N° 690

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2014-2015

Enregistré à la Présidence du Sénat le 17 septembre 2015

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des finances (1) sur l' économie collaborative : propositions pour une fiscalité simple , juste et efficace ,

Par MM. Michel BOUVARD, Thierry CARCENAC, Jacques CHIRON, Philippe DALLIER, Jacques GENEST, Bernard LALANDE et Albéric de MONTGOLFIER,

Sénateurs.

(1) Cette commission est composée de : Mme Michèle André , présidente ; M. Albéric de Montgolfier , rapporteur général ; Mme Marie-France Beaufils, MM. Yvon Collin, Vincent Delahaye, Mmes Fabienne Keller, Marie-Hélène Des Esgaulx, MM. André Gattolin, Charles Guené, Francis Delattre, Georges Patient, Richard Yung , vice-présidents ; MM. Michel Berson, Philippe Dallier, Dominique de Legge, François Marc , secrétaires ; MM. Philippe Adnot, François Baroin, Éric Bocquet, Yannick Botrel, Jean-Claude Boulard, Michel Bouvard, Michel Canevet, Vincent Capo-Canellas, Thierry Carcenac, Jacques Chiron, Serge Dassault, Bernard Delcros, Éric Doligé, Philippe Dominati, Vincent Eblé, Thierry Foucaud, Jacques Genest, Didier Guillaume, Alain Houpert, Jean-François Husson, Roger Karoutchi, Bernard Lalande, Marc Laménie, Nuihau Laurey, Antoine Lefèvre, Gérard Longuet, Hervé Marseille, François Patriat, Daniel Raoul, Claude Raynal, Jean-Claude Requier, Maurice Vincent, Jean Pierre Vogel .

L'ÉCONOMIE COLLABORATIVE :
PROPOSITIONS POUR
UNE FISCALITÉ SIMPLE, JUSTE ET EFFICACE

Groupe de travail de la commission des finances du Sénat
sur le recouvrement de l'impôt
à l'heure de l'économie numérique

Rapport I

SYNTHÈSE

Mesdames, Messieurs,

Avec plusieurs millions d'adeptes en France et une croissance très importante, l'économie collaborative, ou « économie du partage », a dépassé le simple phénomène de société : elle est maintenant ce que son nom indique, une réalité économique tangible . Si le chiffre de 235 milliards de dollars à horizon 2025 dans le monde est avancé, donner une estimation du poids économique du « collaboratif » relève de la gageure - précisément parce que ce nouveau modèle implique une multitude de participants et de transactions hors des cadres habituels. En 2014, 70 % des internautes français, soit près de 31 millions de personnes , ont déjà acheté ou vendu sur des sites de mise en relation entre particuliers.

L'économie collaborative permet à des particuliers d'échanger avec d'autres particuliers des biens (une voiture, un logement, une tondeuse etc.) ou des services (covoiturage, bricolage, cours de cuisine etc.), sous forme de vente ou de location, par l'intermédiaire d'une « place de marché » virtuelle ou d'une plateforme de mise en relation. En louant leurs biens, leur temps ou leur savoir-faire, les particuliers recherchent souvent un complément de revenu qui demeure modeste ; d'autres en font une véritable activité qui, de fait, devient commerciale .

À titre d'exemple, le revenu moyen d'un hôte français qui met son logement à disposition sur le site Airbnb est d'environ 3 600 euros par an . Celui d'un chauffeur UberPop , avant la suspension du service le 3 juillet 2015, était de 8 200 euros par an . Certains sites de petites annonces comptent de nombreux vendeurs qui se présentent comme des particuliers mais réalisent en fait un chiffre d'affaires important. Bien sûr, le secteur se caractérise par son extrême diversité, et tout n'est pas comparable. Un conducteur inscrit sur la plateforme de covoiturage Blablacar cherche au mieux à rentrer dans ses frais, et louer son lave-linge à ses voisins ne risque pas pour l'instant d'entraîner de distorsions de concurrence majeure.

Mais précisément, le problème est que ces activités se développent aujourd'hui dans un cadre incertain , où il n'est pas aisé de distinguer le « vrai particulier » du « faux particulier », le partage de frais du bénéfice, la solidarité de l'activité commerciale. Ces questions se posent avec une acuité particulière s'agissant de la fiscalité : quels sont les impôts applicables à l'économie collaborative ? Comment assurer une fiscalité simple, juste et efficace ?

Une chose est sûre : notre système fiscal n'était pas préparé à cette révolution . Celui des autres pays non plus, d'ailleurs : les réflexions sur le sujet y sont balbutiantes, sinon inexistantes, et ceci en dépit d'une prise de conscience diffuse de l'ampleur des enjeux. Le groupe de travail de la commission des finances du Sénat sur le recouvrement de l'impôt à l'heure de l'économie numérique, constitué de sept sénateurs , s'est saisi du sujet. À l'issue d'une quarantaine d'auditions et de trois déplacements, il formule plusieurs constats et deux propositions.

*

Si le droit fiscal semble à maints égards inadapté aux évolutions des échanges entre particuliers sur Internet, il n'y a pas - loin s'en faut - de vide juridique.

En théorie, les revenus des particuliers sur les plateformes Internet sont en effet imposables dans les conditions de droit commun . Ils doivent être déclarés et sont soumis à l'impôt sur le revenu (IR), au titre des bénéfices industriels et commerciaux (BIC) dès lors qu'ils présentent un caractère répétitif. Ils sont imposés au barème progressif de l'IR ou, de préférence, imposés de manière forfaitaire pour les bénéficiaires du régime de la micro-entreprise (dont les auto-entrepreneurs), dès lors qu'ils ne dépassent pas 82 200 euros par an pour les ventes de marchandises, ou 32 900 euros par an pour les prestations de services. Ils sont également soumis aux prélèvements sociaux et le cas échéant à certaines taxes sectorielles, comme la taxe de séjour. En revanche, la TVA ne trouve que rarement à s'appliquer : quand bien même l'activité serait de nature commerciale, elle bénéficierait de la « franchise en base » dont les seuils sont identiques à ceux du régime de la micro-entreprise.

En pratique, toutefois, les choses sont très différentes : les revenus sont rarement déclarés, rarement contrôlés, et rarement imposés . Souvent, les particuliers qui cherchent seulement à « arrondir leurs fins de mois » sont de bonne foi et ne savent tout simplement ni quels revenus déclarer, ni comment s'y prendre - de fait, il n'existe pas à ce jour de système simple et standardisé. Toutefois, on trouve aussi de « faux particuliers » qui réalisent parfois un chiffre d'affaires important, et s'exonèrent délibérément de leurs obligations fiscales, conscients que la probabilité de contrôle est faible.

De fait, l'administration fiscale apparaît bien démunie face à cette croissance des échanges marchands entre particuliers . Ses moyens, limités, reposent sur le contrôle fiscal a posteriori , qui a du sens lorsqu'il s'agit de cibler un petit nombre de contribuables à fort enjeu, mais qui perd toute efficacité dès lors qu'il s'agit de contrôler une multiplicité de contribuables, représentant chacun un enjeu modeste - mais collectivement très important. Par ailleurs, le « droit de communication », qui permet à l'administration d'obtenir les informations nécessaires auprès des plateformes collaboratives et des sites de paiement (régularité des transactions, montant des revenus, localisation etc.), souffre d'une faiblesse majeure : il n'a pas de portée extraterritoriale , et s'expose donc à une fin de non-revoir de la part des plateformes situées à l'étranger - ce qui est très souvent le cas. Enfin, l'administration et les décideurs politiques tardent à se mobiliser sur le sujet , bien qu'ils soient conscients des faiblesses du système.

Certaines plateformes ont donc, de leur propre initiative, mis en place des expédients : seuils « officieux » à partir desquels il est « conseillé » de déclarer un revenu, comptes professionnels obligatoires, informations juridiques et fiscales etc. Toutefois, ces mesures n'ont à ce jour aucune base légale , et ne sauraient en aucun cas compenser l'absence de doctrine claire ou de jurisprudence stable sur le sujet.

Ce ne sont donc pas tant les acteurs de l'économie collaborative qui sont en cause que le système fiscal lui-même, qui apparaît en décalage par rapport aux évolutions récentes et à venir. Or cette défaillance du système fiscal est problématique à double titre .

D'une part, elle aboutit à des pertes de recettes pour l'État . Il faut toutefois signaler que les enjeux, difficiles à chiffrer, demeurent pour l'instant modestes au regard de ceux du commerce en ligne, auxquels le groupe de travail a consacré un rapport et des propositions spécifiques.

D'autre part, elle constitue une concurrence déloyale à l'égard des entreprises traditionnelles intervenant sur les mêmes secteurs . Les conflits qui ont récemment opposé les taxis aux applications de transport par des particuliers, ou encore les hôteliers aux sites de locations de logement, dépassent le cadre du présent rapport. Une chose est toutefois incontestable : la concurrence des nouveaux modèles est légitime, dès lors que les mêmes activités commerciales sont soumises aux mêmes règles fiscales .

*

Face à l'épuisement de nos instruments fiscaux dans le contexte des nouveaux échanges sur Internet, il faut changer de paradigme et mettre place de nouvelles règles, à la fois simples, justes et efficaces . Le nouveau système devra assurer une juste imposition des revenus professionnels ou quasi-professionnels, tout en exonérant les compléments de revenu modestes et occasionnels pour « laisser vivre » l'économie collaborative.

Les propositions du groupe de travail répondent à deux questions : comment collecter l'impôt, et quels revenus imposer ?

La première proposition consiste à mettre en place un système de déclaration automatique des revenus des particuliers, avec l'aide des plateformes collaboratives . Celles-ci ont en effet l'avantage, pour beaucoup d'entre elles, de connaître à l'euro près et en temps réel le revenu de leurs membres : les plateformes sont la clé d'un recouvrement efficace. C'est d'ailleurs ce que suggère la mise en place de la collecte de la taxe de séjour par Airbnb à Paris à compter du 1 er octobre 2015, et sa possible extension à tous le territoire et à d'autres plateformes dans les prochains mois.

Concrètement, le mécanisme est le suivant : lorsqu'un particulier gagne de l'argent sur une ou plusieurs plateformes, celles-ci transmettent automatiquement le montant de ces revenus au « Central » , une plateforme tierce indépendante. Le « Central » calcule ensuite le revenu agrégé de chaque particulier, et le transmet une fois par an à l'administration fiscale, en vue d'établir une déclaration pré-remplie à l'impôt sur le revenu, analogue à celle qui existe pour les salariés. Les contribuables n'ont aucune démarche supplémentaire à accomplir. En fait, le système est proche de celui de la déclaration sociale nominative (DSN) transmise par toutes les entreprises.

Bien entendu, la mise en place d'un tel système soulève une série de questions techniques et juridiques, mais celles-ci n'ont à aucun moment semblé insurmontables au groupe de travail. Il faut à cet égard préciser que seules les plateformes volontaires participeront au dispositif , et que les particuliers donneront leur accord à la transmission des informations. Ceci permet de laisser une certaine « souplesse » aux différents modèles de l'économie collaborative, qui sont en permanente évolution. L'incitation est toutefois forte , car la participation constitue une véritable garantie juridique et fiscale offerte à leurs membres. À terme, il pourrait être envisagé de faire de ce système l'un des éléments attachés au « statut des plateformes » , qui pourrait être défini dans le cadre d'un prochain projet de loi.

Après la question du « comment » se pose la question du « combien ». La seconde proposition du groupe de travail consiste donc à instituer une franchise unique de 5 000 euros, commune à l'ensemble de l'économie collaborative . Les règles proposées sont donc les suivantes :

- les revenus inférieurs à 5 000 euros par an sont non imposables : ils bénéficient d'une franchise totale et n'ont pas besoin d'être déclarés ;

- les revenus supérieurs à 5 000 euros sont imposables dans les conditions de droit commun au-delà de ce seuil, c'est-à-dire à l'impôt sur le revenu et aux prélèvements sociaux. Les régimes spécifiques, et notamment le statut avantageux de l'auto-entrepreneur, s'appliquent de plein droit. Les revenus qui sont habituellement exonérés, par exemple les ventes d'occasion sur un site de petites annonces, demeurent évidemment exonérés.

Pourquoi un seuil de 5 000 euros ? Ce montant correspond peu ou prou aux charges supportées par un particulier pour amortir et entretenir sa voiture, son appartement etc. La franchise permet de tracer une limite entre ce qui relève, d'une part, du « partage de frais » qui est bien souvent la motivation première des particuliers, et d'autre part d'un revenu de nature commerciale ou quasi-commerciale. Elle est en quelque sorte l'équivalent des « charges déductibles » qu'une entreprise peut retrancher de son chiffre d'affaires afin de calculer son bénéfice imposable.

Surtout, ce seuil de 5 000 euros permet de préserver le dynamisme de l'économie collaborative - l'émergence d'éventuels « champions » français a besoin d'un environnement fiscal favorable -, et de ne pas imposer les gains les plus modestes. Il n'est pas question de taxer l'équivalent numérique du vide-grenier .

Le groupe de travail a fait le choix d'un seuil unique, simple et lisible , valable pour l'ensemble des revenus de l'économie collaborative. Il a écarté les propositions de seuils ou de critères sectoriels, trop complexes pour les particuliers et trop rigides pour les business models des plateformes.

Il faut souligner que le groupe de travail ne propose en aucun cas de créer un nouvel impôt spécifique à l'économie collaborative . Ce serait une fausse piste. Demain, une partie croissante des activités économiques pourront se dérouler soit en ligne via des plateformes de mise en relation, soit dans un cadre plus traditionnel. Afin de préserver l'indispensable principe de neutralité fiscale, autrement dit l'égalité, il importe que le droit commun s'applique dans tous les cas.

Concrètement, avec la franchise proposée, un particulier qui gagnait 4 500 euros par an sur une plateforme de services ne sera pas imposé, alors qu'il l'était auparavant à hauteur de 1 107 euros (24,6 %). Pour un revenu de 8 000 euros par an, l'imposition serait de 738 euros (9,2 %), tout compris (IR et prélèvements sociaux), contre 1 968 euros (24,6 %) aujourd'hui. Enfin, pour un revenu de 20 000 euros par an, l'imposition serait de 3 690 euros (18,5 %), contre 4 920 euros (24,6 %) aujourd'hui. Le changement est de même ordre pour les ventes de marchandises, avec un impôt moindre.

On peut constater que plus le revenu augmente et s'apparente à un revenu « professionnel », plus le taux d'imposition effectif se rapproche du droit commun : l'effet de la franchise s'atténue . Le système proposé est plus généreux qu'aujourd'hui, mais l'État y trouvera également son compte : alors qu'aujourd'hui la non-déclaration est la norme, la déclaration automatique des revenus rendra le recouvrement bien plus facile. Un impôt moins élevé mais plus sûrement collecté : c'est avec un tel compromis que pourra se développer l'économie collaborative , au bénéfice mutuel des particuliers, des plateformes et de l'État - mais aussi des entreprises traditionnelles qui retrouveront les conditions d'une concurrence loyale.

*

Le développement de l'économie collaborative ouvre de nombreux débats, bien au-delà du seul champ fiscal . L'émergence des particuliers indépendants comme acteurs économiques à part entière, et non plus seulement comme consommateurs, appelle à repenser la protection sociale, le droit du travail, le droit de la consommation, ou encore la responsabilité des plateformes.

À cet égard, les deux projets de loi sur le numérique annoncés par le gouvernement pour l'année 2016 devraient être l'occasion d'avancer sur le sujet. Souhaitons qu'ils soient l'occasion de mettre en place un cadre fiscal et réglementaire adapté, ouvert aux nouveaux échanges sur Internet mais non moins vigilant quant aux obligations qui doivent s'y attacher.

Page mise à jour le

Partager cette page