II. LA JUSTICE JUDICIAIRE : UNE SITUATION BUDGÉTAIRE PRÉOCCUPANTE

Outre-mer comme en métropole, le pouls de la justice se prend d'abord dans les tribunaux . De ce point de vue, la situation à La Réunion et à Mayotte apparaît préoccupante. Comme hélas nombre d'autres cours d'appel (CA), la CA de La Réunion traverse aujourd'hui une période de tensions budgétaires pouvant, à plus ou moins longue échéance, se révéler préjudiciables à son bon fonctionnement. Dans le ressort de cette cour, la chambre d'appel de Mayotte, nouvellement créée, présente un cas particulier supplémentaire à traiter.

A. LA COUR D'APPEL (CA) DE LA RÉUNION SOUS TENSION

La CA de La Réunion regroupe sous son ressort trois tribunaux de grande instance (TGI) , à Saint-Denis, Saint-Pierre et Mamoudzou, cinq tribunaux d'instance (TI) , à Saint-Denis, Saint-Paul, Saint-Benoit, Saint-Pierre et Mamoudzou, ainsi que deux conseils de prud'hommes , à Saint-Denis et Saint-Pierre.

Dans l'éditorial du « Journal de La Réunion » du 10 novembre 2010, on pouvait lire : « La jistis réunioné lé oki, lé su la paille, n'a pu l'argent. I fé pitié ! » 10 ( * ) .

1. La faiblesse des moyens humains

A La Réunion, les tribunaux doivent faire face à un dilemme bien difficile et pouvant se résumer de la manière suivante : répondre à une forte augmentation de la demande de justice, liée à l'accroissement démographique, à la jeunesse de la population et aux effets de la crise économique, avec des moyens humains très limités .

a) La Réunion : un département démographiquement dynamique

Au 1 er janvier 2010, la population de l'île s'élevait à 833 000 habitants. L'accroissement naturel constitue le moteur de cette croissance démographique. Depuis 1999, il représente 95 % de l'augmentation de la population réunionnaise.

Ainsi, depuis 10 ans, la population de La Réunion augmente de 1,6 % par an , contre 0,7 % pour l'ensemble des départements français.

L'évolution de la population dans les départements outre-mer

(hors la création récente du département de Mayotte)

Département

Estimation de la population au 1 er janvier 2009

Variation annuelle sur la période allant de 1999 à 2009

Guadeloupe

403 300

0,4 %

Martinique

398 700

0,5 %

Guyane

225 800

3,8 %

La Réunion

821 200

1,6 %

France entière

64 322 800

0,7 %

Source : INSEE

De fait, la population à La Réunion est proportionnellement plus jeune que dans le reste de la France. En 2007, 35,1 % des habitants de l'île avaient moins de 20 ans , contre 24,8 % en France métropolitaine.

b) Les effets de la crise économique

Entre 1993 et 2007, La Réunion a connu un développement économique très rapide, avec un taux de croissance moyen de 5 % par an .

Toutefois, la crise économique entrave désormais le développement du département. Le taux de chômage sur l'île est élevé ( 28,9 % au deuxième semestre 2010) et se situe à un niveau très supérieur à la moyenne nationale. Depuis 2010, la dégradation du marché du travail est notable à La Réunion.

Or, en 2008, le niveau de vie médian des réunionnais était déjà inférieur de 39 % à celui des Français de métropole. A la même époque, 30 % des actifs vivaient sous le seuil de pauvreté national.

Dans ces conditions, 49 % des Réunionnais sont sous le seuil de pauvreté (contre 13 % en métropole). Cette situation touche particulièrement les enfants puisque 58 % d'entre eux (soit environ 144 000 personnes) présentent ce handicap économique.

Au final, les écarts de niveau de vie ainsi que les inégalités sociales qui en découlent sont substantiels. En effet, les 10 % des personnes les plus modestes ont un niveau de vie inférieur à 481 euros par mois (contre 830 euros en métropole), tandis que les 10 % les plus aisées ont un niveau supérieur à 2 520 euros par mois (contre 2 760 euros en métropole) 11 ( * ) .

c) La forte augmentation de la demande de justice

Le contexte démographique et économique de La Réunion n'est pas sans incidence sur l'évolution à la hausse de la demande de justice sur l'île. Entre 2006 et 2010, l'activité des juridictions a ainsi augmenté dans des proportions significatives .

L'exemple du TGI de Saint-Denis est à cet égard éclairant. Son activité est décrite dans le tableau ci-après.

Les chiffres clés de l'activité du TGI de Saint-Denis

2006

(1)

2010

(2)

Evolution

entre 2006 et 2010

Affaires civiles et commerciales nouvelles*

6 234

7 386

+ 18,5 %

Affaires civiles et commerciales terminées*

6 137

7 568

+ 23,3 %

Nombre de plaintes pénales et de PV reçus

28 561

35 692

+ 25 %

Nombre de décisions correctionnelles rendues

4 451

4 386

- 1,5 %

Nombre de mineurs placés sous assistance éducative

787

ND

ND

* Y compris les référés, mais hors procédures collectives

Sources : (1) rapport de l'inspection générale des services judiciaires (IGSJ) sur le contrôle du fonctionnement du TGI de Saint-Denis (décembre 2007) ; (2) chiffres publiés pour l'audience de rentrée en 2011

Ainsi, entre 2006 et 2010, le TGI de Saint-Denis s'est caractérisé par une forte hausse de son activité tant du point de vue des flux (+ 18,5 % d'affaires civiles et commerciales nouvelles, + 25 % de plaintes pénales et de PV reçus) que de celui des décisions rendues (+ 23,3 % d'affaires civiles et commerciales terminées). La seule exception concerne les décisions correctionnelles rendues, qui régressent légèrement de 1,5 %.

d) L'insuffisance des effectifs

Face à l'accroissement de la demande de justice sur l'île, l'insuffisance des effectifs semble être devenue une constante au sein des juridictions de La Réunion.

En 2007, une mission de l'inspection générale des services judiciaires (IGSJ) pointait déjà ce déficit de moyens humains dans le cas du TGI de Saint-Denis 12 ( * ) .

Or, en 2010, les effectifs de ce TGI sont quasi identiques à leur niveau de 2007, comme le montre le tableau ci-après.

La stagnation des effectifs du TGI de Saint-Denis entre 2007 et 2010

(en emplois équivalent temps plein)

Effectifs au 12 décembre 2007

(1)

Effectifs au 31 décembre 2010

(2)

Fonctionnaires

70,9

70

Magistrats

35

35

dont siège

27

27

dont parquet

8

8

Sources : (1) rapport précité de l'IGSJ ; (2) TGI de Saint-Denis

Cette stagnation des effectifs du TGI de Saint-Denis doit naturellement être rapprochée de l'analyse de l'évolution de l'activité de ce tribunal décrite supra . Elle met clairement en évidence un écart significatif entre le besoin et l'existant .

La situation n'est guère différente dans le ressort de l'autre TGI de l'île, celui de Saint-Pierre .

L'effectif théorique de magistrats comporte dans ce TGI 15 magistrats au siège (dont un magistrat en surnombre mais affecté jusqu'en juillet 2011 à Mayotte), soit 4,58 pour 100 000 habitants, et 5 magistrats au parquet (dont un poste non pourvu), soit 1,52 pour 100 000 habitants. Cet effectif est donc de près de moitié inférieur à la moyenne nationale (soit 9,1 magistrats du siège pour 100 000 habitants et 3 magistrats du parquet pour 100 000 habitants).

L'effectif théorique des fonctionnaires (greffiers, adjoints administratifs, agents de catégorie C) se monte, pour sa part, à 44 (outre deux postes de greffiers en chef). Mais, dans les faits, l'effectif de fonctionnaires ne compte que 34 personnes compte tenu des absences (maladie). Il en résulte un déficit réel de 10 fonctionnaires , soit 22,7 % des moyens théoriquement mis à disposition du TGI.

En 2010, les juridictions de première instance de La Réunion (TI de Saint-Denis, Saint-Paul, Saint-Benoit et Saint-Pierre) comptaient, quant à elles, 175 postes de fonctionnaires et 55 postes de magistrats (dont 42 au siège et 13 au parquet).

e) Les conséquences concrètes du manque de moyens humains : quelques exemples

Le manque de moyens humains se traduit par des conséquences très concrètes sur la charge de travail pesant sur les magistrats et les fonctionnaires de justice. Il fait également planer un risque sur la qualité des décisions de justice rendues . Votre rapporteur spécial souhaite ainsi porter à votre connaissance quelques exemples symptomatiques.

Au TGI de Saint-Pierre, l'unique juge d'application des peines (JAP) est chargé du suivi de 1 049 mesures dites de « milieu ouvert » (aménagement de peines). Ce chiffre a triplé depuis 2003 . De manière incidente, il faut d'ailleurs relever qu'un seul médecin coordonnateur et un seul expert psychiatre sont présents dans le ressort du tribunal. Or, la loi impose, de plus en plus souvent, une expertise psychiatrique préalablement aux aménagements de peine. La mission du JAP n'en est donc rendue que plus difficile encore.

Toujours au TGI de Saint-Pierre et s'agissant du JAP, en 2010, 435 extraits de décisions ont été transmis par le parquet (concernant 366 condamnés libres) et 311 décisions ont été rendues . Cette charge de travail se révèle très lourde si on la compare, par exemple, à un TGI tel que celui de Nantes, où le ratio de saisines par JAP était de 273 en 2010.

Par ailleurs, à Saint-Pierre, chaque juge des enfants suit, en moyenne, 300 dossiers en assistance éducative, ce qui génère environ 520 décisions par an et par magistrat. Au pénal, 341 jugements ont été prononcés.

De même, la charge de travail des juges aux affaires familiales (JAF) augmente avec, notamment, la mise en oeuvre des ordonnances de protection et l'audition de l'enfant, obligatoire s'il en fait la demande.

Dans le domaine des tutelles, le transfert des tutelles des mineurs s'est effectué à effectifs constants au TI de Saint-Pierre, alors que ce contentieux représente un suivi au long cours de près de 900 dossiers.

Enfin, au tribunal mixte de commerce de Saint-Pierre, l'application de la norme ministérielle Outilgref devrait conduire à l'affectation de 9,47 emplois de fonctionnaires. Or, l'effectif théorique n'est que de huit agents et le service fonctionne avec un effectif réel de six fonctionnaires.

f) La nécessité d'une meilleure adaptation des effectifs aux besoins

Dans les juridictions de La Réunion, le déficit de moyens humains et les tensions qu'il génère ne peut être un mode de gestion durable des ressources humaines . En effet, s'il perdurait sur le long terme, il pourrait mettre en péril le bon fonctionnement de la justice judiciaire, qui doit au contraire tendre vers une justice rapide et sereine.

A cet égard, votre rapporteur spécial souhaite toutefois rappeler la spécificité de la mission « Justice » au regard de la mise en oeuvre de la révision générale des politiques publiques (RGPP) . En effet, cette mission est l'une des rares à ne pas être soumise à la règle du non remplacement d'un fonctionnaire sur deux partant à la retraite 13 ( * ) .

Elle a, au contraire, fait l'objet d'un renforcement continu de ses effectifs depuis l'entrée en application de la loi n° 2002-1138 du 9 septembre 2002 d'orientation et de programmation pour la justice (LOPJ). Toutefois, ce renforcement ne paraît pas avoir porté en priorité sur la CA de La Réunion .

Selon votre rapporteur spécial, il convient probablement de réorienter désormais en direction de la CA de La Réunion une partie des efforts consentis en faveur de la justice judiciaire . Il s'agit en effet d'adapter les moyens humains à la réalité de l'évolution de l'île, afin de répondre au mieux au besoin de justice des Réunionnais dans les années à venir.

Dans le même temps, il convient que les chefs de juridiction mettent tout en oeuvre pour optimiser l'emploi de ces ressources humaines avec, en particulier, le souci de ramener le taux d'absence à un niveau plus conforme à la moyenne nationale. Ce taux s'élève en effet à 22,7 % au TGI de Saint-Pierre, par exemple ( cf. supra ) .


* 10 « La justice à La Réunion est en crise, elle est sur la paille, elle n'a plus d'argent. Elle fait pitié ! ».

* 11 Source INSEE (2008).

* 12 Rapport précité de la mission de contrôle de fonctionnement du TGI de Saint-Denis (décembre 2007).

* 13 Cf . par exemple notamment le rapport d'information n° 666 (2010-2011) de Dominique de Legge, fait au nom de la mission commune d'information sur la RGPP, « La RGPP : un défi pour les collectivités territoriales et les territoires ».

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page