C. UNE JUSTE RECONNAISSANCE DE LA PLACE DES VICTIMES DANS LA PHASE PRÉPARATOIRE DU PROCÈS PÉNAL

1. Vers un renforcement des droits de la victime dans la phase d'enquête
a) Des droits aujourd'hui reconnus dans le seul cadre de l'instruction

Progressivement affirmé par la Chambre criminelle à partir du début du XIX ème siècle 47 ( * ) , le droit reconnu à la victime d'obtenir réparation de son préjudice devant le juge pénal et de « corroborer » l'action publique, voire de la mettre en mouvement lorsque cela s'avère nécessaire, a été inscrit dans le code de procédure pénale 48 ( * ) et constitue la contrepartie du principe d'opportunité des poursuites : « il importe qu'une affaire ne puisse être tenue éloignée des juridictions pénales pour des motifs d'opportunité qui heurteraient l'exigence de justice » 49 ( * ) .

L'action civile peut poursuivre en effet deux objectifs : obtenir une réparation du dommage causé par l'infraction, mais également tendre à faire reconnaître la culpabilité d'une personne par la juridiction pénale. La Cour de cassation reconnaît à cet égard que « l'intervention d'une partie civile peut n'être motivée que par le souci de corroborer l'action publique et d'obtenir que soit établie la culpabilité du prévenu » 50 ( * ) .

Si la qualité de partie civile appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l'infraction 51 ( * ) , le législateur a progressivement élargi le champ des personnes morales (associations, syndicats, etc.) autorisées à exercer l'action civile afin d'obtenir réparation du dommage causé aux intérêts dont elles ont la charge.

Si le droit de la victime d'obtenir réparation du préjudice causé par l'infraction n'est pas contesté, la faculté qui lui a été reconnue de mettre en mouvement l'action publique, le cas échéant contre l'avis du ministère public, fait l'objet de jugements ambivalents. Le risque d'une « privatisation » de l'action publique et d'une instrumentalisation de la justice pénale à des fins privées est parfois souligné, particulièrement s'agissant de la possibilité ouverte à un nombre croissant d'associations de mettre en mouvement l'action publique 52 ( * ) . Il convient toutefois de souligner qu'au cours des dernières décennies, un certain nombre d'affaires majeures, en matière de santé publique par exemple, n'auraient probablement pas été instruites et jugées sans la persévérance de certaines victimes.

Deux voies permettent à l'heure actuelle à la victime de se constituer partie civile :

- soit le dépôt de plainte avec constitution de partie civile devant le juge d'instruction ;

- soit la délivrance d'une citation directe devant la juridiction de jugement.

La constitution de partie civile est soumise à un certain nombre de conditions, destinées à prévenir l'engorgement des juridictions d'instruction : nécessité de déposer plainte devant le procureur de la République ou un service de police judiciaire avant de pouvoir saisir un juge d'instruction en matière délictuelle 53 ( * ) , obligation de consignation préalable afin de garantir une éventuelle amende civile en cas de plainte abusive ou dilatoire, par exemple. Toutefois, une fois saisi par la partie civile, le juge d'instruction est tenu d'instruire sur les faits portés à sa connaissance.

Une fois constituée partie civile, la victime dispose de droits qui ont été considérablement accrus au cours des trente dernières années : tout comme le procureur de la République, celle-ci peut ainsi demander « à ce qu'il soit procédé à tous actes qui [lui] paraissent nécessaires à la manifestation de la vérité » (article 82-1 du code de procédure pénale). Elle peut également former appel de toute ordonnance portant atteinte à ses intérêts (comme les ordonnances de non-lieu ou rejetant une demande d'un acte d'instruction par exemple). Pour l'exercice de ses droits, elle peut se faire assister d'un avocat et se voir accorder le bénéfice de l'aide juridictionnelle. La loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes a expressément consacré l'information et la garantie des droits de la victime comme principes directeurs de la procédure pénale.

Il résulte du droit positif que, s'agissant de la phase préparatoire du procès pénal, si les victimes se sont vu reconnaître un certain nombre de droits importants dans le cadre de l'instruction , leur permettant d'orienter largement le déroulement de cette dernière, tel n'est actuellement pas le cas dans le cadre d'une enquête de flagrance ou d'une enquête préliminaire , conduites sous la direction du parquet.

b) Des droits renforcés par l'avant-projet de réforme

L'avant-projet de réforme a pour objectif d'étendre et de renforcer les droits reconnus à la victime dans la phase préparatoire du procès pénal :

- le droit d'obtenir réparation du préjudice et d'être informée de ses droits au cours de toute procédure figurerait parmi les principes directeurs de la procédure pénale ;

- la victime aurait la possibilité de porter plainte auprès de tout service de police judiciaire, selon un système de « guichet unique » pour la réception des plaintes. Elle serait, s'agissant des crimes et d'un certain nombre de délits, obligatoirement informée tous les six mois de l'état d'avancement de l'enquête ;

- la partie civile bénéficierait, à tout stade de l'enquête, de l'ensemble des droits reconnus aux autres parties : droit à l'assistance d'un avocat, droit d'accès à l'ensemble des pièces du dossier, droit de demander des actes et d'intervenir en matière d'expertise, droit de contester la régularité de la procédure, etc. La partie civile aurait également la possibilité, à tout stade de l'enquête pénale, d'adresser au procureur de la République tout document ou objet lui paraissant utile à la manifestation de la vérité ou à l'exercice de ses droits.

Toutefois, la victime devrait, pour pouvoir se constituer partie civile, y être autorisée par le procureur de la République . Ce dernier pourrait refuser la constitution de partie civile pour des raisons de droit 54 ( * ) , mais également si les circonstances de fait particulières liées à la commission de l'infraction justifient un classement judiciaire de la procédure. Cette décision pourrait être contestée devant le juge de l'enquête et des libertés.

L'avant-projet propose d'instaurer par ailleurs une « partie citoyenne » , qui permettrait à une personne (physique ou morale), bien que n'étant pas directement victime d'une infraction, de mettre en mouvement l'action publique dans un objectif de défense de l'intérêt général , afin de contrebalancer l'inertie ou le refus d'enquêter du procureur de la République. A la différence de la partie civile, la partie citoyenne ne pourrait toutefois pas prétendre à la réparation d'un dommage.

La qualité de partie citoyenne pourrait être attribuée par la chambre de l'enquête et des libertés à toute personne physique ou morale qui a dénoncé un crime ou un délit au procureur de la République lorsque sont réunies les trois conditions suivantes :

- la personne, bien que n'ayant pas directement subi un préjudice personnel lui permettant de se constituer partie civile, présente un intérêt à agir ;

- l'infraction dénoncée a causé un préjudice à la collectivité publique ;

- enfin, la dénonciation a été suivie d'une décision de classement judiciaire ou n'a pas donné lieu à un acte d'enquête pendant un délai de six mois.

Enfin, comme c'est le cas aujourd'hui, un certain nombre d'associations continueraient à pouvoir exercer, sous certaines conditions, les droits reconnus à la partie civile, le cas échéant sans être tenues de recueillir au préalable l'accord de la victime.

2. Favoriser l'accès de la victime au procès pénal dans le respect des principes de notre droit

Au cours de leurs travaux, vos co-rapporteurs ont pu constater que ces orientations recevaient globalement l'approbation des personnes entendues, sous réserve de quelques réticences ou inquiétudes tenant d'une part aux critères retenus pour se constituer partie civile, et, d'autre part, à la place des victimes dans la phase préparatoire du procès pénal.

a) Assouplir les conditions d'accès de la victime à la qualité de partie civile

Vos co-rapporteurs ont conscience que la faculté reconnue à une personne s'estimant victime d'une infraction de se constituer partie civile doit être soumise à un certain nombre de conditions, au risque de conduire à un engorgement injustifié des services chargés de l'enquête. Tel est par exemple le cas lorsqu'une enquête a déjà permis d'établir que les faits n'ont pas été commis ou qu'un motif de droit (prescription, etc.) s'oppose au jugement de l'affaire.

Néanmoins, l'avant-projet de réforme paraît restreindre de façon peut-être excessive l'accès de la victime à la qualité de partie civile. Ainsi, la nécessité imposée à la victime de recueillir l'accord préalable du procureur de la République pour se constituer partie civile a été contestée par plusieurs personnes entendues par vos co-rapporteur, notamment par Mme Mireille Delmas-Marty et par M. Didier Boccon-Gibod, avocat général près la chambre criminelle de la Cour de cassation. Tous deux ont en effet souligné que la cohérence de la réforme exigeait que l'accès de la victime au procès pénal ne soit pas subordonné à l'autorisation préalable du procureur de la République. Dans son avis sur la réforme de la procédure pénale, la Commission nationale consultative des droits de l'homme a par ailleurs estimé que la procédure prévue en matière d'octroi de la qualité de partie civile était de nature à entraver le droit des victimes à accéder à un juge 55 ( * ) . Vos co-rapporteurs partagent cette opinion et estiment qu'il n'est pas souhaitable , en raison des pouvoirs très importants octroyés au procureur de la République par l'avant-projet de réforme, que la constitution de partie civile soit subordonnée à l'accord de ce dernier pour des motifs autres que des motifs de droit limitativement énumérés.

La plupart des personnes entendues par vos co-rapporteurs ont en revanche salué l'institution d'une « partie citoyenne », M. Denis Salas, secrétaire général de l'association française pour l'histoire de la justice, soulignant qu'une telle institution permettrait d'équilibrer le rôle important confié au parquet, sur le modèle de l' « action populaire » espagnole. Les représentants du Syndicat de la magistrature ont néanmoins estimé que les conditions d'octroi de la qualité de partie citoyenne étaient trop restrictives et ne permettraient pas à cette dernière de constituer un réel contrepoids aux pouvoirs du parquet.

b) Clarifier les rôles de chacun au cours de l'enquête

La nécessité d'identifier un interlocuteur chargé d'informer les victimes au cours de l'enquête a été évoquée à plusieurs reprises. Comme l'ont souligné les représentants de l'APEV et de l'INAVEM, alors qu'à l'heure actuelle le juge d'instruction constitue l'interlocuteur naturel des victimes au cours de l'instruction, le fonctionnement collégial du parquet risque de rendre difficile l'identification d'un interlocuteur privilégié, chargé d'informer les victimes sur l'état d'avancement de la procédure. En outre, comme l'ont observé les représentants de l'Association française des magistrats instructeurs, en pratique, l'enquête serait confiée à un substitut, mais le pouvoir de décision appartiendrait in fine au procureur de la République, auquel les victimes n'auraient que difficilement accès.

S'il apparaît indispensable de permettre aux victimes de disposer au sein du parquet d'un interlocuteur unique tout au long de la phase d'enquête, vos co-rapporteurs sont tout aussi attachés à ce que cette dernière continue à relever de la compétence exclusive de l'autorité judiciaire. A cet égard, si les représentants du Conseil national des barreaux ont salué les dispositions permettant à la partie civile de recourir à l'expert de son choix, une majorité des intervenants ont insisté pour que les actes d'enquête continuent à être réalisés par l'autorité judiciaire , afin de garantir le principe de loyauté de la preuve 56 ( * ) et de prévenir le développement d'une « justice à deux vitesses » qui pénaliserait les personnes n'ayant ni les moyens financiers, ni l'assistance juridique nécessaire pour faire réaliser de tels actes à leurs frais.

*

* *

La réflexion conduite par vos rapporteurs sur la base des auditions et des déplacements auxquels ils ont procédé les conduit à formuler plusieurs propositions susceptibles de nourrir la réflexion du parlement dans la perspective de la réforme de notre procédure pénale.

S'agissant du ministère public :

1°-Le rôle confié au parquet dans la phase préparatoire du procès pénal implique qu'aucune suspicion ne puisse peser sur son action. Une modification de son statut et, partant, une révision constitutionnelle sont nécessaires . Les principes de la réforme inaboutie de 1999 pourraient être repris soit, d'une part, l' avis conforme du CSM sur les nominations des magistrats du parquet et, d'autre part, la compétence du CSM pour statuer en tant que conseil de discipline .

2°- Au regard des exigences de cohérence de la politique pénale, il n'y a pas lieu de modifier les dispositions actuelles de l'article 30 du code de procédure pénale selon lesquelles « le ministre de la justice conduit la politique d'action publique déterminée par le Gouvernement », « veille à la cohérence de son application sur le territoire de la Nation » et peut « dénoncer au procureur général les infractions à la loi pénale dont il a connaissance et lui enjoindre, par instructions écrites et versées au dossier de la procédure, d'engager ou de faire engager des poursuites (...) ».

3°- Afin de conforter le rôle de direction d'enquête dévolu au ministère public, pourraient être mis en place des « cabinets de délégations judiciaires » auprès des parquets, composés de policiers expérimentés, placés sous la seule responsabilité des procureurs .

S'agissant du juge de l'enquête et des libertés :

4 °- Le juge de l'enquête et des libertés devrait exclusivement exercer cette fonction .

5°- Le JEL doit demeurer un juge-arbitre , ce qui ne paraît pas compatible avec le pouvoir d'injonction qui lui serait reconnu vis-à-vis du procureur de la république. Il n'est pas davantage acceptable qu'il puisse être dessaisi par le procureur de la République.

6°- Afin de permettre au JEL de maîtriser la procédure, dans le respect des attributions respectives du magistrat du siège et du magistrat du parquet, des délais butoirs seraient fixés au parquet pour conduire l'enquête. Ce délai pourrait être prolongé sur autorisation du JEL à l'issue de l'exposé par le parquet de l'avancée de son enquête .

S'agissant du juge de la garde à vue :

7°- Le contrôle de la garde à vue devrait revenir à terme au juge de l'enquête et des libertés et, dans l'attente de la création de ce magistrat, au juge des libertés et de la détention .

8°- Les fouilles des personnes gardées à vue et présumées innocentes doivent répondre a fortiori aux mêmes conditions que celles retenues par la loi pénitentiaire pour les personnes détenues.

9°- L' audition libre devrait être réservée aux convocations et exclue en matière d'interpellations sauf les hypothèses dans lesquelles la garde à vue n'est pas possible, l'assistance d'un avocat devant alors être garantie.

S'agissant des victimes :

10°- En raison des pouvoirs très importants octroyés au procureur de la République par l'avant-projet de réforme, la constitution de partie civile ne devrait pas être subordonnée à l'accord de ce dernier pour des motifs autres que des motifs de droit limitativement énumérés.


* 47 La Cour de cassation a d'abord considéré qu'une citation directe devant un tribunal délivrée à l'initiative de la partie lésée mettait automatiquement en mouvement l'action publique (Crim., 17 août 1809). Elle a ensuite étendu cette solution à la plainte avec constitution de partie civile devant le juge d'instruction (Crim., 8 décembre 1906, dit « arrêt Laurent-Athalin »).

* 48 L'article 1 er du code de procédure pénale reconnaît ainsi à « la partie lésée » le droit de mettre en mouvement l'action publique.

* 49 F. Desportes, L. Lazerges-Cousquer, Traité de procédure pénale, Economica, 2009, §1313 et suivants.

* 50 Voir par exemple Crim., 13 juin 1978.

* 51 Ainsi que l'énonce l'article 2 du code de procédure pénale.

* 52 Voir par exemple Jean Volff, « la privatisation rampante de l'action publique », Procédures n°1, janvier 2005, étude 1 : « Le pouvoir de mettre publiquement en accusation un citoyen et de le traîner devant une juridiction pénale est une prérogative régalienne, qui porte une atteinte grave aux droits de l'homme et notamment à la présomption d'innocence. Elle doit donc être réservée à un corps de magistrats indépendants. C'est la raison d'être du ministère public ».

* 53 Ces dispositions, insérées par la loi n° 2007-291 du 5 mars 2007 tendant à renforcer l'équilibre de la procédure pénale, avaient pour but de prévenir le nombre très important de non-lieux à l'issue des informations ouvertes sur plainte avec constitution de partie civile, sources d'engorgement pour les juridictions d'instruction.

* 54 La personne n'a pas personnellement et directement souffert du dommage causé par l'infraction, une enquête aurait déjà permis d'établir que les faits dénoncés n'ont pas été commis, les faits ne pourraient recevoir de qualification pénale, etc.

* 55 CNCDH, avis sur la réforme de la procédure pénale, adopté par l'Assemblée plénière du 10 juin 2010, page 8.

* 56 Voir également en ce sens : Didier Guérin, « les droits de la défense et de la partie civile dans la phase préparatoire du procès pénal selon le rapport du comité de réflexion sur la justice pénale, Droit pénal n° 10, octobre 2009, dossier 6.

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