CHAPITRE PREMIER
UN SECTEUR NON FINANCIER OPPORTUNISTE ?

Le débat sur l'imposition effective du secteur non financier et plus particulièrement de certaines entreprises non financières (les firmes du numérique, les entreprises multinationales...) a pris une ampleur considérable.

Les parlements nationaux, notamment le Sénat des États-Unis et le Sénat français ( en particulier dans le cadre des travaux de la commission d'enquête sur l'évasion fiscale internationale de 2012 et des travaux de la commission des finances sur l'économie numérique) ont dénoncé des situations de distraction des assiettes fiscales par des montages d'optimisation fiscale pouvant être considérées comme abusifs par leur mécanique assurant une déconnexion entre les lieux de création de la valeur économique et les espaces juridiques de rattachement fiscal.

Dans le rapport de la commission d'enquête du Sénat était mentionnée une « masse financière à risque » correspondant à l'utilisation de vecteurs juridico-financiers internationaux pour contourner l'application légitime de la loi fiscale.

Globalement, les constats alors exposés demeurent dans un contexte où la capacité de compréhension fine des activités internationales des entreprises par l'administration fiscale est confrontée à des limites considérables.

Il faut toutefois mentionner certaines initiatives nouvelles ce qui donnera l'occasion de revenir sur différents éléments pouvant éclairer tant le rôle de l'ingénierie financière comme support de l'optimisation fiscale abusive que certains aspects contextuels utiles pour apprécier l'action publique mobilisée pour la combattre.

I. UN DÉBAT NOURRI PAR DES CONSTATS CONSTRUISANT UN FAISCEAU D'INDICES PROBANTS

A. UN TAUX IMPLICITE D'IMPOSITION DES GRANDES ENTREPRISES MULTINATIONALES PARTICULIÈREMENT BAS

Le taux implicite d'imposition des entreprises non financières est une grandeur qui vise à mesurer l'effort contributif des entreprises concernées en rapportant les impôts payés à un indicateur de profit.

La méthode de calcul est différente pour les entreprises financières de ce qu'elle est pour les entreprises financières, l'indicateur de profit n'étant pas le même.

Pour les entreprises non financières, il est courant d'utiliser les données de la comptabilité nationale.

À partir de la confrontation entre les impôts payés par les entreprises et de l'excédent net d'exploitation (ENE, soit l'excédent brut d'exploitation minoré des amortissements du capital), le taux d'imposition implicite des sociétés non financières ressortaient, dans une étude publiée par la direction générale du Trésor (DGT), en 2007 à 27,5 % soit près de 6 points de moins que le taux théorique.

Surtout, l'étude publiée par la DGT confirmait l'existence d'une très grande hétérogénéité des taux implicites d'imposition des bénéfices selon la taille des entreprises : de 37,4 % pour les micros entreprises, ce taux passait à 18,6 % pour les grandes entreprises.

Tableau n° 1 : Facteurs explicatifs de l'écart entre le taux implicite et le taux normal et des différences entre entreprises au titre de 2007

Par écart au taux normal (34,4 % 1 )

MICRO

PME

ETI

GE

Manuf.

Services

Toutes sociétés non financières (SNF)

Déductibilité des intérêts

- 2,7

- 3,7

- 8,8

- 13,9

- 9,3

- 10,0

- 9,3

Taux réduit PME

- 11,5

- 2,0

- 0,5

- 1,7

- 1,2

Imposition forfaitaire annuelle

+ 3,1

+ 2,7

+ 0,8

+ 0,3

+ 0,9

+ 1,5

+ 1,2

Participation

- 0,1

- 1,1

- 2,4

- 2,0

- 2,5

- 1,6

- 1,7

Crédit impôt recherche

- 1,5

- 1,2

- 1,4

- 1,2

- 2,8

- 0,8

- 1,3

Autres facteurs

+ 5,5

+ 3,0

+ 2,5

+ 4,6

+ 3,9

+ 5,6

+ 4,0

Règles d'assiette et de taux

- 7,2

- 2,3

- 9,3

- 12,2

- 10,3

- 7,0

- 8,3

Part des entreprises déficitaires

+ 14,9

+ 10,4

+ 5,6

+ 3,8

+ 4,2

+ 8,5

+ 6,4

Report en avant et en arrière

- 4,7

- 3,0

- 2,7

- 7,4

- 3,3

- 5,3

- 4,7

Démographie

+ 10,2

+ 7,4

+ 2,9

- 3,6

+ 0,9

+ 3,2

+ 1,7

Taux implicite

37,4

39,5

28,0

18,6

25,0

30,6

27,5

1 Taux normal de 331/3 %, auquel on ajoute la contribution sociale sur les bénéfices pour les entreprises les plus grandes

Source : Trésor-Éco - n° 88 - Juin 2011

Pour ces dernières entreprises, la déductibilité des intérêts amenaient à une économie d'impôt équivalant à 13,9 points d'impôt sur les sociétés, soit plus que le tiers de l'imposition nominale.

Pour apprécier ce constat, il faut le combiner avec celui de la très large exonération des dividendes et des plus-values perçues par ces entreprises (même si la taxation résiduelle de ces produits conduisait en 2007 à rehausser le taux d'implicite d'imposition des grandes entreprises de 4,6 points, ce qui revient à dire qu'en son absence leur taux d'imposition implicite aurait atteint 14 %).

Or, s'agissant d'entreprises à organisations juridico-financières complexes et fortement transnationales, des possibilités d'optimisation fiscale passant par des agencements plus ou moins sophistiqués semblent en cause dans la minoration très importante de leur imposition apparente par rapport à leur imposition théorique. Par ailleurs, le rapprochement d'un certain nombre de grandeurs financières fait apparaître des caractéristiques qui renforcent la perception de l'existence de pratiques optimisantes.

Les besoins et les modes de financement selon la taille des entreprises

Les entreprises les plus grandes sont celles qui investissent le plus (à valeur ajoutée donnée, cf. tableau ci-dessous).

Elles font également davantage appel au financement externe, que ce soit par les fonds propres ou par l'endettement. Le ratio fonds propres/valeur ajoutée (VA) varie de 80 % pour les micro-entreprises à plus de 450 % pour les grandes entreprises et le taux d'endettement (somme de la dette bancaire et obligataire nette des créances détenues à l'actif, rapportée à la valeur ajoutée) varie, lui, de 90 % à 270 % (pour un taux d'endettement moyen de 170 % 1 , cf. tableau ci-dessous).

- ces ratios reflètent à la fois l'offre de fonds propres ou de crédit et la demande, pour motif d'investissement, par exemple ;

- du côté de l'offre : le niveau des fonds propres reflète l'accumulation des résultats passés, ainsi que les augmentations de capital, réservées aux entreprises les plus grandes ; le niveau de la dette reflète en partie les contraintes d'accès au crédit ;

- du côté de la demande : du fait de l'importance de leurs dépenses d'investissement, les entreprises les plus grandes ont moins recours à l'autofinancement et plutôt au financement externe.

Les modes de financement des sociétés non financières

Lecture : on choisit de corriger l'investissement corporel en ne tenant pas compte des services immobiliers et de l'énergie, deux secteurs atypiques en 2007 en raison d'opérations exceptionnelles : (1) hors services immobiliers, 32 % sinon ; (2) hors énergie, 46 % sinon ; (3) hors services immobiliers, 24 % sinon ; (4) hors services immobiliers et énergie, 30 % sinon ; (5) endettement brut, auquel on enlève les prêts à l'actif, les créances et les avances clients.

Source : Trésor-Éco - n° 88 - Juin 2011

Le tableau ci-dessus montre qu'en dépit de capitaux propres élevés, les grandes entreprises recourent largement à l'endettement, deux des propositions dépassant de beaucoup leur effort d'investissement tel qu'il est appréhendé par la comptabilité nationale. Leurs capitaux propres représentent quinze années d'investissement mais elles recourent à l'endettement brut à hauteur de vingt années d'investissement.

La dette est utilisée à d'autres emplois que l'investissement productif pour les grandes entreprises.

Elle ressort comme un levier privilégié de financement pour elles, la large déductibilité des intérêts constituant une incitation fiscale forte à l'endettement des entreprises.

Ce constat n'ouvrirait qu'un débat sur la neutralité fiscale sur les options de financement des entreprises si d'autres dimensions pouvant conduire à des optimisations fiscales abusives étaient négligées.

Parmi celles-ci il faut particulièrement mentionner les flux de financement intra-groupes.

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