II. LES DIFFICULTÉS D'UNE SOCIÉTÉ FRAGILE CONFRONTÉE À LA MONDIALISATION

A. LE RÊVE DE L'INDÉPENDANCE SOUMIS AU DÉVELOPPEMENT DE L'EXPLOITATION DES RESSOURCES NATURELLES

L'ancienne Première Aleqa Hammond disait espérer voir l'avènement d'un Groenland pleinement souverain de son vivant. Beaucoup d'observateurs ont d'ailleurs attribué à son volontarisme en la matière le succès qui a d'abord été le sien au sein de son parti puis devant les électeurs : elle reste aujourd'hui encore, en effet, la personnalité politique qui aura recueilli le plus de voix sur son propre nom à l'occasion d'un scrutin. La perspective d'une indépendance rapide a ainsi structuré en bonne partie le débat public des dernières années et les orientations générales privilégiées en matière de politiques publiques.

Il faut dire que le parcours peut sembler particulièrement long aux Groenlandais : dès 1931 les autorités de Copenhague de l'époque pouvaient écrire dans une brochure officielle que l'on pouvait d'ores et déjà envisager « le moment où le régime de protection » alors en vigueur - autrement dit la colonisation de l'île - cesserait d'être « indispensable » .

La référence historique semble ici d'autant plus pertinente que le lien entre colonisation puis indépendance d'une part et exploitation des ressources naturelles d'autre part est peut-être plus complexe dans l'histoire et l'actualité groenlandaises qu'ailleurs. Les revendications d'autonomie et de souveraineté qui se sont développées au cours des années 1970, avant de déboucher sur l'Autonomie interne ( Home Rule ) puis l'Autonomie renforcée ( Self Rule ), n'étaient en effet pas sans rapport avec la gestion de ces ressources par Copenhague, ses autorités politiques et ses milieux d'affaires.

L'opposition de la population à l'octroi de permis de forages à proximité de l'île par les autorités danoises et au profit de grandes entreprises a ainsi joué un rôle non négligeable dans l'affirmation de l'identité et de la culture nationales au moment où celles-ci trouvaient de nouveaux canaux d'expression tels que la musique du groupe Sume - le premier groupe de rock groenlandais, chantant en groenlandais, dont la musique fait encore écho aux tensions et aspirations de l'époque. Le débat autour de l'uranium était déjà particulièrement vif, alors que l'on commençait à en prévoir l'exploitation à Kvanefjeld, là même où des projets concernant terres rares et uranium cristallisent aujourd'hui les attentions.

C'est d'ailleurs pour répondre à ces revendications que fut adoptée la politique de tolérance zéro vis-à-vis de l'uranium en 1988, par un conseil dano-groenlandais. En un quart de siècle la méfiance initiale vis-à-vis de l'exploitation de ressources naturelles, en particulier minières, a ainsi évolué en une politique souhaitant la promouvoir ; dans un cas comme dans l'autre ce sont pourtant bel et bien les aspirations à davantage d'autonomie et à l'indépendance, d'abord culturelles et politiques et ensuite plus concrètes et financières, qui président à ce choix . Une évolution rapide qui s'explique par des difficultés économiques et budgétaires conséquentes du pays et la dépendance financière objective dans laquelle il se trouve encore envers le Danemark. On notera que cette évolution s'incarne parfois très concrètement au sein même de la classe politique : l'ex-ministre en charge de l'industrie et des ressources minérales, Jens-Erik Kirkegaard, était encore peu de temps avant d'être nommé un activiste opposé à une trop grande extension de ces activités. Il est d'ailleurs un des ministres ayant démissionné durant la crise qui a provoqué les élections anticipées.

À la fois constant et évolutif, ce lien entre politique de gestion des ressources naturelles et volonté d'indépendance aura eu dans les années récentes au moins deux conséquences.

D'abord, il aura contribué à rendre complexifier davantage les rapports entre Nuuk et Copenhague . Le langage parfois vigoureux employé par Aleqa Hammond et par d'autres responsables politiques vis-à-vis de l'ancienne puissance coloniale, les références appuyées à la culture traditionnelle tendant à distinguer les « vrais » Groenlandais et la volonté de gérer seuls les ressources minérales, y compris les plus sensibles d'entre elles et dont le rôle géopolitique n'est plus à démontrer, a pu heurter au Danemark - mais aussi au Groenland même. Le Danemark a d'ailleurs initialement cherché à limiter le champ d'action du Gouvernement groenlandais, avant d'y renoncer.

Ensuite, parce que l'établissement d'une industrie extractive florissante s'est imposé dans les esprits comme un outil indispensable dans la perspective de l'indépendance du pays, les moindres difficultés de cette industrie sont immédiatement - et logiquement - perçues comme particulièrement dommageables pour les ambitions d'affirmation nationale. Or, le fait est que les progrès opérés par cette industrie ne sont pas aussi grands ni rapides qu'une partie de la classe politique et de la population avait pu l'espérer. Malgré l'explosion constatée dans l'octroi de licences et de permis depuis 2001, l'exploitation des ressources naturelles minérales à proprement parler reste aujourd'hui encore très peu développée : il s'agit en effet d'abord et avant tout de permis d'exploration. Ensuite, ce qui s'annonçait comme une expansion accélérée se retrouve confrontée à la réalité du marché mondial des matières premières - dont les prix sont globalement orientés à la baisse.

Compte tenu des coûts à supporter pour l'industrie extractive dans un pays techniquement difficile du fait de son climat et logistiquement compliqué en raison du déficit à combler en matière d'infrastructures, le Groenland s'avère pour beaucoup et à l'heure actuelle un eldorado plus prometteur que profitable !

D'où un certain nombre de désillusions, par exemple avec les projets portés par une entreprise telle que Cairn Energy (qui a déjà dépensé plus d'un milliard de dollars en forages d'exploration pétrolière sans être encore en mesure de transformer ces recherches en débouchés commerciaux) ou London Mining (junior installée à Londres qui devait développer une importante mine de fer au nord de Nuuk, mais qui se trouve désormais en pleine tourmente suite notamment à la chute du cours du fer ou encore à l'épidémie Ebola). Sans oublier les inquiétudes de certains grands groupes comme Total. L'ancien PDG Christophe de Margerie avait ainsi publiquement reconnu que : « Du pétrole sur le Groenland, ce serait un désastre. Une fuite causerait trop de dommages à l'image de la compagnie » .

Au surplus, les espoirs miniers et pétroliers se heurtent à d'autres difficultés. D'une part, la conscience des dangers du réchauffement climatique global reste très présente, notamment au sein des responsables de l'Inuit Circumpolar Council (ICC) qui dispose d'une branche dans le pays. Les Groenlandais sont très bien placés pour observer de visu les changements environnementaux liés à ce phénomène, comme on a pu l'indiquer plus haut. Même en étant confiants dans leur capacité de résilience, parfois prompts à rappeler les transformations climatiques qui ont déjà pu toucher leur île, ils n'ignorent évidemment pas qu'un développement massif de telles industries aurait un impact direct en termes de pollution et d'aggravation des dérèglements climatiques ; sans compter les éventuels conflits avec d'autres activités économiques déjà évoquées comme le tourisme, la pêche ou même l'agriculture.

Enfin, la publication en janvier dernier d'une étude réalisée par des universitaires danois et groenlandais est venue attiser un peu plus encore les débats sur la question. Selon ses résultats, en effet, l'industrie minière même menée avec la plus grande intensité ne suffirait pas à garantir l'autonomie économique de l'île.

Au final, même si la volonté d'attirer des investisseurs étrangers et de développer l'exploitation des ressources minérales demeure, une certaine prudence semble désormais de mise et avec elle, la mise à distance des questions concernant les relations avec le Danemark, l'avancée vers l'indépendance ne paraissant plus constituer l'alpha et l'oméga du débat public , en tout cas ne pouvant plus se faire aussi rapidement qu'un temps espéré. Les titres des dépêches d'agence parues à l'occasion des élections sont de ce point de vue éclairants. Pour Bloomberg, « l'effondrement du prix du pétrole anéantit les espoirs d'indépendance du Groenland en pleines élections ». Pour l'AFP, c'est « l'économie, plutôt que l'indépendance » qui se retrouve principal enjeu des législatives. Ce point avait déjà été relevé par les sondages pré-électoraux, notamment dans une étude pour la chaine publique danoise KNR, selon laquelle la question ne figurait même pas dans les dix priorités des électeurs. Les principaux responsables publics groenlandais semblent s'être mis à ce diapason, les uns remettant en perspective les possibles retombées de l'industrie minière en les minimisant, les autres comme Torben M. Andersen (économiste à l'université d'Aarhus, à la tête du Conseil économique du Groenland) soulignant qu'il serait dangereux de trop se focaliser sur les industries extractives.

Si l'on devait rapprocher la trajectoire dans laquelle le Groenland cherche à s'inscrire du modèle norvégien de développement économique
- un parallèle logique, tant pour la spécificité nordique des deux pays que pour la richesse de leurs ressources minérales et hydrocarbures - les différences ne seraient toutefois pas nécessairement là où on pourrait le penser de prime abord. En effet, les difficultés rencontrées aujourd'hui par le Groenland ne sont finalement pas sans rappeler les premiers tâtonnements de la Norvège en la matière. Les premières opérations de prospection puis d'exploration mirent plusieurs années avant de localiser les gisements pétrolifères et gaziers du pays, et ce n'est que dans la seconde partie des années 1990 que le fameux fonds souverain norvégien commença à bénéficier de revenus liés à cette industrie, tant les investissements nécessaires à sa mise en place avaient été importants. Là où, en revanche, la Norvège se distingue certainement du Groenland et de beaucoup d'autres pays dont une grande part de l'économie repose sur ce type d'activité, c'est sur la solidité de son cadre institutionnel, de son appareil d'État, de ses filières de formation, et la capacité du pays à dégager de grands consensus survivant aux majorités politiques. Autant d'éléments qui préexistaient à l'aventure pétrolière norvégienne, lui permettant de se construire sur des bases clairement établies, et qui manquent encore - au moins pour certains - au Groenland.

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