II. LA POLITIQUE FLUVIALE : UN ÉTERNEL PAS DE DEUX ?

L'histoire de la politique fluviale française est une histoire de renoncements à traiter des problèmes identifiés de longue date.

Un retour au rapport du Conseil national des transports pour 1993 témoigne que, si des évolutions radicales sont intervenues sur le plan de la réglementation de l'offre commerciale de transport fluvial, les observations et recommandations portant sur les infrastructures sont remarquablement identiques dans le temps.

LES RECOMMANDATIONS DU CONSEIL NATIONAL DES TRANSPORTS (CNT)
POUR REDONNER SA PLACE À LA VOIE D'EAU.
EXTRAITS DU RAPPORT DU CNT DE 1993

« Comment redonner sa place à la voie d'eau ?

«
• En mettant en place rapidement la nouvelle organisation commerciale du transport fluvial.

Il s'agissait de réformer la loi du 22 mars 1941 pour libéraliser le transport fluvial, qui avait été strictement encadré sous l'occupation. En particulier, les prix y étaient fixés par l'Etat, et, afin de limiter la concurrence entre transporteurs, un « tour de rôle », qui ne concernait plus que 15 % du trafic fluvial, avait été instauré (comme en Belgique et aux Pays-Bas, pays à forte intensité de transport fluvial).

«
• En modernisant les infrastructures.

Le rapport jugeant que la France avait laissé se dégrader son réseau de voies navigables et déplorant que VNF, qui disposait d'un budget de 903 millions de francs, n'ait consacré que 187 millions à des investissements nouveaux.

«
• En complétant le réseau.

Le CNT soulignait les effets favorables d'une mise au grand gabarit, permettant la circulation de convois poussés de 400 tonnes, équivalent à 110 voyages de 40 tonnes ou 220 camions de 20 tonnes. Il déplorait le manque de moyens financiers accessibles pour le maillage fluvial par Seine-Nord et Rhin-Rhône.

«
En poursuivant la politique d'extension des embranchements fluviaux , afin de favoriser l'accès à la voie d'eau et de réduire les phases de pré- et post-acheminement.

«
• En développant le transport de conteneurs en liaison avec les plateformes multimodales.

Le CNT soulignait les conditions du succès du transport de conteneurs techniques (un tirant d'air suffisant), mais aussi social.

«
• En développant l'accessibilité aux sports maritimes. »

Rappelant le potentiel de continuité entre les fleuves et la mer, le CNT appelait à une mise à niveau technique, à une meilleure coopération entre les différents intervenants et à une réorganisation de la manutention dans les ports maritimes.

Le CNT recommandait un développement du transport fluviomaritime mais observait que dans ses trois bassins de prédilection, son développement était très inégal et freiné par les insuffisances des infrastructures.

La Seine et l' Oise bénéficient en particulier du grand gabarit et du dynamisme de leurs ports. Elles accueillaient un trafic très important de céréales et de produits métallurgiques avec des liaisons privilégiées avec la Grande-Bretagne et l'Irlande.

Le Rhône est un axe en liaison avec la Méditerranée (Grèce, Espagne, mais aussi Tunisie) et le Proche-Orient. Il se trouvait handicapé par la hauteur insuffisante des ponts, l'étroitesse des écluses et un débit parfois incertain.

Quant au réseau du Nord , il était sous-utilisé et subissait les effets d'une hauteur des ponts insuffisante.

Le rapport du Conseil national des transports pour 1993 s'inspire d'ambitions fortes qui ont toujours été en toile de fond du discours sur le fluvial

Mais, les ambitions fortes d'un temps donnent lieu le temps d'après à la dénonciation des tentations pharaoniques des temps d'avant.

Ces pas de deux ont un coût financier et de crédibilité qui perturbent les perspectives du secteur.

On pourrait se féliciter que les orientations adoptées récemment soient plus mesurées.

Néanmoins, vos rapporteurs s'inquiètent de la persistance d'hésitations qui touchent le développement du réseau fluvial au point de mettre en cause la cohérence des engagements qui le concernent, eux-mêmes fragiles.

Le contexte budgétaire de retour à l'équilibre des comptes publics entoure de contraintes la réalisation des intentions d'investissement dans le réseau fluvial, qui, pour atteindre les objectifs du Grenelle de l'environnement, mais, plus fondamentalement, ceux d'une économie durable, doivent être importants.

À titre liminaire, vos rapporteurs recommandent de compléter les disciplines européennes sur la soutenabilité financière par un appareil de mesures systématiques des déficits de durabilité écologique et les évolutions de la dette environnementale.

Le système de discipline budgétaire européen introduit un biais défavorable aux impératifs de la croissance durable dans la mesure où celle-ci suppose des investissements, publics pour l'essentiel. À cet égard, « la clause d'investissement » prévue dans les mécanismes de surveillance financière, pour heureuse qu'elle soit, entourée de conditions rigides, n'est pas à la hauteur de ce que devraient être des mécanismes favorisant le comblement de la dette écologique.

A. DES INVESTISSEMENTS À LA RENTABILITÉ MARCHANDE HASARDEUSE MAIS AU POTENTIEL DE RETOUR NON-MARCHAND CONSIDÉRABLE, UNE SITUATION TYPIQUE DES BIENS PUBLICS

Le transport fluvial, et, en particulier, les infrastructures fluviales relèvent typiquement des biens publics, peu susceptibles d'être produits par le marché mais d'une utilité sociale telle qu'un financement public s'impose.

Mais le secteur est également confronté à un système d'incitations qui est structurellement favorable aux autres modes de transport si bien que les objectifs de report modal consacrés par le Parlement supposent de réduire ses désavantages comparatifs.

En l'état, alors que les investissements sont nécessaires pour renforcer l'attractivité du mode, à laquelle d'autres mesures pourraient contribuer, leur autofinancement par les recettes induites est hors de portée.

1. Les possibilités de valorisation marchande de l'infrastructure fluviale sont incertaines

Le transport fluvial fait sans doute l'objet d'un quasi-monopole confié à VNF. Pour autant le mode fluvial est évidemment loin de monopoliser les transports. De fait, il n'en représente qu'une très faible proportion : variable selon la façon de compter, mais, en tout cas, inférieure à 10 % (voir supra ).

Cette situation provient de facteurs divers qui limitent globalement la compétitivité du fluvial. Aux variables physiques exposées plus haut, qui appellent des investissements résolus, s'ajoutent des aspects plus économiques, ce mode de transport étant souvent relativement coûteux dès qu'il ne réunit pas les conditions de son attractivité.

Par ailleurs, les freins à l'essor du fluvial entretiennent entre eux des liens étroits. Un défaut d'attractivité physique du fluvial renchérit ce mode de transport aux dépens de sa compétitivité ; un défaut de compétitivité économique rend plus difficile la résolution de l'équation budgétaire qui conditionne l'adaptation du réseau aux besoins des usagers.

La sous-compétitivité économique du transport fluvial n'est pas systématique. Dès qu'il peut être massifié, le transport fluvial présente davantage d'intérêt. Par ailleurs, sur certains tronçons, il peut favorablement concurrencer les autres modes. Enfin, des orientations plus résolument commerciales que le législateur a souhaité voir VNF suivre pourraient réduire le déficit d'image ou d'organisation (à cet égard il faut recommander que les travaux conduisant à l'élaboration d'un contrat-type de transport fluvial aboutissent) du secteur.

En toute hypothèse, ce ne semble pas être à raison des péages tarifés par le titulaire des infrastructures que le fluvial est freiné en son développement. Sans doute, VNF continue-t-il à percevoir des péages excepté sur certains segments du réseau pour des motifs historiques (Rhin, Moselle). Mais, les ressources de VNF associées à ces péages (14 millions d'euros en 2013) représentent une proportion minime du coût du transport de la tonne-kilométrique.

En même temps, cette situation traduit la faible capacité de l'infrastructure fluviale à trouver un financement après de ses usagers.

En bref, le transport fluvial est largement subventionné par le contribuable national et par le consommateur d'électricité et d'eau à travers la taxe hydraulique.

Cette situation n'est pas propre à la France, certains pays ayant renoncé à prélever quelque péage que ce soit sur les usagers du réseau, en particulier, les transporteurs de fret.

Il n'empêche que le « surplus du consommateur » pourrait être mieux géré par VNF sous la condition que la vérité économique des coûts des différents modes de transport soit mieux prise en compte par le système de prix (voir le Chapitre III).

2. Une forte rentabilité collective

La mesure de la rentabilité socio-économique des infrastructures de transport doit intégrer des « externalités ». Positives ou négatives, elles recouvrent les effets d'une infrastructure et de son usage sur le bien-être qui ne font pas l'objet d'échanges marchands, c'est-à-dire qui n'engendrent ni revenus ni dépenses pour les agents économiques alors qu'ils modifient « l'utilité » de certains d'entre eux, en nombre plus ou moins élevé.

Les études consacrées à mieux appréhender « l'utilité » des infrastructures de transport montrent généralement que leurs usagers peuvent les utiliser sans « payer » une part des coûts externes qu'ils suscitent.

Autrement dit, les services de transport sont en général sous-tarifés et les prélèvements (de toutes sortes) subis par les usagers ne couvrent pas les coûts une fois les externalités négatives prises en compte.

Cependant, cette sous-tarification est plus ou moins accusée selon le mode de transport considéré, si bien qu'au-delà de l'hypothèse d'une surconsommation globale de transports, il faut envisager les distorsions de concurrence entre modes de transports résultant d'une inégale « internalisation » des coûts externes.

Sous cet angle, le transport fluvial ressort comme singulièrement handicapé par les décisions politiques portant sur la vérité des prix en matière de transport.

Le rapport sur les comptes des transports en 2011 publié en mars 2013 comporte une étude qui, d'une part, mesure les externalités environnementales, sociales et économiques des différents modes de transport, et, d'autre part, évalue dans quelle mesure les prélèvements effectués sur chacun d'eux « couvrent » ces externalités.

Alors que cette étude comporte des bais qui réduisent les avantages comparatifs de transport fluvial, elle conduit à affirmer que celui-ci est de loin le plus avantageux d'un point de vue écologique, justifiant en cela l'option décidée par le législateur de promouvoir le report modal dans le cadre de la loi Grenelle I.

Parmi les bais de méthode, on observera que toutes les externalités ne sont pas quantifiées. Seules le sont la pollution de l'air, l'effet de serre, le bruit, l'insécurité, la congestion et le coût marginal d'usage de l'infrastructure. Cette sélection conduit par exemple à négliger les bénéfices économiques élargis, ce qui - compte tenu de l'importance des économies d'agglomération et du régime de concurrence sur la croissance potentielle - peut introduire un biais important, notamment pour les comparaisons entre modes. De même, dans un sens cette fois moins favorable, la morbidité n'est pas estimée, non plus que les externalités associées aux risques catastrophiques.

Le tableau ci-dessous récapitule les résultats de l'étude pour les transports de marchandises.

Il montre que le fluvial est le mode de transport qui entraîne le moins d'externalités négatives.

Source : Références - SEEIDD - Les comptes des transports en 2011 (tome 2).

L'indicateur relatif au transport « Freycinet » - qui suggère que ce mode est le plus défavorable des modes terrestres - n'a qu'une signification relative dans la mesure où le faible volume du fret sur ce réseau tend mécaniquement à élever les coûts externes du mode. Par ailleurs, la prise en compte d'un coût moyen, au lieu d'un coût marginal d'usage de l'infrastructure, comme pour les autres transports, alourdit « méthodologiquement » le coût externe du Freycinet qui n'est significativement supérieur à celui des autres modes que pour ce poste.

Ce biais méthodologique s'applique également au transport sur le grand gabarit fluvial mais, pour troubler les comparaisons avec les autres modes, il a moins d'effet sur celui-ci en raison d'une part du volume du trafic qui en dilue l'impact (ce qui correspond à des économies d'échelle) et, d'autre part, d'un état moins défavorable du réseau à grand gabarit.

Il n'empêche que, même pour celui-ci, un calcul réalisé à partir du coût marginal d'usage de l'infrastructure, comme pour les autres modes, allègerait encore les coûts externes du transport fluvial et ne ferait que renforcer sa compétitivité par rapport aux autres modes de transports sur ce plan.

La position compétitive du fluvial est triplement plus avantageuse que celle de la route et plus que doublement par rapport à celle du fer qui est à peu près équivalente sur le plan environnemental (dans les limites des externalités prises en compte) mais distancée par le fluvial au regard du critère du coût de l'usage de l'infrastructure (en dépit du biais de méthode signalé ci-dessus).

Les coûts totaux des externalités des différents modes de transport peuvent être obtenus en tenant compte de la réalité des circulations en volume.

Les tableaux ci-dessous proposent les évaluations correspondantes à chaque mode terrestre.

BILAN DES EXTERNALITÉS (HORS CONGESTION)
LIÉES AU TRAFIC ROUTIER FRANÇAIS DE 2009
(EN MDS €2009)

BILAN DES EXTERNALITÉS (HORS CONGESTION)
LIÉES AU TRAFIC FERROVIAIRE FRANÇAIS DE 2010
(EN MDS €2010)

BILAN DES EXTERNALITÉS LIÉES AU TRAFIC FLUVIAL FRANÇAIS DE 2010
(EN MOS €2010)

Les externalités négatives du transport fluvial représentent 0,6 % du total des coûts externes cumulés de la route et du fer soit, tous transports confondus, une proportion nettement inférieure à celle du transport fluvial dans l'ensemble des transports.

Avec 33,7 milliards d'euros, les externalités de la route arrivent largement en tête. Si le ferroviaire est nettement moins coûteux, ses externalités s'élèvent à 1,71 milliard d'euros soit près de dix fois celles du fluvial.

Pour établir des comparaisons plus significatives, il convient de neutraliser les coûts externes des autres modes de transport résultant du transport individuel de passagers. Le transport fluvial représente alors 1,6 % du total des coûts externes des transports terrestres (soit une part toujours inférieure à son poids relatif dans ces transports). Les coûts de la route (11,6 milliards d'euros) devancent largement ceux du ferroviaire (0,77 milliard d'euros) qui sont près de quatre fois plus élevés que ceux du fret fluvial (199,1 millions d'euros).

Aucun des modes de transport ne couvre par les prélèvements qu'il supporte ces coûts externes. Autrement dit, les transports sont sous-tarifés, situation qui induit sans doute une surconsommation de services de transport (sauf hypothèse de rigidité absolue de la demande) et assurément des transferts cachés au bénéfice des usagers, c'est-à-dire une forme d'iniquité.

Les résultats de cette partie de l'étude sont à prendre avec précaution dans la mesure où la méthode d'estimation des conditions dans lesquelles les usagers contribuent à financer les coûts externes des différents modes de transport est discutable sur certains points.

La sous-tarification ressort comme non homogène : elle est à peu près identique (environ 2,2 centimes d'euros par tonne kilométrique), pour le fluvial, le ferroviaire et certains segments routiers, tandis qu'elle est beaucoup plus forte pour d'autres portions routières.

L'écart de tarification pour le fret routier est en effet très variable : de 1,8 centime s'agissant des poids lourds et de 5,9 centimes pour les véhicules utilitaires légers (qui supportent des charges fiscales et de péages différenciées). Il vaut d'être noté que si pour les autoroutes concédées les péages font plus que couvrir les coûts de l'usage de l'infrastructure, tel n'est pas le cas pour les autres segments routiers .

Cette situation invite à restaurer les incitations dont dépendent les choix de transport.

La composante la plus robuste des résultats de l'étude réside dans les avantages incomparables du mode fluvial sous l'angle écologique et dans la sous tarification importante des nuisances liées à certains segments routiers.

Ce résultat n'est pas surprenant : les embarcations modernes permettent de transporter jusqu'à l'équivalent de 110 camions de 40 tonnes. Quant à l'internalisation des coûts externes de certains segments du transport routier, elle permettrait de restaurer le système de prix et modifierait les conditions de la concurrence entre les modes de transport. C'est d'ailleurs le sens des décisions prises dans le contexte des réflexions et décision européennes sur la soutenabilité du système de transport (Euro vignette, écotaxe). L'expérience montre que des freins très puissants limitent des avancées sans lesquelles les objectifs de développement durable risquent fort de rester lettre morte.

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