C. BIDONVILLES, FAVELAS : À SITUATION EXCEPTIONNELLE, MESURES EXCEPTIONNELLES

1. Une insalubrité endémique non maîtrisée

En 2010, le nombre de logements insalubres est estimé à près de 10 000 en Guyane ; ils sont répartis sur soixante-neuf sites répertoriés, principalement dans les secteurs de Cayenne et de Saint-Laurent-du-Maroni, et regroupent plus de 32 000 personnes 29 ( * ) , soit environ 15 % de la population totale . Qui plus est, les données récentes montrent une augmentation significative du phénomène .

Son ampleur exceptionnelle résulte de plusieurs facteurs : une croissance démographique forte, un niveau très faible de ressources et une précarité des populations, une production de logements sociaux insuffisante, un manque chronique de foncier aménagé, une situation financière des collectivités territoriales très dégradée 30 ( * ) et un déficit d'opérateurs d'aménagement.

Au total, la Guyane présente donc, dans des proportions massives, un habitat dit spontané ou autoconstruit, sur des terrains principalement publics mais en tout état de cause sans droit ni titre d'occupation. Contrairement à la Martinique, il est plutôt le fait de populations d'origine étrangère. D'ailleurs, nombre de logements insalubres disposent d'une parabole pour la télévision. Ces cahutes ne sont pas reliées aux divers réseaux d'eau ou d'assainissement et le sont parfois, de manière sauvage, à celui d'électricité, ce qui ne va pas sans poser des problèmes de sécurité importants, y compris pour les voisins régulièrement raccordés.

Malgré l'abondance des ressources hydriques, plus de 15 % de la population guyanaise n'a pas accès à l'eau potable , y compris dans les agglomérations urbaines. Ainsi, au début des années 90, une épidémie de choléra a provoqué un décès dans le département. Encore aujourd'hui, on recense chaque année au moins un foyer concerné par une maladie entérique comme la typhoïde.

Face aux risques épidémiques élevés, l'ARS promeut le développement de dispositifs alternatifs à la connexion au réseau d'eau : vingt-deux pompes à motricité manuelle sont en service en 2011, cent trente dispositifs de récupération des eaux de pluie et dix-neuf bornes fontaines monétiques. La délégation a constaté, à Cayenne et à Saint-Laurent, tout l'intérêt de ces bornes fontaines qui permettent, pour un investissement modique (11 500 euros), de fournir de l'eau potable aux habitants, dans l'attente de l'extension du réseau. La nécessité d'acheter, auprès du distributeur, des cartes prépayées permet en outre de solvabiliser le dispositif et d'accompagner les habitants dans leurs habitudes de consommation.

L'Etat tente de faire face à cette situation globale d'insalubrité mais avec des moyens et des procédures inadaptées : le fonds régional d'aménagement foncier et urbain (Frafu), spécifique aux départements d'outre-mer, s'élève à 7 millions d'euros par an entre 2010 et 2013 en Guyane, mais les services déconcentrés de l'Etat estiment le besoin complémentaire annuel de financement à 10 millions ; les crédits permettent aujourd'hui de financer ou d'agréer un peu plus de mille logements sociaux ou intermédiaires par an, dont seule la moitié sort véritablement de terre et qui sont de toute façon bien loin des besoins.

Surtout, les mises en chantier ou les programmes sont handicapés par des procédures définies nationalement et insuffisamment adaptées au territoire, notamment en termes de montage juridique et financier : les collectivités territoriales peuvent très difficilement participer ou même apporter leur garantie d'emprunt, les banques n'accordent quasiment pas de prêts à taux zéro, le département ne dispose pas de collecteur du 1 % logement, etc.

2. Quels éléments de réponse ?

Accompagnée de Léon Bertrand, maire de la commune, la délégation a visité plusieurs quartiers insalubres de Saint-Laurent-du-Maroni :

- le Village chinois à la lisière du centre ville et en bordure du fleuve ;

- Djakata, où habitent plus de quatre cents personnes et qui est la conséquence du relogement, temporaire à l'origine en 2001, d'un autre quartier d'habitat spontané installé sur le terrain d'un futur groupe scolaire ;

- les écoles, où plusieurs bâtiments locatifs ont été récemment construits et les réseaux sont peu à peu installés, mais qui manque maintenant d'équipements publics ;

- Charbonnière, quartier en bord de fleuve et plate-forme d'échanges pour les populations du Saint-Laurent.

Elle a fait de même à Cayenne avec Marie-Claude Phinera-Horth, maire, et Alain Tien-Liong, président du conseil général, dans les quartiers du Village chinois, de l'Ilet-Malouin, de la cité Capulo et du Mont Baduel.

Elle a tout d'abord été marquée par le formidable dynamisme des élus locaux rencontrés, alors que les situations qu'ils ont à gérer pourraient les porter au désespoir... Au contraire, ils prennent les dossiers à bras le corps et, malgré les moyens financiers et humains limités de leurs collectivités, tentent d'apporter des réponses concrètes aux habitants. On le voit par exemple sur la photo ci-dessous avec la construction de logements neufs à Saint-Laurent. De son côté, la mairie de Cayenne a notamment lancé une action pour déloger les squats.

Dans un premier temps, on peut se sentir découragé face à l'immensité des enjeux : par quoi commencer ? Comment sortir de la spirale ? La délégation n'a ni la prétention, ni les moyens de trouver une solution miracle ; elle souhaite simplement avancer quelques pistes de réflexion.

? Améliorer le financement des collectivités locales

Alors que les élus sont engagés dans des dynamiques de projets, il serait temps de mettre à plat les modalités de financement des collectivités territoriales de Guyane, pour leur donner plus de marges de manoeuvre notamment en termes d'investissement : le sénateur Georges Patient nous a par exemple interrogés sur la pertinence des critères de calcul de la dotation globale de fonctionnement, qui dépend partiellement du nombre de kilomètres de voirie, alors que certaines communes de Guyane, parfois aussi grandes qu'un département métropolitain, n'ont pas de route... De même, la dotation superficiaire de la DGF est plafonnée pour les communes de Guyane et, comme le demandait en 2009 le rapport de la mission commune d'information du Sénat sur la situation des Dom, il est indispensable de faire un bilan et une évaluation de cette mesure.

Par ailleurs, il faut tenir compte de l'accroissement des charges incombant aux collectivités du fait de l'importance du nombre d'étrangers résidant en situation irrégulière sur le territoire guyanais : on l'a vu, le Préfet de Guyane a estimé ce nombre entre 30 000 et 60 000 pour l'ensemble du département ; la maire de Cayenne aboutit à un chiffre d'environ 20 000 pour sa ville dont la population recensée est de 57 000 habitants. A ce niveau, l'impact sur les services publics est déterminant, notamment en termes de scolarisation : le maire de Saint-Laurent-du Maroni a précisé à la délégation que, dans sa commune qui construit une école par an, les demandes de nouvelles inscriptions sont proches d'un millier à chaque rentrée, alors que la population compte officiellement un peu plus de 30 000 habitants !

? Adapter les politiques et procédures suivies

Face à une situation exceptionnelle, l'adoption de mesures exceptionnelles doit être envisagée ; il serait pertinent, encore plus en Guyane qu'en Martinique, d'adapter les procédures nationales aux spécificités du territoire. La loi résultant de la proposition de loi de Serge Letchimy, qui va dans le sens d'une meilleure prise en compte de la situation locale, n'est cependant pas appropriée pour la Guyane, dont les poches d'insalubrité sont d'une autre nature et ampleur qu'en Martinique.

Lors d'une réunion de la délégation avec les services de l'Etat compétents en matière d'habitat ou de lutte contre l'insalubrité, de nombreuses propositions sortant quelque peu des sentiers battus ont été avancées ; il serait utile de les inventorier et d'en expertiser la faisabilité : interconnexion des fichiers, application des taxes locales, niveau des loyers des logements sociaux, modalités d'attribution des allocations familiales, mutualisation des moyens et des procédures, modification des règles de protection du domicile même lorsqu'il est constitué de quelques tôles et édifié de manière illégale etc.

? Lutter contre les violences et restaurer l'action de la justice

Une première étape minimale consiste à ce que l'Etat lutte plus efficacement contre les violences, endémiques, et restaure l'action de la justice en Guyane.

La délégation a été interpellée à plusieurs reprises sur le niveau inacceptable de la délinquance dans le département ; les agressions et cambriolages très fréquents obèrent le développement économique et social, augmentent les difficultés de recrutements externes au territoire et entraînent des surcoûts élevés pour les personnes, les entreprises et les collectivités (protection des bâtiments, gardiennage...).

Dans leur rapport établi au nom de la commission des lois du Sénat 31 ( * ) , Christian Cointat et Bernard Frimat ont également mis en avant la défaillance de l'exécution des jugements du fait de l'engorgement et de l'insuffisance de moyens humains du greffe ; ils en sont arrivés à parler de « justice virtuelle » .

Il a été confirmé sur place à la délégation qu'aucun jugement ordonnant la destruction d'une construction illégale n'a été exécuté depuis cinq ans dans le département, alors que les procédures sont bien poursuivies par le parquet et les décisions prises par les magistrats. De véritables filières se sont d'ailleurs organisées pour « louer » des terrains, sans aucun droit pour le faire, et pour y construire, par des étrangers en situation irrégulière et à la va-vite, des cahutes précaires. Ces pseudo-propriétaires , qui se font aussi construire par les mêmes ouvriers une « villa », selon l'expression entendue sur place, à des conditions défiant toute concurrence, ont certainement intérêt au statu quo, mais pas la majorité de la population guyanaise qui subit une situation inadmissible.

*

La commission des affaires sociales, très sensible à la situation sanitaire et sociale de l'ensemble des Français, suivra, avec la plus grande attention, les décisions qui seront prises et mises en oeuvre, notamment à la suite des observations de sa délégation.

Réunie le mardi 12 juillet 2011, elle a autorisé la publication du présent rapport.


* 29 Ces chiffres sont indicatifs. Dans les différents documents fournis à la délégation, le nombre d'habitants concernés par l'insalubrité de leur logement varie de 29 000 à 40 000.

* 30 Voir le rapport de la Cour des comptes, « La situation financière des communes des départements d'outre-mer », juillet 2011 : « En 2009, les communes de Cayenne, Matoury, Kourou et Saint-Laurent-du-Maroni connaissent des situations financières alarmantes » (p. 82).

* 31 « Guyane, Martinique, Guadeloupe : l'évolution institutionnelle, une opportunité, pas une solution miracle », rapport d'information Sénat n° 410 (2010-2011), avril 2011.

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