérité absolue à la clarification préalable : pour une nouvelle définition des missions du magistrat instructeur, AJ pénal 2010, p. 425) : « Le délai octroyé aux avocats des parties pour présenter des observations sur le contenu du réquisitoire définitif, outre qu'il rallonge de façon importante les délais de procédure (...), a pour principal effet de rendre l'audience encore plus symbolique puisque tout a été dit -en fait écrit- auparavant».

* 13 Ainsi dans l'affaire d'Outreau, le juge d'instruction s'est dit irréprochable car il n'avait commis aucune erreur de procédure.

* 14 Catherine Giudicelli, le juge d'instruction évoluera ou disparaîtra.

* 15 Catherine Giudicelli, ibidem, p. 68.

* 16 Votre commission en a retenu le principe dans la proposition de loi de simplification et d'amélioration du droit en fixant à 2012 l'application de la collégialité.

* 17 Cette possibilité n'existait dans le droit antérieur à la loi du 5 mars 2007 que lors de l'ouverture de l'information.

* 18 Le traitement en temps réel des affaires pénales appliqué au contentieux délictuel définit la méthode par laquelle le procureur de la République, joint par téléphone par les services de police, décide de l'orientation du dossier : classement sans suite, mise en oeuvre d'une procédure alternative aux poursuites, choix du mode de poursuite pénale.

* 19 Sénat, l'instruction des affaires pénales, Service législation comparée, n° LC 195, mars 2009.

* 20 Réforme de l'instruction : vers un modèle européen, Le Figaro, 7 avril 2010.

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