B. UN APPEL A L'AIDE EUROPÉENNE INÉVITABLE

1. Une alternative russe ?

Les premières difficultés économiques et financières rencontrées en 2010 puis son impossibilité d'accéder aux marchés financiers l'année suivante ont conduit Nicosie à faire appel dans un premier temps à la Russie, dont les intérêts financiers dans l'île sont importants. La Russie détient ainsi 25 % des dépôts bancaires. Les fonds proviendraient de la vente de pétrole ou de minerais. 10 % de la Bank of Cyprus sont, par ailleurs, détenus par des Russes. Les investissements russes dans le pays s'élevaient ainsi à 78,2 milliards de dollars en 2011, soit un tiers des investissements dans le pays. De nombreux fonds d'investissement russes se font domicilier en Chypre pour profiter des avantages fiscaux qui leur sont accordés sur l'île. 1 400 demandes d'enregistrement ont été déposées par des sociétés russes qui souhaitent s'implanter ou développer leurs activités à Chypre au seul mois de janvier 2012. Ces fonds, devenus chypriotes, investissent ensuite en Russie. Chypre est, de la sorte, considérée, comme le premier investisseur en Russie (68,9 milliards de dollars au cours des trois premiers mois de 2012). L'enregistrement à Chypre permet également à ces sociétés d'origine russe d'accéder plus aisément aux bourses européennes. En 2011, 6 milliards d'euros ont ainsi été échangés à la City par 17 entreprises russes et ukrainiennes installées sur l'île. La communauté russophone à Chypre est, quant à elle, estimée à 35 000 personnes, soit plus de 4 % de la population totale de l'île. On relèvera, par ailleurs, que si le tourisme sur l'île résiste relativement bien à la crise, cela est en partie imputable à la fréquentation des touristes russes qui a augmenté de moitié durant l'été 2011 et s'est maintenu à un très haut niveau cette année.

Chypre a ainsi obtenu un prêt de Moscou de 2,5 milliards d'euros en octobre 2011. Le taux d'intérêt a été fixé à 4,5 %, le remboursement s'étalant sur quatre ans et demi. 590 millions d'euros ont été versés fin 2011, 1,32 milliard d'euros en janvier dernier, puis 590 au mois de mars. Ces montants ont été absorbés par les dépenses courantes. Une telle option était jugée moins contraignante qu'une aide européenne via le Mécanisme européen de stabilité. Les conditions imposées par celle-ci à l'octroi d'un soutien financier pourraient induire, en effet, une révision complète du modèle économique mis en place : relèvement du taux d'imposition, réforme du marché du travail et réduction des dépenses budgétaires. Pour Moscou, l'aide permet de sécuriser les investissements russes sur l'île. Elle ne serait pas non plus dénuée de visée géostratégique : l'implantation d'une base militaire sur l'île, en lieu et place de celle de Tartous, en Syrie, menacée par l'évolution politique à Damas.

Si le recours à une aide européenne s'est finalement imposé le 25 juin 2012, cette demande est néanmoins apparue ambivalente, puisque la Russie et la Chine ont été sondées en vue d'un nouveau prêt. Si Pékin n'a pas donné suite en dépit d'une forte pénétration des capitaux chinois sur l'île et en particulier à Larnaca, Moscou a, ainsi, été sollicitée pour un nouveau prêt, dont le montant se situerait entre 3 et 5 milliards d'euros. Une aide extérieure à l'Union européenne était censée permettre au gouvernement de négocier les conditions d'octroi d'un financement complémentaire par le Mécanisme européen de stabilité. Réfutant toute critique sur cette position duale, le gouvernement chypriote a ainsi mis en avant que l'Irlande avait bénéficié, à côté de l'aide octroyée par l'eurogroupe, de prêts bilatéraux octroyés par des pays non membres de la zone euro : Royaume-Uni et Suède.

La Russie a cependant indiqué que toute nouvelle aide financière devrait répondre aux mêmes conditions qu'un prêt octroyé par l'Union européenne, signe supplémentaire de la détérioration croissante de la qualité de la signature chypriote.

2. Quelles conditions à l'aide européenne ?

Au terme d'une première mission d'évaluation organisée en juillet dernier, la troïka (Banque centrale européenne - Commission européenne - Fonds monétaire international) a établi un premier programme d'ajustement. Celui-ci devait permettre d'adopter des mesures ambitieuses pour restaurer la stabilité du secteur financier. Il prévoiyait ainsi une réforme en profondeur du système bancaire en vue de réduire sa taille. Dans le même temps, les sociétés coopératives de crédit devraient être regroupées sous un même superviseur, en l'occurrence la Banque centrale. Les banques devraient, quant à elles, faire passer leur ratio Core Tier one , soit leur ratio de capital de qualité, de 8 à 10 % d'ici 2013.

Le document prévoyait notamment le lancement la privatisation d'entreprises publiques (la compagnie Cyprus Airways serait notamment concernée), la suppression de l'indexation des salaires publics et privés sur l'inflation et la fin du versement du treizième mois dans la fonction publique. Le gel des salaires dans la fonction publique devait être prolongé jusqu'en 2015 et le nombre de fonctionnaires réduit. Le treizième mois des retraites supérieures à 1 000 euros devait également être réduit ainsi que les primes de Noël et de Pâques. La troïka fixe également comme objectif budgétaire un déficit public établi à 4 % du PIB en 2012 et à 2,5 % lors de l'exercice suivant.

Ce projet a été rejeté par le président de la République, Demetris Christofias, le 3 octobre dernier. Trois points étaient considérés comme des acquis insusceptibles d'être réformés : l'indexation automatique des salaires, l'âge de départ en retraite et la taxation des entreprises. A ce titre, le gouvernement souligne régulièrement qu'à l'occasion de l'augmentation de l'impôt sur les sociétés au moment de l'adhésion à l'Union européenne, 25 000 entreprises avaient quitté l'île.

3. La position duale du gouvernement

Chypre est actuellement dirigée par un gouvernement composé de membres du parti des Travailleurs (AKEL - communiste) du président de la République, Demetris Christofias. Alors que le principal parti d'opposition, le Rassemblement démocratique (DSIY - droite) était sorti vainqueur des élections de mai 2011, une coalition regroupant l'AKEL et le Parti démocrate (DIKO - centre gauche) reste majoritaire au Parlement. Le DIKO a participé au gouvernement jusqu'à l'explosion de la base navale de Mari en juillet 2011. Celle-ci contenait des munitions iraniennes destinées à la Syrie, interceptées et stockées sans précaution. L'explosion a gravement endommagé la principale centrale électrique du pays (60 % de la production totale du pays), située non loin, à Vassilikos, fragilisant un peu plus la situation économique du pays désormais confronté à des coupures régulières d'électricité et à un ralentissement de l'activité. Face au scandale, le DIKO s'est retiré le 5 août 2011 du gouvernement de coalition. L'AKEL gouverne sans majorité au parlement, sans pour autant qu'il existe de réels blocages, compte tenu de la nature semi-présidentielle du régime.

L'appel du gouvernement à une nouvelle aide de Moscou et le rejet d'une partie des préconisations de la troïka s'inscrivent dans un contexte politique marqué par les élections présidentielles de février prochain. Aucun parti politique ne semble vouloir imposer avant ce scrutin un programme d'austérité, a fortiori l'AKEL déjà affaiblie par sa défaite aux élections locales de décembre 2011, marquées par la victoire du DSIY. Par ailleurs, l'AKEL, alors dans l'opposition, avait manifesté son scepticisme à l'égard de l'adoption de la monnaie unique en 2008. C'est à la lumière de cette position passée qu'il convient d'analyser les propos du secrétaire général de cette formation, Andros Kyprianou, invitant le gouvernement à réfléchir à une sortie de la zone euro si les mesures préconisées par la troïka s'avéraient trop rigoureuses. Si l'hypothèse d'un abandon de la monnaie unique ne semble pas crédible, le président Christofias a, de son côté, indiqué qu'il rejoindrait dans la rue les manifestants hostiles à un programme d'ajustement trop dur.

C'est dans ce cadre que l'ensemble des partis politiques chypriotes se sont entendus sur des contre-propositions aux mesures préconisées par la troïka. La baisse des dépenses publiques représenterait les trois quarts de celle souhaitée par la troïka. Le retour à l'équilibre budgétaire prévu par la troïka en 2015 serait ainsi différé à 2016. L'âge de départ en retraite que les bailleurs de fonds internationaux entendent voir porter à 67 ans, serait ramené à 64 ou 65 ans. Les entreprises publiques visées par le programme de privatisation ne seraient pas aussi nombreuses que dans le projet de la troïka. Il existait enfin un désaccord entre les autorités chypriotes et la troïka sur l'ampleur de la recapitalisation des banques : les instances européennes et le FMI tablent sur un besoin de financement compris entre 9 et 10 milliards d'euros quand Nicosie limite ce montant à 5 milliards d'euros. La troïka n'arrive pourtant pas, de son côté, à disposer d'informations précises sur l'état des banques locales, tant le dispositif de supervision en place semble insuffisant. Les bailleurs de fonds internationaux souhaitent dans le même temps que le nombre de sociétés coopératives passent de 97 à 35, ce qui suscitait l'opposition du gouvernement chypriote.

Au-delà de ces réserves techniques, le gouvernement rappelle, par ailleurs, régulièrement que la principale cause de la crise chypriote demeure la situation financière de la Grèce, estimant de fait que l'économie de l'île a été très fortement impactée par le deuxième plan d'aide européen à Athènes et les pertes qu'il induit pour les créanciers privés. Le ministère des finances juge, en outre, que les choix effectués par la troïka au sein des États concernés par un programme d'assistance financière ne se sont pas traduits par des résultats positifs. Les conditions d'une aide à Chypre devaient prendre en compte, selon les autorités chypriotes, cet état de fait.

Le gouvernement chypriote souhaitait, en outre, que le secteur bancaire soit recapitalisé directement par le Mécanisme européen de stabilité, sans que cette aide soit prise en compte dans le calcul de la dette publique. Une telle solution ne sera, en tout état de cause, possible que lorsque l'union bancaire sera effectivement mise en place, soit au mieux à la fin du premier semestre 2013. Les gouvernements allemand, finlandais et néerlandais s'opposent, néanmoins, à ce que les crises bancaires préexistantes à la mise en place de l'union bancaire, soient jugulées de la sorte.

Ces réserves ont conduit à retarder la mise en place effective d'une assistance financière. La volonté initiale du gouvernement était d'obtenir un accord à l'occasion de la réunion de l'eurogroupe prévue le 12 novembre. Aucune avancée n'a néanmoins été enregistrée à cette date. La dégradation par l'agence Fitch de la note souveraine du pays - qui passe de BB + à BB - et est assortie d'une perspective négative - a, semble-t-il, contribuer à accélérer le processus. Au lendemain de cette annonce, le gouvernement chypriote a indiqué, en marge du sommet européen du 22 novembre, qu'un accord était proche avec la troïka. L'aide octroyée s'élèverait à 17,5 milliards d'euros - soit l'équivalent du PIB local -, dont 10 serviraient à la recapitalisation du secteur bancaire, 6 au financement du service de la dette et 1,5 au règlement des dépenses courantes. Le versement de ce prêt devrait être étalé jusqu'en 2016. L'accord ne sera toutefois finalisé qu'après la publication des premiers résultats des audits en cours sur la situation du secteur bancaire.

Le programme d'ajustement demandé par la troïka prévoit une baisse des salaires des fonctionnaires de 15 %, une réduction des prestations sociales de 10 %, une minoration de l'aide au logement mais aussi une augmentation de la TVA. La finalisation de l'accord devrait permettre de dépasser les derniers points d'achoppement entre le gouvernement et la troïka en ce qui concerne, notamment, l'indexation des salaires sur le coût de la vie. La troïka souhaite que ce mécanisme soit gelé pendant la durée du programme d'assistance financière puis réduit de 50 %.

4. Un plan B ?

Les retards pris dans les négociations avec la troïka ont pu laisser penser qu'il existait une alternative aux demandes d'assistance financière formulées auprès de l'Union européenne mais aussi de la Russie. L'hypothèse d'un prêt des sociétés coopératives à l'État chypriote est ainsi avancée. La vente du stock d'or (800 millions d'euros) est également mise en avant.

Les réserves devant une réforme en profondeur de l'économie chypriote peuvent aussi tenir à la découverte d'un important potentiel gazier au sein de la zone économique exclusive de l'île. Au terme d'une campagne d'exploration contestée par la Turquie, les premières estimations, diffusées en décembre dernier, indiquent l'existence possible d'un réservoir de gaz naturel pouvant ainsi fournir entre 150 et 200 années de consommation pour Chypre et la moitié des importations annuelles de l'Union européenne. Une deuxième phase d'exploration a été lancée à la mi-février. Une telle manne pourrait éveiller une nouvelle fois l'intérêt de la Russie. Il n'est d'ailleurs pas anodin que la banque russe, Gazprombank , filiale du groupe gazier russe, ait été citée dans la presse locale comme un potentiel bailleur pour l'île : un groupe de banques russes étant, selon certaines rumeurs, susceptible de prêter 1 milliard d'euros à l'île.

Reste qu'une exploitation commerciale de ce gisement est espérée à l'horizon 2019, soit à une échéance très éloignée au regard du besoin criant de liquidités. Quatre entreprises se sont déjà vues attribuer des licences d'exploitation de quatre blocs gaziers le 31 octobre dernier. Des bonus gaziers ont été versés au moment de leur sélection par les entreprises concernées. Cette somme représenterait environ 200 millions d'euros, bien que ce chiffre soit certainement surestimé. Quoiqu'il en soit, elle demeure insuffisante face aux besoins de financement de l'île. D'autant que la manne gazière était initialement destinée, selon le gouvernement chypriote, à financer des mesures en faveur de la croissance. De nombreux problèmes avec la Turquie sont, par ailleurs, à venir, Ankara contestant la présence des gisements dans la seule zone économique exclusive chypriote. La conversion de l'économie chypriote au modèle norvégien n'apparaît pas, en tout état de cause, comme une réponse raisonnable aux errements financiers actuels.

Les réserves latentes du gouvernement chypriote à l'égard de l'aide européenne peuvent laisser sceptique tant le soutien de l'Union européenne à destination du pays demeure constant. En 2011, la Banque européenne d'investissement (BEI) a ainsi versé près de 180 millions d'euros en vue de financer des projets d'infrastructures autoroutière et d'éducation. Le 8 mars dernier, une enveloppe de 130 millions d'euros a également été débloquée en vue de la construction d'une nouvelle centrale électrique à Vassilikos. La BEI a par ailleurs déjà prêté 330 millions d'euros pour la modernisation du réseau de transport et de distribution d'électricité, ainsi que 30 millions d'euros pour la construction d'une nouvelle unité de production dotée de moteurs à combustion interne sur le site de la centrale de Dhekelia, dans le district chypriote de Larnaca. Elle avait déjà octroyé un financement de 200 millions d'euros pour la centrale électrique de Vassilikos, soit l'un des plus gros investissements jamais entrepris à Chypre. Ces deux centrales pourront être converties au gaz naturel.

*

Les réserves chypriotes à l'égard de la troïka s'enracinaient dans le sentiment d'affronter une crise importée de Grèce. La crise économique a, dans le même temps, ravivé les difficultés liées à la partition de l'île, également considérée comme une conséquence des errements grecs. 36 % du territoire chypriote est actuellement occupé par l'armée turque. Une relance du processus de réunification pourrait, d'ailleurs, constituer une option économique intéressante pour l'île, une étude de 2009 indiquant qu'une hausse du PIB de 3 % serait attendue lors des cinq premières années, créant plus de 33 000 emplois. La réunification apporterait 5 500 euros à chaque famille chypriote. Le niveau des relations commerciales avec la Turquie serait de l'ordre de 1,8 milliard d'euros par an en cas de paix.

Le coût politique d'un programme d'ajustement n'est pas, non plus, à négliger dans l'analyse de la volonté chypriote de négocier les conditions d'attribution des prêts de l'Union européenne et du Fonds monétaire international. Il convient également de prendre en compte les réserves pour partie légitimes sur l'efficacité des plans déjà mis en place en Grèce, en Irlande ou au Portugal. L'assistance financière octroyée à ces pays y a en effet des résultats mitigés, alors que le débat sur le montant du pare-feu mis en place pour éviter toute contagion demeure d'actualité, malgré l'installation du Mécanisme européen de stabilité.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page