3. Des ressources problématiques
a) Les conditions parfois discriminatoires des fournisseurs

« Les relations entre sites marchands et fournisseurs sont très peu étudiées : c'est la boîte noire », indique Pierre Volle. Les conditions des fournisseurs sont la véritable inconnue de l'équation économique de l'e-commerce.

(1) Réticences de certains fournisseurs...

Au travers de son expérience, Ulric Jerome, Directeur exécutif chez Pixmania, donne la mesure des difficultés spécifiques que peuvent rencontrer certains e-commerçants en matière d'approvisionnement :

« L'acquisition de « Japan Diffusion » [en décembre 2001] et de « Foci » [en mai 2001] a permis de contourner le refus des marques de vendre des produits à Pixmania. De grands distributeurs (...) menaçaient en effet de déréférencement 141 ( * ) les marques qui viendraient à vendre à un e-commerçant .

Lorsqu'au bout de deux ans, les marques ont réalisé que les achats de Foci et Japan Diffusion alimentaient en réalité de l'e-commerce, elles ont dû prendre acte de la création d'un canal de vente désormais incontournable car le chiffre d'affaires réalisé par ces intermédiaires était devenu trop important .

En réalité, le même scénario se reproduit à chaque fois qu'un secteur s'ouvre au commerce électronique ».

Même en l'absence de ce type de pression 142 ( * ) , la question des conditions tarifaires reste pendante , tandis que les mécanismes de distribution sélective justifient par ailleurs des refus de vente :

Ulric Jerome explique ainsi qu'« aujourd'hui encore, les conditions d'achat des e-commerçants sont moins avantageuses que celles des grands distributeurs physiques : les conditions financières sont souvent moins bonnes avec des tarifs couramment plus élevés de 10 % à 15 % , les gammes sont moins étendues avec certains produits demeurant ainsi introuvables dans le commerce électronique (à l'incompréhension générale des consommateurs, qui exercent alors une certaine pression), enfin, certains mécanismes de distribution sélective -reposant en particulier sur des conditions d'implantation physique de magasins- justifient des refus de vente .

On notera que les grandes surfaces spécialisées qui s'ouvrent à l'e-commerce (telles que Darty ou la FNAC) bénéficient des meilleurs tarifs, y compris pour les biens écoulés via leur activité d'e-commerce ».

Ces difficultés sont-elles amenées à perdurer, voire à s'approfondir, au risque de compromettre gravement la viabilité du commerce électronique ?

(2) ... et suprématie de certains marchands

Dans le domaine des refus de vente, Alain Rallet 143 ( * ) a une vision plutôt optimiste : « On connaît le lobbying actuel d'Ebay auprès de la Commission européenne pour faire sauter le verrou de la distribution sélective. De manière générale, Internet est une forte incitation à lever des pratiques restrictives de distribution qui étaient tenables dans un univers physique facilement contrôlable mais qui ne le sont plus dans un univers virtuel qui offre de facto les moyens de les contourner.

Les pratiques restrictives sont acculées à la défensive jusqu'au moment où elles doivent battre en retraite. L'exemple actuel de l'officialisation des paris en ligne en France est une autre illustration de cette utilisation d'Internet comme moyen de contourner des pratiques restrictives de distribution.

Globalement, le volume des transactions augmente et le e-commerce en est le principal bénéficiaire ».

Pour ce qui le concerne, Ulric Jerome, pense qu'à un horizon de 10 ans, les conditions réservées aux « pure players » devraient finir par se rapprocher de celles consenties aux enseignes traditionnelles.

Toutefois, ce dernier souligne aussi qu'une telle évolution n'est pas garantie : « le principal risque pesant sur le développement de l'e-commerce serait que les marques ne s'orientent pas vers une accessibilité de leurs produits homogènes entre les différents circuits de distribution, ce qui entraînerait des disparitions massives d'e-commerçants , à l'exclusion des opérateurs majeurs. Par exemple, il serait particulièrement dommageable qu'Amazon use de sa position dominante pour obtenir des conditions tarifaires bonifiées auprès de ses fournisseurs, si ces conditions n'étaient pas étendues aux autres e-commerçants dans une proportion leur permettant de demeurer concurrentiels ».

Catherine Barba 144 ( * ) relève parallèlement que « pour les e-marchands qui vendent des biens de commodités, la différenciation par l'offre 145 ( * ) est difficile : tôt ou tard Amazon, qui continue de s'aventurer dans de nouvelles catégories de produits, sera là. La récente acquisition de Diapers.com par Amazon en est un exemple.

Lutter frontalement contre ce géant sur le terrain de l'offre risque d'être un combat vain qui ne créera pas beaucoup de valeur : il est ou sera meilleur, sa taille lui assurant un meilleur pouvoir de négociation, des économies d'échelle et des capacités d'investissement technologiques et logistiques contre lesquels il n'est pas possible de lutter . Plus on compte dans un secteur, plus on pèse sur ses fournisseurs et meilleures sont les marges.

Même Zappos, roi de la chaussure en ligne aux US, avec tous les attributs d'une offre superbe a préféré se vendre à Amazon (...) ».

b) La rareté de certains profils requis par un contexte d'innovation permanent

D'après une étude 146 ( * ) commanditée par la FEVAD, le « secteur » du e-commerce (aux particuliers et interentreprises) est créateur d'emploi : il compterait près de 34 000 emplois directs (en équivalent temps plein), auxquels il faudrait ajouter environ 26 000 emplois indirects (activités logistiques, acheminement, services externalisés...).

Les effectifs ont cru de 9 % en 2011 et pourraient connaître en croissance similaire en 2011 et 2012. Toutefois, d'autres emplois disparaissent simultanément dans le commerce de détail en magasin, si bien qu'on assiste, comme le souligne Nicolas Bouzou, à un processus de « destruction créatrice » dont il semble malheureusement impossible de donner le bilan consolidé .

Il est intéressant de souligner que cette croissance concerne toutes sortes d'emplois, des plus qualifiés aux moins qualifiés. Le secteur est jeune, féminin (comme le reste du commerce), avec de forts effectifs en télétravail.

Si les cadres sont en effet surreprésentés dans l'e-commerce, avec environ le tiers des effectifs (contre, en moyenne, 15 % de la population salariée tous secteurs confondus), le secteur crée également une proportion supérieure à la moyenne d'emplois peu qualifiés (logistique, manutention 147 ( * ) ), avec près de la moitié d'ouvriers et d'employés (l'implantation d'entreprises d'e-commerce peut ainsi s'avérer très pertinente dans les territoires confrontés à la désindustrialisation).

Enfin, les salaires sont relativement élevés (salaire moyen de 2 300 euros contre 2 000 euros en moyenne nationale en 2010) tandis que l'augmentation moyenne des salaires aurait été de 5 % en 2009. Il n'est pas impossible que ce taux reflète en partie de réelles difficultés de recrutement.

En effet, les acteurs du secteur déplorent 148 ( * ) globalement une difficulté croissante à pourvoir certains métiers très qualifiés, notamment ceux d'ingénieurs informatiques développeurs . Les besoins, de plus en plus spécifiques, ne correspondent ni au marché, ni aux appellations courantes. Or, ces besoins sont énormes, à mesure que les innovations se succèdent et sont attendues par les consommateurs : réactivité et personnalisation des sites, accessibilité et présentation optimale des pages sur tout support (ordinateur, mobile, télévision...), technologies 3D, « social commerce », m-commerce etc.

Thierry Petit, fondateur et directeur associé Showroomprive.com, observe ainsi que « le recrutement pose problème, l'ANPE et l'APEC apparaissant comme dépassées : pour donner un exemple, la recherche d'un webmaster, qui n'entre pas dans des nomenclatures devenues obsolètes, peut déboucher sur le renvoi d'une cinquantaine de propositions d'informaticiens non pertinentes... ».

Pour leur part, les « click and mortars » rencontreraient des difficultés spécifiques pour adapter les personnels issus de « pure players » à un environnement humain plus hiérarchique et plus formel. Par ailleurs, avec 30 % des emplois du secteur destinés à des débutants , on regrette aussi à ce stade, malgré une floraison de formations initiales orientées vers l'e-commerce, le « drame informatique » 149 ( * ) que constitue le manque d'ingénieurs informatiques ad hoc ; les professionnels pointent encore une culture numérique insuffisamment inculquée à l'école. Pour les emplois les moins qualifiés (logistique, services client), les problèmes rencontrés lors du recrutement tourneraient plutôt autour du « savoir-être ».

c) Des besoins de financement récurrents

La croissance potentielle d'un commerce électronique dont la formule rencontre un certain succès est, toutes choses égales par ailleurs, plus forte que celle d'un commerce physique traditionnel qui connaîtrait la même adhésion des consommateurs, cela en raison d'une capacité d'accès instantanée et universelle à la clientèle sur le web.

Par ailleurs, une croissance « à marche forcée » des pure players peut apparaître comme intrinsèquement souhaitable, car elle est la condition d'une conquête aussi peu disputée que possible - donc possiblement durable et par suite rentable- de nouveaux marchés.

Un tel essor se traduit nécessairement par le franchissement accéléré de caps organisationnels 150 ( * ) et la manifestation d'exigences nouvelles auxquelles il faut satisfaire promptement. En particulier, le développement en Europe implique non seulement une logistique particulière, mais aussi de s'acclimater à des environnements radicalement différents, caractérisés par des langues, des comportements de consommation, des règlements et une fiscalité spécifiques. Tous ces seuils, toutes ces adaptations nécessitent d'importants investissements, sauf à recourir à certaines solutions d'externalisation (notamment dans le domaine logistique) qui, pour être avantageuses à titre transitoire, peuvent s'avérer plus coûteuses dans la durée.

A ces investissements, correspondent des dépenses qui excèdent largement la capacité d'autofinancement d'entreprises se trouvant, par hypothèse, relativement récentes, et un large appel à l'emprunt ou une ouverture du capital s'avère rapidement nécessaire.

Ainsi, les PME d'e-commerce « de croissance », pour éviter que des goulets d'étranglements organisationnels ne se manifestent, mettent en place des organisations successives qui se traduisent par autant d'obstacles financiers à leur épanouissement et doivent s'employer - tâche alors ardue - à les franchir. A cet égard, il n'est pas indifférent que Thierry Petit, de ShowroomPrivé, révèle que « faute d'investisseurs intéressés en France, l'entreprise a du recourir à un fonds d'investissement américain (Accel partners) qui a injecté 50 millions de dollars dans l'entreprise ».

Evidemment, si l'obtention de financements est une préoccupation souvent récurrente dans l'e-commerce, une facilitation excessive serait en revanche dangereuse, en ce qu'elle favoriserait la formation d'une « bulle » caractérisée par une capacité globale de vente excédant ce que les consommateurs seraient en mesure d'absorber, même à terme.


* 141 Abandon par un distributeur de références (produits) proposées jusqu'alors à ses clients.

* 142 Qui, de toute évidence, peut demeurer : aujourd'hui, chez PIXMANIA, la fonction de contact avec les fournisseurs s'avère d'autant plus étoffée que, pour parvenir à être livré de tous les biens existant sur catalogue, l'entreprise ne doit pas hésiter, parfois, à se fournir à l'étranger.

* 143 « L'évolution de l'e-commerce à l'ère de l'économie numérique », Prospective et Entreprise n°11, février 2010.

* 144 « 2020 : la fin du e-commerce... ou l'avènement du commerce connecté », Catherine BARBA, Fédération e-commerce et vente à distance, juin 2011.

* 145 Afin de se différencier, il serait nécessaire de « travailler son image, pour créer de la proximité et de la préférence », « travailler son expérience client, pour offrir un relationnel de qualité », « travailler sur la technologie : investir dans des outils pour mieux cibler ses clients et les reconnaître dans un contexte cross-canal », enfin « travailler le social commerce : introduire du social et de la recommandation dans la chaîne d'achat ».

* 146 Etude réalisée par le cabinet Asterès et dirigée par Nicolas Bouzou.

* 147 En outre, l'e-commerce favorise, surtout indirectement, les métiers liés à l'acheminement des biens : livreurs, services postaux et expressistes.

* 148 Ce sentiment a pu s'exprimer lors du colloque « emploi dans l'e-commerce », qui a eu lieu le 2 mai 2011 à l'Assemblée nationale.

* 149 Expression employée lors du colloque « emploi dans l'e-commerce », qui a eu lieu le 2 mai 2011 à l'Assemblée nationale.

* 150 Voir le compte rendu de la rencontre de Thierry Petit, de ShowroomPrivé.

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