2. La concentration des difficultés en Seine-Saint-Denis
a) Le poids de la pauvreté et les dangers de l'homogénéisation sociale

Le collège Louise Michel de Clichy-sous-Bois a connu en huit ans une érosion très forte de ses effectifs sous l'effet d'un redécoupage du secteur et des stratégies d'évitement de la carte scolaire qu'a confortée la politique d'assouplissement. En 2004, il comptait environ 1 200 élèves et constituait le plus gros collège de la commune. En 2012, il n'accueille plus que 550 élèves environ, y compris les SEGPA. Cette évolution a été en partie pilotée par le conseil général qui souhaitait dégonfler des effectifs trop importants pour que la sérénité du climat scolaire soit assurée, en construisant un nouveau collège Robert Doisneau et en modifiant la sectorisation. Votre rapporteure ne peut qu'approuver la limitation de la taille des établissements situés dans des zones sensibles, afin de permettre une concentration efficace des ressources et le maintien d'un climat favorable aux apprentissages.

Mais la redistribution planifiée des effectifs pour alléger la tâche d'équipes éducatives, très mobilisées mais confrontées à de lourdes difficultés, n'explique pas la perte de 250 élèves qu'a connue le collège Louise Michel dans les trois dernières années. L'évitement de la carte scolaire vers des établissements privés des communes limitrophes mais aussi vers les collèges publics du Raincy, ne peut être ignoré. Il concerne essentiellement des familles de classe moyenne résidant dans les zones pavillonnaires de Clichy-sous-Bois mais pas les familles très modestes et souvent précaires des cités proches du collège comme le Chêne pointu. Ces dernières n'ont pas accès aux stratégies de dérogations et subissent pleinement l'enclavement de la commune, mal desservie par les transports publics, qui tend à les enfermer dans leurs quartiers.

L'évitement de la carte scolaire, socialement biaisé, a donc contribué, non seulement à réduire les effectifs du collège mais surtout à renforcer sa ghettoïsation. Il n'existe plus de mixité sociale au collège Louise Michel, la part des catégories sociales défavorisées dépassant notamment les 90 % en SEGPA. Le chômage massif des parents, l'insalubrité de l'habitat dans des copropriétés délabrées, la réapparition de maladies comme la tuberculose pèsent très lourdement sur les conditions de vie quotidienne. Les parcours scolaires des enfants du collège en subissent massivement le contrecoup. Les effets de pairs induits par l'homogénéité sociale et de niveau scolaire compliquent également l'acquisition par les élèves des normes scolaires, alors que leurs familles elles-mêmes sont fréquemment éloignées de l'école, de ses codes et de ses attentes.

Les mêmes mécanismes sont à l'oeuvre au moment du passage au lycée, mais les effets en sont moins profondément néfastes qu'au collège. L'orientation par défaut et par l'échec en fin de 3 e sert malheureusement d'opération de tri, socialement biaisée, si bien que les lycées généraux et technologiques n'accueillent pas les enfants les plus en difficulté. Ces derniers, dans le meilleur des cas, trouvent leur place au lycée professionnel qui n'est pas concerné par la sectorisation.

Toutefois, on ne peut absolument pas écarter le risque d'extension des collèges vers les lycées de Seine-Saint-Denis des dynamiques de ghettoïsation par fuite des élèves des classes moyennes, en l'absence générale de populations des classes supérieures. Par ailleurs, la censure intériorisée des élèves des quartiers et le caractère autoréalisateur de leur défaut d'ambition se traduisent par des évitements paradoxaux de la carte scolaire. Ainsi, par exemple, à Montfermeil, les familles de la cité des Bosquets hésitent à laisser partir en seconde leurs enfants au Raincy, où ils sont sectorisés. Elles nourrissent des a priori symétriques de ceux des classes moyennes, qui les amènent à craindre l'affectation dans des établissements réputés exigeants avec d'autres élèves de milieu social plus élevé. Le brassage des publics est donc empêché même dans les secteurs construits délibérément pour apporter de la mixité.

La mission a pris la mesure de l'affaiblissement des lycées de zones urbaines défavorisées qu'a nourri l'assouplissement de la carte scolaire, quelles que soient leurs performances réelles. Ainsi, malgré une plus-value très importante, de l'ordre de 18 %, de ses résultats au baccalauréat par rapport au type de population scolarisée, le lycée Alfred Nobel est évité par les résidents des zones pavillonnaires de Clichy-sous-Bois au profit des lycées du Raincy, de Vaujours ou encore de Chelles. En section L notamment, le taux de réussite avoisine 95 % et dépasse ceux que réalisent des établissements voisins plus réputés. En outre, le lycée a signé une convention avec l'IEP de Paris et bénéficie de dispositifs d'accompagnement dans le cadre des « cordées de la réussite ». Pourtant, tous ces facteurs de réussite mis à la disposition des lycéens ne semblent pas compter aux yeux des parents, qui s'appuient sur les réputations installées. Paradoxalement, l'enclavement de la ville de Clichy-sous-Bois ralentit la déperdition d'élèves en même temps qu'il stimule chez certains parents le désir d'ouvrir leurs enfants à d'autres expériences.

Toutes les demandes de dérogations n'aboutissent pas en raison de la saturation de la capacité des établissements attractifs mais la réticence des parents demeure un fait. Le recours au privé butte à la fois sur la limitation des places à l'entrée et sur la sélection progressive en cours de scolarité, qui pousse certains élèves du secteur à revenir en première ou en terminale à Alfred Nobel. Cependant, entre les rentrées 2006 et 2011, ce lycée a perdu deux classes de seconde. Les échanges menés entre les équipes pédagogiques du lycée et les collèges du secteur tendent à montrer que la moitié environ de cette perte est imputable à l'évitement de la sectorisation, le reste résultant de l'évolution démographique. Les équipes enseignantes se montrent assez inquiètes de la perte de très bons élèves, de la résignation des adolescents et de l'absence d'émulation en conséquence de l'absence de mixité. Parallèlement à la défense de la mixité sociale, votre rapporteure considère qu'il est impératif de lutter contre l'homogénéité de niveaux scolaires, qui nuit à la stimulation pédagogique et au développement de l'ambition des élèves les plus faibles.

b) Le travail de fond mené par des équipes pédagogiques soudées et investies

La mission a rencontré dans les établissements des équipes demeurant solidaires et dynamiques, malgré l'ampleur des difficultés qu'elles doivent affronter, et tient à saluer leur engagement en dépit de la fatigue et de l'usure qu'elles peuvent connaître après plusieurs années d'action et d'implication. Elle a trouvé des personnels qui dans leur ensemble étaient convaincus de leur rôle collectif essentiel pour éduquer en citoyens des enfants qui n'ont que l'école pour apprendre. Ceci vaut aussi bien pour les personnels de direction, que les enseignants et les CPE.

Le climat scolaire s'est ainsi sensiblement amélioré au collège Louise Michel sous l'effet à la fois du renouvellement des cohortes, de la réduction du nombre d'élèves de 3 e plus âgés et d'une meilleure cohérence d'équipe. La forte implication sans dissension de tous les adultes, quelle que soit leur fonction officielle, dans la préservation de la sérénité de la vie scolaire a eu un impact indéniable sur les comportements des élèves. Les enseignants, en particulier, ne restreignent pas leur action à la transmission des savoirs et prennent toute leur part dans le règlement des problèmes de vie scolaire.

En dépit d'une amélioration récente et fragile, la stabilisation de l'équipe enseignante demeure un enjeu crucial, alors que certaines années le taux de rotation a atteint 79 %. De telles aberrations brisent des dynamiques collectives, fragilisent les résultats arrachés au prix de grands efforts, empêchent leur consolidation et nuisent directement au parcours scolaire d'enfants déjà en grande difficulté. Votre rapporteure plaide donc résolument pour une refonte des critères d'affectation des néotitulaires et des règles du mouvement des enseignants susceptibles de corriger les déséquilibres constatés entre académies et entre établissements.

Les moyens supplémentaires issus du classement RAR puis ECLAIR, soit quatre postes supplémentaires et trois assistants pédagogiques ont été maintenus, conformément aux indications du recteur de Créteil. La présence de trois CPE, y compris le « préfet des études » ECLAIR, a particulièrement contribué à pacifier en quelques années le climat scolaire. Malheureusement, la baisse des effectifs a entraîné des fermetures de divisions et des réductions de poste en conséquence, alors même que les besoins d'encadrement demeurent importants.

Sur le plan pédagogique, des dispositifs spécifiques ont été mis en place pour soutenir les apprentissages. Ainsi, des heures de cours ont été récupérées pour pouvoir inscrire dans l'emploi du temps des élèves un temps obligatoire pour tous de soutien personnalisé par les enseignants sur leur temps de service. Cette initiative novatrice fait ses premiers pas depuis la rentrée 2011 ; elle est encore trop neuve pour pouvoir être évaluée. En outre, la prise en charge des élèves hors temps scolaire, y compris pendant les vacances, est essentielle pour consolider le travail fait en cours. C'est pourquoi le collège reste ouvert 20 jours durant les vacances et accueille grâce à des professeurs volontaires 50 élèves pour des activités sportives et culturelles, mais en gardant toujours le lien avec le scolaire proprement dit. Le travail global engagé depuis 2009, sous l'égide de la nouvelle principale, semble porter ses fruits, si l'on en juge par la progression du taux de réussite au brevet, passé en trois ans de 54 % à 77 %, même si cette amélioration demande à être stabilisée sur plusieurs cohortes.

Les parents rencontrés, tant au collège Louise Michel qu'au lycée Alfred Nobel, même si par définition il s'agissait des plus impliqués dans la vie des établissements, ont assuré aux membres de la mission que même des familles déçues de l'affectation reconnaissaient l'implication sans faille des équipes et se trouvaient finalement satisfaites.

Votre rapporteure considère que tout ce qu'elle a pu étudier sur le terrain plaide non pas pour la fermeture mais pour la préservation des établissements difficiles même ghettoïsés, à condition qu'on leur garantisse la stabilité des équipes, des moyens adéquats et des marges d'adaptation pédagogique. La fermeture, trop facilement recommandée, n'accroîtrait pas la mixité sociale dans des communes dont tout le territoire est socialement homogène et défavorisé, mais aboutirait simplement à la reconstitution de collèges à très grand effectif encore plus difficiles à gérer. On déplacerait la ségrégation sans l'affecter. La fermeture serait surtout un signe d'abandon supplémentaire envoyé à des populations déshéritées et enfermées dans leurs quartiers. Enfin, elle sonnerait comme un désaveu des efforts consentis avec passion, malgré la fatigue, par des personnels compétents et mobilisés.

c) La présence d'établissements privés sensibles à l'enjeu de la mixité sociale

Certains établissements privés installés en Seine-Saint-Denis présentent un visage différent de l'enseignement privé que celui plus connu de l'élitisme social et scolaire, que l'on peut rencontrer notamment à Paris ou dans les Yvelines.

C'est le cas à Stains du collège privé Sainte-Marie sous contrat d'association avec l'État, où la mission s'est rendue. Ce groupe scolaire accueille 330 élèves en primaire et 550 au collège. Le profil de Sainte-Marie est assez comparable à celui du collège public Joliot-Curie installé sur la même esplanade, bien que, du fait de l'absence de sectorisation, il accueille des élèves sur une zone allant de Sarcelles et Garges-lès-Gonesse dans le Val-d'Oise à Pierrefitte et La Courneuve en Seine-Saint-Denis, communes dont la composition sociologique est analogue à celle de Stains. Même s'il s'agit d'un établissement catholique, dépendant de la congrégation des Filles de la Charité fondée par Saint Vincent de Paul, 60 % de ses élèves sont de confession musulmane. Le collège privé et le collège public sont traités de la même manière par la municipalité en termes d'accès aux bibliothèques ou aux piscines et bénéficient tous deux de l'action de médiateurs depuis 2009.

Le coût de la scolarité pour les familles s'élève à 835 euros par année, hors cantine. Des réductions sont appliquées en fonction du nombre d'enfants scolarisés. En outre, la tutelle encourage les chefs d'établissements à aider les familles dont les ressources sont très modestes au cas par cas, sans toutefois proposer la gratuité totale de la scolarité. En revanche, la demi-pension s'avère, d'après le chef d'établissement, de plus en plus difficile à assumer pour beaucoup de familles.

L'équipe de direction indique que les préoccupations de sécurité sont déterminantes dans le choix du privé. Même après l'inscription, les familles demeurent inquiètes et très sensibles au moindre incident. La comparaison des résultats scolaires respectifs du public et du privé paraît passer au second plan et les motivations religieuses ou idéologiques au sens large sont très généralement absentes.

Des parents d'élèves habitant Stains et Saint-Denis ont expliqué les raisons de leur choix aux membres de la mission. Après un passage dans l'école primaire publique, dont ils étaient satisfaits, ils n'ont pas voulu envoyer leurs enfants dans le collège public du secteur, parce qu'ils souhaitaient les sortir du quartier enclavé dans lequel ils vivaient et où ils ne trouvaient pas, selon eux, assez d'ouverture mais une grande pauvreté culturelle, un climat tendu et parfois violent. Le collège Sainte-Marie a su les attirer par la perspective d'une plus grande mixité sociale que dans le collège de secteur. Y cohabitent, en effet, une majorité d'enfants d'inactifs, d'employés et d'ouvriers avec des enfants de cadres et de professions libérales. Toutefois, votre rapporteure doit rappeler que si ce brassage très souhaitable des publics ne se retrouve pas dans le collège public, c'est en partie du fait de l'évitement de la carte scolaire par les classes moyennes et supérieures dont bénéficient les établissements privés.

Il a été insisté aussi sur l'image d'un collège public en grève, avec trop de vacataires et pas de remplacement des professeurs absents, ce qui a découragé les parents. Cependant, les remplacements d'enseignants ne semblent pas particulièrement plus simples à organiser à Sainte-Marie et les candidats potentiels ne font pas de différence entre le privé ou le public, la perspective d'enseigner à Stains suffisant à les décourager, d'après le chef d'établissement. Après le collège Sainte-Marie, certains élèves retournent au lycée public de secteur, signe que c'est bien la transition de l'adolescence au collège qui concentre toutes les inquiétudes.

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