B. L'ABSENCE DE DEFINITION AU SEIN DE L'APPAREIL D'ETAT

Les grands commandeurs dépendant du Premier ministre - SGDSN - ou du ministre de la défense - CEMA, DGA, et DAS - interrogés par votre groupe de travail ont donné les définitions suivantes des « capacités industrielles souveraines » qui comme on le constate ne se recouvrent pas tout à fait :

1. M. Laurent Collet-Billon, Délégué général pour l'armement

« Une capacité industrielle est un ensemble cohérent qui réunit des infrastructures, des moyens matériels, et surtout des équipes de personnels maîtrisant des technologies de pointe et des savoir-faire industriels parfois uniques .

« Cet ensemble est imposant par les équipements qu'il produit et pas sa complexité, mais il est en adaptation permanente pour répondre aux nouvelles menaces et pour répondre aux règles de rentabilité économiques et financières auxquelles l'industrie de défense n'échappe pas.

« Il est le résultat d'un effort d'investissement continu inscrit dans la durée, soumis à la règle qui veut que le décrochage technologique est rapide alors que la remise à niveau est longue et onéreuse. »

Il est nécessaire de mettre en place une « démarche méthodique d'identification et d'accompagnement »

« La DGA est l'acteur de référence de la mise en oeuvre de cette politique industrielle (celle des trois cercles). A ce titre, dans le cadre général posé par la définition des trois cercles, elle identifie les technologies de souveraineté qu'il importe de maîtriser sur le territoire national , elle s'assure du maintien des compétences et des outils industriels permettant de répondre aux besoins exprimés par les forces armées, elle organise la protection des moyens et des savoir-faire associés.

« Pour les matériels en production ou pour les matériels en service, l'identification des technologies de souveraineté commence par un passage en revue détaillé des arborescences de technologies autour desquelles les capacités de défense nationale se structurent. La chaîne industrielle qui produit chaque technologie de souveraineté est identifiée du maître d'oeuvre industriel responsable jusqu'à la PME chargée d'un composant ou d'un module.

« Le choix des technologies critiques qui doivent être développées pour garantir un niveau de performance suffisant aux capacités futures résulte d'un travail d'analyse fonctionnelle conduit par les ingénieurs de la DGA . Cette démarche proactive est complétée par une politique forte de soutien à l'innovation qui a pour objet de constituer une pépinière de technologies nouvelles dont certaines seront les technologies de souveraineté de demain.

« Ces chaînes d'acteurs industriels porteurs de technologies ne sont naturellement pas figées, leur contexte économique d'activité évolue tout comme les technologies elles-mêmes évoluent pour rester au meilleur niveau de performance mondial.

« Ce travail de veille sur le maintien des compétences industrielles et de financement des travaux de recherche et développement nécessaires est également réalisé par la DGA , principalement grâce à l'emploi du budget annuel d'études amont qui s'établit cette année à près de 700 millions d'euros et dont le Livre blanc lui-même estime le besoin réel à environ un milliard d'euros. Ce n'est qu'à cette hauteur d'engagement budgétaire que nous pourrons garantir sur le long terme le maintien de notre avance technologique et de notre souveraineté, dans le périmètre défini par le Livre blanc.

« Le schéma de veille et d'accompagnement que j'ai décrit s'applique naturellement aux capacités du premier cercle de notre politique industrielle. Mais il s'applique aussi à celles des capacités du deuxième cercle pour lesquelles  nous n'avons pas trouvé aujourd'hui de partenaire européen fiable pour mettre en place la logique de mutuelle dépendance. Ces capacités sont encore nombreuses, même si la démarche franco-britannique progresse bien dans deux domaines, celui des missiles et celui de l'aviation de combat. Les gains attendus de ces coopérations ne seront atteints que dans la durée, une fois les rationalisations industrielles réellement effectives. »

2. M. Francis-Delon, Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale

« La souveraineté désigne la capacité de l'Etat à ne dépendre d'aucun autre. Les moyens de cette souveraineté sont multiples : les institutions, la monnaie, la défense nationale, l'instruction publique, ou la suffisance énergétique et l'accès aux matières premières.

« Du point de vue technologique et industriel, la situation est complexe. Les moyens de la souveraineté sont des biens et des services mondialisés, soumis à un commerce sans frontières de la part de sociétés multinationales, dont les investisseurs échappent eux-mêmes à la notion de nationalité.

« Les capacités industrielles souveraines sont les compétences et les moyens de production dont le défaut placerait la France en situation de dépendance technologique . Les premiers exemples de fonctions nécessitant une maîtrise industrielle indépendante sont bien sûr la dissuasion, qui garantit la crédibilité de la parole de la France dans le concert des nations, la sécurité des systèmes d'information, et l'observation spatiale qui permet d'apprécier de façon autonome une situation de crise avant tout engagement(...).

« Plusieurs raisonnements peuvent conduire à dresser la liste des capacités industrielles souveraines. On peut privilégier une approche :

« - par les technologies : une technologie sera considérée comme souveraine si elle concourt à des équipements jugés nécessaires à l'autonomie stratégique (dissuasion, cryptologie, observation, spatiale, etc...).

« - par la sécurité d'approvisionnement : il s'agit alors d'inventorier les technologies ou les ressources contrôlées par des Etats étrangers pour lesquelles il est nécessaire d'entretenir une source nationale. Cette approche conduit à identifier nos fournisseurs dont la disparition nous placerait dans une position de dépendance inacceptable vis-à-vis d'un pays tiers. Ces fournisseurs nécessitent une vigilance particulière lorsqu'ils sont économiquement fragiles et lorsque les délais et les coûts nécessaires pour reconstituer la capacité perdue s'avéreraient prohibitifs.

« - une autre approche par l'analyse économique consiste à définir le caractère stratégique des capacités industrielles en retenant les technologies à fort effet de levier sur l'économie . C'est le raisonnement retenu par la commission présidée par Alain Juppé et Michel Rocard pour le programme d'investissement d'avenir.

« On peut aussi retenir une logique de client pour cerner le caractère stratégique : la base industrielle et technologique de défense et de sécurité n'est-elle pas tout simplement définie par l'existence de contrats avec le ministère de la défense ? Le choix de maintenir ou non le budget d'équipement de la défense ou son budget de R&T est alors l'acte politique par lequel l'Etat choisit de privilégier sa souveraineté par les technologies.

« Les industries de souveraineté peuvent aussi être celles qui s'inscrivent dans une politique de construction de partenariats par l'exportation ; il peut s'agir d'avions de combat, de trains, de centrales nucléaires ou d'un système de communication national à haut débit, autant de systèmes dont l'acquisition relève d'un choix politique de la part du pays client, et nécessite un encadrement par les Etats. »

3. M. Edouard Guillaud, Chef d'état-major des armées

« L'exercice de la souveraineté est la première responsabilité du politique et des forces armées. La dissuasion nucléaire en est l'ultime garantie. Je parlerai donc de souveraineté et de capacités mais de capacités opérationnelles , plutôt que de capacités industrielles qui relèvent du DGA.

« Je précise d'emblée qu'une capacité opérationnelle ne se résume pas à sa dimension technique ; elle recouvre le matériel et les hommes qui le mettent en oeuvre. En outre une capacité opérationnelle n'est rien par elle-même. Elle n'est qu'un élément d'un tout. Elle n'offre son efficacité qu'en interaction avec d'autres capacités, l'enjeu et la difficulté étant précisément d'établir et de conforter une cohérence d'ensemble. C'est le sens du P 146 que je co-préside avec le DGA.

« Vu des armées, l'enjeu majeur de la souveraineté capacitaire est simple. Il s'agit dans le cadre des contrats opérationnels, de conserver une liberté d'appréciation de situation, de décision et d'action.

« Il s'agit surtout de pouvoir remplir nos missions en s'affranchissant de tout chantage, de toute contrainte ou de toute restriction d'emploi lorsque les intérêts du fournisseur étatique ou industriel des équipements ou des prestations dont nous avons besoin ne s'accommodent plus des nôtres.

« Le seul moyen de bénéficier d'une telle garantie est de disposer, en propre, des capacités de conception, de développement, d'industrialisation, d'emploi et de soutien de l'ensemble des matériels dont nous avons besoin.

« Ce n'est plus possible. La diversification du spectre des menaces à prendre en compte s'est traduite par un élargissement des capacités à détenir ; les matériels modernes sont plus performants, mais plus sophistiqués et donc plus coûteux ; leur durée de vie est souvent plus importante aujourd'hui qu'hier ; les matériels n'échappent pas à la loi de Moore : le traitement des obsolescences est un combat permanent ; la contraction des budgets d'équipements a entraîné mécaniquement une réduction des flottes, ce qui diminue d'autant les économies d'échelle dont ont pu bénéficier les industries nationales.

« D'où la nécessité, pour les armées de mieux hiérarchiser le besoin, d'identifier ce que l'on doit détenir en propre, ce que l'on doit maîtriser et le niveau associé, ce que l'on peut emprunter à d'autres acteurs étatiques ou privés. Le temps des arsenaux de Colbert est révolu !

« Sous la contrainte budgétaire, les nouveaux mots à la mode sont chez beaucoup de nos alliés et partenaires : partage capacitaire, mutualisation, externalisation. En forçant le trait, peu importe que le matériel ou la prestation ne soient pas nationaux, tant que leur disponibilité est garantie, tant que les objectifs militaires peuvent être atteints.

« C'est le sens du « pooling and sharing » de l'Union européenne et de la « smart defense » de l'OTAN. Ils séduisent surtout les petits pays qui y voient une manière de disposer de capacités militaires et de garanties d'interopérabilité et de sécurité à moindre coût.

« Mais ces recettes magiques doivent être considérées avec prudence et confrontées à la réalité du terrain. Le principe d'un pot commun n'a de sens pour nous que si nous sommes assurés de pouvoir préempter sans entrave ni restriction les outils dont nous avons besoin pour conduire nos opérations. Or ce n'est pas nécessairement le cas.

«Est-ce à dire que les armées se sentent dessaisies des questions industrielles en général et des enjeux de l'industrie de défense française en particulier ? Non bien évidemment (...) le succès de nos armées profite à nos industries ! Le succès de nos industries profite à nos armées.

« Pour autant l'équilibre entre les intérêts des industriels et ceux des opérationnels n'est pas évident à trouver.

« Le livre blanc de 2008 fixe des priorités technologiques et industrielles à l'horizon 2025 cohérentes avec les fonctions stratégiques : nucléaire, spatial, naval, aéronautique, terrestre, munitions, missiles, sécurité des systèmes d'information, composants électroniques de défense.

« Le Livre blanc définit une stratégie d'acquisition en trois cercles (...). Cette logique est celle que nous avons suivie avec le DGA ;

« C'est en particulier vrai pour ce qui relève du premier cercle, celui des équipements nécessaires aux domaines de souveraineté. Nous disposons de systèmes d'information plus robustes, nous investissons dans le spatial et le cyber, les deux composantes de notre dissuasion sont renouvelées.

«  Ailleurs, les résultats sont plus mitigés. Mitigés parce que l'interdépendance européenne, fondement du deuxième cercle n'a pas le même sens pour tous nos partenaires. La crise a entraîné un repli des nations. Les efforts de défense sont en baisse, le paysage industriel reste fragmenté, redondant, les grands groupes sont préoccupés par leur performance financière immédiate, moins par le long terme. Plusieurs de nos partenaires regardent outre-Atlantique car, jugent-ils, ils n'ont pas le choix. Pour eux c'est rassurant et confortable. »

4. M. Michel Miraillet, Directeur aux affaires stratégiques

« On entend par capacités souveraines les capacités concourant directement aujourd'hui et pour l'avenir, à la préservation de notre souveraineté nationale.

« Notre autonomie stratégique repose sur les moyens de dissuasion, de protection et de sauvegarde, de prévention, d'anticipation, de maîtrise de l'information et d'action militaire mis à la disposition des autorités.

« En matière de défense, la souveraineté s'exerce non seulement par une capacité militaire au sens large - que l'on souhaite pouvoir utiliser en fonction des effets politiques et militaires recherchés - mais aussi par sa capacité à acquérir et à entretenir les moyens militaires correspondants. Cette dernière capacité est souvent longue et difficile à constituer, ce qui nécessite d'effectuer des choix d'investissements dans la durée.

« Les capacités technologiques et industrielles liées à la défense (a fortiori celles assurant notre souveraineté) sont emblématiques de ce souci, puisque la défense est certainement encore le seul secteur aujourd'hui dont une très large part des besoins sont satisfaits par des capacités industrielles nationales.

« Du fait de sa mission de réflexion prospective et stratégique au profit du ministère, la DAS est en mesure d'identifier, de souligner les enjeux politico-militaires pour établir des choix et fixer des priorités d'investissement pour l'avenir, sans pour autant rentrer dans les modalités d'application de cette « stratégie industrielle de souveraineté », ni de se substituer aux organismes experts sur les questions capacitaires, industrielles ou technologiques. »

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