TROISIÈME PARTIE - COMPLICITÉ OU COMPLAISANCE : LE RÔLE AVÉRÉ DES INTERMÉDIAIRES DANS L'ÉVASION FISCALE

I. UN ÉCO-SYSTÈME D'INTERMÉDIAIRES INCONTOURNABLES

A. LES MULTIPLES ROUAGES D'UNE MÉCANIQUE BIEN HUILÉE : BANQUES, AVOCATS, NOTAIRES, COMPTABLES, GESTIONNAIRES, ETC.

1. Un réseau d'intermédiaires

« Un contribuable qui veut procéder volontairement à sa propre évasion fiscale doit être très compétent ou recourir à des monteurs » (Maïté Gabet, directrice nationale des vérifications des situations fiscales) 6 ( * ) .

Plusieurs interlocuteurs de la commission d'enquête ont confirmé cet état de fait. Les « monteurs » auxquels il faut recourir pour s'évader fiscalement constituent une galaxie diversifiée, plurale, qui comprend à la fois des intermédiaires financiers et des professions du droit et du chiffre.

À cet égard, Marc Roche, journaliste au Monde , estime que « concentrer sur les banques les questions que l'on se pose sur le monde financier est une erreur, car les banques ne sont qu'un petit élément d'un réseau de complicités plus vaste dans lequel on trouve des bureaux d'avocats, des cabinets comptables, des conseillers financiers [...] . Or les schémas d'optimisation fiscale font appel à leurs diverses compétences. [...]

« Ils sont en effet complices : vous ne pouvez monter un trust sans un avocat, un comptable, un banquier et un paradis fiscal . [...]

« Il faut aussi, et c'est plus difficile, s'intéresser aux produits financiers. La complexité des special purpose vehicle (SPV) utilisés pour les opérations légales mais immorales d'optimisation fiscale les soustrait à la surveillance des régulateurs » 7 ( * ) .

Parmi les acteurs incontournables de l'évasion fiscale, il faut également citer les « nominees », ou prête-noms . Des sociétés, par exemple installées à Jersey, sont spécialisées dans le recrutement de prête-noms : ces personnes acceptent d'être inscrites sur le registre du commerce en tant qu'actionnaire d'une société-écran. En parallèle, elles signent un contrat avec le véritable bénéficiaire économique de l'opération par lequel elles acceptent de renoncer à tous les droits normalement dévolus à un actionnaire. Il a été mentionné devant la commission d'enquête que certains « nominees » seraient par exemple installés en Californie. Il s'agit d'une « prestation de services » dont les conditions de rémunération sont fixées par la société qui met en relation le bénéficiaire économique réel et le prête-nom.

La tentation d'une évasion fiscale
Extraits de l'audition de Jean Peyrelevade (11 juin 2013)

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx . - À combien chiffreriez-vous le montant minimum d'une transaction pour qu'il soit intéressant de la déplacer dans un paradis fiscal ?

M. Jean Peyrelevade . - Cela dépend de l'agent économique. Le particulier, qui trouve toujours que ses impôts sont trop élevés, est très vite tenté. J'ai connu un citoyen français qui, après avoir passé plusieurs années à l'étranger, continuait à y encaisser des revenus manifestement non déclarés. Il est venu me voir pour me demander de l'aider à les rapatrier en France. La tentation apparaît à partir de quelques centaines de milliers d'euros . Les sociétés ne font pas d'optimisation fiscale avant que le montant des transactions n'atteigne plusieurs millions d'euros.

2. Les banques, « moyeu » de l'évasion fiscale

Quels que soient le nombre et la nature des acteurs impliqués dans un processus d'évasion fiscale, il en est un qui occupe un rôle essentiel : ce sont les banques. En effet, elles demeurent le lieu incontournable pour déposer ou transférer les fonds soustraits à l'impôt. L'évasion fiscale s'organise autour d'elles même si elles peuvent occuper cette place à leur corps défendant.

C'est le constat dressé par Bruno Bézard, directeur général des finances publiques : « dans de très nombreux cas, ces montages s'introduisent dans le circuit économique officiel par l'intermédiaire d'acteurs financiers. Ils n'en ont toutefois pas le monopole, certains acteurs juridiques jouant également un rôle très important, mais il est rare qu'une transaction n'aboutisse pas, à un certain moment, chez un acteur financier .

« Dans le langage courant, on parle des banques. Employons plutôt le terme de ?sphère financière?. Il ne faut en effet pas oublier les assureurs. [...] C'est une partie de l'activité économique fondamentale, mais on peut pratiquer la fraude fiscale par le biais des assurances, comme par le biais des banques.

« Vous avez par ailleurs l'air de douter qu'un établissement de crédit puisse, de façon involontaire, avoir participé à une opération de fraude fiscale. Je pense que si ! Je ne suis pas sûr que les diligences qu'on demande à une banque, qui consiste à connaître ses clients, aillent jusqu'à devoir sonder les reins et les coeurs sur la motivation fiscale de telle ou telle opération .

« Je ne crois pas qu'on puisse dire que toute opération d'optimisation ou de fraude fiscale passant par un établissement de crédit implique que celui-ci ait eu une parfaite connaissance du fait qu'il s'agissait d'une fraude fiscale.

« Il existe bien entendu des cas où l'établissement savait et a en outre encouragé la fraude, mais je ne vous dis pas que c'est systématiquement le cas » 8 ( * ) .

Jean-Jacques Augier, président de sociétés d'édition ayant réalisé plusieurs investissements en Chine, considère également que « les établissements bancaires jouent un rôle central : un investisseur, qui réalise un investissement dans un pays exotique, est rassuré si la gestion du compte est confiée à un grand établissement international. Les grandes banques, en effet, n'ouvrent pas de comptes aveuglément, mais réclament de nombreuses informations, au-delà des exigences légales, sans doute pour se prémunir en cas d'évolution de la législation » 9 ( * ) .

Antoine Peillon, journaliste à La Croix , établit les mêmes observations 10 ( * ) : « j'ai pu mesurer progressivement que ce que je croyais déjà considérable était en fait un phénomène quasi systématique et très généralisé dans le milieu bancaire . [...] Le système bancaire est le coeur d'un système plus large autour duquel sont articulés des cabinets d'avocats, des notaires, des conseillers financiers. Tous concourent à faire en sorte qu' une véritable industrie de l'évasion fiscale existe au service à la fois des entreprises et des personnalités physiques.

« Il n'existe pas de rupture entre l'économie dite réelle et l'activité financière. Le lien est historique et organisationnel. Désormais, les banques ne sont plus qu'un instrument parmi d'autres dans la palette des fraudeurs ».


* 6 Audition du 23 juillet 2013.

* 7 Audition du 27 juin 2013.

* 8 Audition du 10 juillet 2013.

* 9 Audition du 4 juillet 2013.

* 10 Audition du 2 juillet 2013.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page