III. UNE ADMINISTRATION FISCALE DÉMUNIE ET PEU MOBILISÉE

Encouragée par les failles du régime de la TVA, la fraude en matière de commerce en ligne profite aussi du désarmement de l'administration fiscale . Faute de moyens humains mais surtout juridiques adaptés, celle-ci est condamnée à ne mener que quelques actions ciblées, et en réalité anecdotiques. Cette situation est aggravée par la faible mobilisation des autorités politiques.

1. Des moyens humains et matériels insuffisants

De prime abord, on ne peut que s'inquiéter de la faiblesse des moyens que l'administration consacre à la lutte contre la fraude fiscale sur Internet au regard de l'importance des enjeux financiers. Ce sujet, qui requiert des méthodes spécifiques pour détecter les fraudeurs, est pour l'essentiel confié à deux petits services aux moyens limités , que les membres du groupe de travail ont pu visiter.

À la DGFiP, le sujet relève presque exclusivement de la direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF) , et plus précisément de sa sixième brigade nationale d'investigations (BNI), spécialisée dans la fraude en matière d'Internet et de nouvelles technologies. Celle-ci est composée de douze agents, dont il est précisé que « chacun dispose d'un micro-ordinateur relié à Internet par le biais d'une connexion non identifiable ». La brigade dispose de logiciels spécialisés qui permettent d'automatiser les recherches sur les sites de vente, les places de marché, les forums, les réseaux sociaux etc. pour détecter et cartographier les fraudes. Elle peut également interroger des bases de données techniques afin d'identifier les personnes physiques ou morales qui se cachent derrière un site de vente, une adresse électronique ou un pseudonyme. Le plus souvent, la DNEF transmet ensuite ces informations aux directions interrégionales de contrôle fiscal (DIRCOFI) ou aux services habilités à réaliser des perquisitions fiscales, en vue de la poursuite de la procédure. Les neuf DIRCOFI viennent d'ailleurs de voir leur champ de compétence explicitement élargi à la fraude sur Internet .

La DGDDI, quant à elle, s'est dotée depuis 2009 d'une cellule « Cyberdouane » placée au sein de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) . Ce service, composé de dix analystes aux profils variés, a pour fonction de recueillir et d'exploiter tous les renseignements utiles dans la lutte contre les fraudes sur Internet en matière de trafics de marchandises prohibées, réglementées ou fortement taxées. Comme la DNEF, il intervient en amont des enquêtes : il mène une action sur l'offre , là où les contrôles aéroportuaires se concentrent sur les flux. Les renseignements collectés peuvent ensuite mener à une enquête du service national de douane judiciaire (SNDJ). Toutefois, comme l'avaient noté Albéric de Montgolfier et Philippe Dallier dans leur rapport de 2013, ce service porte d'abord ses efforts - avec un certain succès - sur les trafics de contrefaçons, de stupéfiants, d'armes, de médicaments, d'oeuvres d'arts etc. La fraude fiscale n'est qu'un aspect marginal, et pour ainsi dire quasi-inexistant, de l'action de Cyberdouane .

Bien sûr, l'essentiel de l'action de la DGDDI, compétente en matière de TVA à l'importation, consiste à mener des contrôles aéroportuaires sur le fret express et le fret postal (cf. supra ). Mais il faut rappeler que ces contrôles sont très insuffisants et que la fraude fiscale est très loin d'être la priorité des douaniers, dont les efforts sont concentrés sur les marchandises dangereuses ou prohibées.

Au-delà de la sixième brigade de la DNEF et de Cyberdouane, les moyens consacrés spécifiquement à la lutte contre la fraude fiscale sur Internet sont anecdotiques. En dépit de ses demandes, le groupe de travail n'a pas pu obtenir une estimation des moyens humains consacrés, au sein de l'ensemble du ministère des finances, à la réflexion et à la prospective sur ce sujet majeur. La détermination et la compétence des agents n'est pas en cause, mais la faiblesse des moyens est préoccupante.

Ceci dit, l'administration fiscale a pour ainsi dire une « excuse » : compte tenu de l'inefficacité des instruments juridiques dont elle dispose et de la multitude des dossiers à faible enjeu, il ne serait pas raisonnable d'allouer des moyens excessifs pour n'obtenir que de maigres résultats.

2. Un contrôle fiscal paralysé par le manque d'outils juridiques

L'essor très rapide du commerce en ligne a pris de cours la DGFiP et la DGDDI, dont les outils ont été conçus dans un monde antérieur à l'émergence d'Internet. En effet, le recouvrement de l'impôt repose essentiellement sur des informations déclaratives, et des contrôles ciblés a posteriori , outils qui trouvent toute leur pertinence dans le cas de vendeurs établis physiquement en France ou de transactions d'un montant important entre deux entreprises (B2B).

Or précisément, le e-commerce se caractérise par une multitude de petits envois et de petites transactions opérés entre des sites souvent établis à l'étranger et des particuliers (B2C) . Il n'est donc ni possible, ni rentable, de contrôler chacun des acteurs, chacun des colis, chacune des transactions, qui individuellement ne représentent qu'un faible enjeu.

Au-delà de l'obstacle du morcellement, ce sont les caractéristiques même d'Internet qui facilitent considérablement la fraude : quasi-anonymat, sentiment d'impunité, transformation aisée et permanente des sites (dénomination, adresse web, pays d'hébergement) etc. Enfin, et surtout, le droit de communication de la DGFiP et de la DGDDI, principal outil du contrôle fiscal, demeure largement inopérant (cf. infra ).

Dans ce contexte, l'administration fiscale est condamnée à mener des contrôles ciblés sur un petit nombre d'acteurs . Différents outils peuvent être mobilisés à cette fin : outre le droit de communication, les différentes bases fiscales et douanières peuvent être interrogées afin d'effectuer des recoupements. Un travail de veille est également mené. Les sites de petites annonces ( Leboncoin , eBay , Vivastreet , Airbnb , LaCentrale etc.) peuvent permettre d' identifier des « faux particuliers » qui exercent en réalité une véritable activité commerciale : vente de plusieurs voitures sur une période restreinte, appartement proposé en permanence à la location et aménagé pour recevoir des visiteurs etc. Dans ces cas-là, les flux financiers peuvent être reconstitués et comparés avec les revenus déclarés par le particulier, à l'occasion d'un examen de la situation fiscale personnelle (ESFP) ou d'un contrôle sur pièces ou sur place. D'après les informations recueillies par le groupe de travail, ces contrôles peuvent le cas échéant se conclure par des rehaussements et des pénalités élevés , et même par une condamnation judiciaire.

Toutefois, ces opérations, qui mobilisent d'importants moyens humains, matériels et financiers, se concentrent par définition sur un petit nombre de dossiers, ce qui est fondamentalement inefficace dans le cas du e-commerce, où les enjeux financiers sont considérables mais dilués sur une multitude de petits acteurs . Comme cela a été dit lors d'une audition du groupe de travail, « on ne déclenche pas l'artillerie lourde pour une personne qui gagne 1000 euros sur un site de petites annonces ou de covoiturage ».

De fait, les auditions ont montré qu' un dossier individuel prenait environ un an de travail , pour des résultats modestes, voire anecdotiques. À cet égard, le groupe de travail regrette de ne pas avoir pu obtenir une estimation des montants redressés par équivalent temps plein (ETP) alloué à cette tâche. Souvent, l'insuffisance des moyens juridiques apparaît en cours de procédure, et celle-ci est alors abandonnée.

D'ailleurs, les résultats obtenus dans un certain nombre de dossiers, couverts par le secret fiscal, tiennent parfois au simple hasard : inattention d'un vendeur indélicat ayant publié des informations permettant de l'identifier formellement, faille permettant d'exploiter des flux financiers habituellement inaccessibles etc. On ne peut, bien entendu, se satisfaire de tels expédients.

Il n'est pas surprenant, dès lors, que les résultats du contrôle fiscal en matière de fraude sur Internet soient modestes : s'agissant du contrôle fiscal externe (CFE), seulement 6,7 millions d'euros ont été rappelés en matière de TVA sur le commerce en ligne en 2014, correspondant à 99 rappels 46 ( * ) . S'agissant du contrôle sur pièces (CSP), les rappels ont atteint 1,2 million d'euros en 2014, pour 44 dossiers. C'est deux fois plus qu'en 2013, où les rappels étaient de 586 000 euros, pour 49 dossiers 47 ( * ) : on mesure l'impact que peuvent avoir quelques dossiers ponctuels sur les résultats globaux. Au total, ce sont donc 7,9 millions d'euros qui ont été rappelés sur la TVA en 2014, droits et pénalités compris : c'est bien peu au regard des quelques 57 milliards d'euros de chiffre d'affaires - probablement sous-estimé - du commerce en ligne .

Sur la période 2011-2014, la sixième brigade de la direction nationale des enquêtes fiscales a produit 439 propositions de contrôle fiscal, 133 bulletins d'information et 69 propositions de perquisition fiscale 48 ( * ) .

Sur le plan judiciaire, les résultats sont également modestes : une vingtaine de plaintes pour fraude fiscale en matière de commerce électronique ont été déposées depuis 2009 par la DGFiP, pour un montant total de droits visés pénalement d'environ 3,9 millions d'euros 49 ( * ) . Cinq de ces affaires ont fait l'objet d'une décision de justice définitive, le montant moyen des droits visés pénalement étant d'environ 200 000 euros. Les peines prononcées à l'encontre des gérants sont des peines d'emprisonnement avec sursis (entre 4 et 15 mois), des amendes pénales (5 000 euros et 10 000 euros), des interdictions de gérer, et la solidarité avec le redevable légal de l'impôt fraudé. Trois de ces plaintes concernent une même affaire, en l'espèce l'organisation d'une activité occulte de commercialisation de produits cosmétiques, pharmaceutiques et parapharmaceutiques par trois Français via une société de droit suisse. En bref, des condamnations individuelles ont bien lieu, mais cela ne saurait tenir lieu de politique globale en matière de fraude sur Internet.

En ce qui concerne la DGDDI, aucune constatation réalisée en matière de commerce en ligne n'a fait l'objet d'un traitement judiciaire 50 ( * ) .

3. Les limites du droit de communication

Parmi les différents outils à la disposition de la DGFiP et de la DGDDI, le droit de communication, clé de voûte du contrôle fiscal , mérite un développement particulier. En dépit de son élargissement récent pour tenir compte des spécificités d'Internet (cf. encadré), celui-ci demeure en effet largement inopérant .

Le droit de communication

Prévu aux articles L. 82 A à L. 102 du livre des procédures fiscales (LPF), le droit de communication permet à l'administration fiscale d'obtenir auprès des tiers des renseignements servant à l'établissement de l'assiette et au contrôle de l'impôt. Le droit de communication consiste en une demande d'information à titre ponctuel, qui peut être exercée sur place ou par correspondance. Il couvre un périmètre très large : entreprises, établissements financiers, autres administrations publiques, organismes de sécurité sociale, autorité judiciaire etc. La DGDDI dispose d'un pouvoir similaire prévu par l'article 65 du code des douanes.

Le droit de communication a été élargi en 2009 afin de prendre en compte les spécificités de la fraude sur Internet 51 ( * ) . Le nouvel article L. 96 G du LPF étend ainsi le droit de communication aux opérateurs de communications électroniques, hébergeurs, services de courtage et de vente de biens ou de services en ligne - c'est-à-dire aux acteurs d'Internet. Cette procédure permet d'obtenir l'identité du vendeur, la nature des biens ou services vendus, ainsi que la date et le montant de la vente. Le droit de communication de la DGDDI a été élargi de la même manière, avec la création d'un nouvel article 65-1 du code des douanes.

À la DGFiP, la mise en oeuvre de l'article L. 96 G du LPF est exclusivement réservée à la sixième brigade de la DNEF (cf. supra ), qui l'exerce le cas échéant pour le compte des autres directions. D'après les informations transmises par la DGFiP, cette procédure a été utilisée à environ deux cents reprises en 2014 . Il est précisé que « les plateformes de commerce électronique établies en France répondent dans des délais satisfaisants, alors que la situation est plus contrastée en ce qui concerne les opérateurs de téléphonie ou d'Internet. (...) A ce jour, un opérateur de communications téléphoniques refuse de fournir des informations sur ses abonnés, sauf en cas de réquisition judiciaire ».

Deux améliorations importantes ont été apportées au droit de communication par la loi de finances rectificative pour 2014 52 ( * ) :

- d'une part, il est désormais explicitement précisé que le droit de communication peut s'exercer par voie électronique , ce qui facilitera le travail des agents de l'administration fiscale ;

- d'autre part, surtout, celui-ci peut désormais porter sur des informations relatives à des personnes non nommément désignées 53 ( * ) : c'est une avancée majeure, dans la mesure où Internet permet aisément de se dissimuler derrière un pseudonyme, une adresse électronique, un compte ouvert sur un site etc. Le décret du 28 août 2015 54 ( * ) précise notamment que les catégories de personnes dont l'identification est demandée doivent être définies par des critères objectifs, et que la procédure doit porter sur une période déterminée (18 mois maximum). Au cours des auditions du groupe de travail, les représentants de l'administration fiscale ont à de nombreuses reprises répété les espoirs qu'ils plaçaient en cette disposition.

Concrètement, le droit de communication permet à la DNEF et à la DNRED d' interroger les principaux intermédiaires du commerce en ligne : fournisseurs d'accès à Internet (FAI), hébergeurs, moyens de paiement, « places de marché », sites de petites annonces, sites de réservation et de billetterie, régies publicitaires (beaucoup de sites tirent leur revenu de la publicité) etc. La connaissance des flux financiers qui transitent par ces intermédiaires permet parfois de reconstituer le « chiffres d'affaires » des vendeurs et, le cas échéant, d'opérer un redressement. Les intermédiaires « techniques » tels que les hébergeurs et les fournisseurs d'accès disposent quant à eux d'informations précieuses sur l'identité des vendeurs.

Exemple de droit de communication

Source : DGFiP.

Toutefois, en dépit de son renforcement récent qui doit être salué, le droit de communication souffre d'une faiblesse intrinsèque : son absence de portée extraterritoriale. Il ne peut pas être utilisé pour interroger un site ou un tiers situé à l'étranger . Or rien n'est plus aisé, pour un site Internet ayant une activité en France, que d'être hébergé ou domicilié dans un pays étranger - c'est même la norme pour les sites les plus importants. Dès lors, les efforts de l'administration fiscale sont condamnés à rester vains dans une large mesure.

Ainsi, plusieurs acteurs majeurs d'Internet, sans même parler des plus petits, refusent à ce jour de répondre aux demandes de l'administration fiscale, en invoquant leur domiciliation à l'étranger - par exemple au Luxembourg, en Irlande ou aux Pays-Bas... Dans ce cas, la seule possibilité est de recourir à l'assistance administrative internationale (AAI) , mais il s'agit là d'une procédure lente, particulièrement lourde à mettre en oeuvre, et très dépendante de la bonne volonté de l'autre État. En d'autres termes, à moins d'un enjeu financier très important - ce qui précisément est rarement le cas -, cette solution n'est pas envisageable.

Un autre exemple flagrant est celui de PayPal . Il s'agit d'un moyen de paiement couramment utilisé sur Internet : 38 % des acheteurs déclarent utiliser un portefeuille en ligne 55 ( * ) , et PayPal compte 7 millions de comptes utilisateurs actifs en France, avec une moyenne de 25 paiements par an, et environ 40 000 comptes marchands (pour près de 160 000 sites marchands en France) 56 ( * ) . Or PayPal , prestataire de services de paiement domicilié au Luxembourg en tant qu'établissement de crédit au sens de l'article 2 de la loi du 5 avril 1993 sur le secteur financier, n'est pas couvert par le droit de communication français . La DGFiP a ainsi confirmé que PayPal ne répondait pas aux demandes qui lui étaient directement adressées ; lors de l'audition du groupe de travail, les représentants de la société ont confirmé que toute demande devait être adressée à l'administration fiscale luxembourgeoise, dans le cadre de l'assistance administrative internationale.

Il est donc aisé de ne pas déclarer les flux financiers transitant par un compte de monnaie électronique , d'autant que l'obligation prévue à l'article 1649 A du code général des impôts de déclaration au fichier des comptes bancaires (FICOBA) n'est applicable que si la somme des encaissements annuels dépasse le seuil de 10 000 euros 57 ( * ) . Bien entendu, l'utilisation de comptes de monnaies électroniques pour dissimuler des transactions commerciales n'est pas limitée à Internet - le groupe de travail a pu constater que des boutiques « physiques » demandaient à leurs clients un règlement exclusif par ce moyen.

4. Les limites de l'autorégulation des « marketplaces »

Dans une certaine mesure, et à défaut d'outils à disposition de l'administration fiscale, la distinction entre particuliers et professionnels repose en partie sur les plateformes de mise en relation , les « marketplaces » et autres sites d'annonces et d'enchères.

Sur plusieurs plateformes entendues par le groupe de travail, comme par exemple Leboncoin , La Centrale ou encore eBay , des équipes de modération et des algorithmes détectent les vendeurs ayant une activité régulière et importante, à partir d'un certain nombre de critères (prix, volume, nombre d'articles etc.). Pour ces plateformes, la détection des « faux particuliers » est un enjeu commercial : ces derniers se voient souvent proposer un statut de « professionnel », payant par abonnement, qui inclut des options de visibilité supérieure.

Cette autorégulation, si elle doit être saluée, trouve toutefois rapidement ses limites . En effet, le fait que plusieurs « marketplaces » demandent à certains de leurs vendeurs d'avoir un statut de professionnel, et même le cas échéant un numéro de TVA et un numéro SIRET, n'implique en rien que ces derniers s'acquittent, ensuite, de leurs obligations fiscales. De plus, l'argument de l'autorégulation ne vaut que pour le e-commerce via une plateforme, et pas pour les ventes directes. Le problème reste donc entier .

5. Une mobilisation qui n'est pas encore à la hauteur des enjeux

L'impuissance actuelle de l'administration fiscale face à la fraude sur Internet ne tient pas qu'à l'insuffisance de ses moyens : le groupe de travail déplore également le manque de mobilisation de l'administration et du Gouvernement sur le sujet , ce qui est pour le moins préoccupant compte tenu de l'importance des montants en jeu, et peu responsable eu égard à la situation actuelle des finances publiques.

Au niveau administratif, tout d'abord, il est difficile de percevoir une véritable mobilisation sur le sujet au sein de l'administration fiscale. Trop occupés aux tâches de gestion quotidienne et opérationnelle de l'impôt - il est vrai fort délicates ces dernières années dans un contexte d'instabilité fiscale et de baisse des effectifs -, les fonctionnaires n'ont pas de temps à consacrer à la veille et à la prospective sur le sujet, qui pourtant évolue constamment . Les rigidités organisationnelles des grandes directions à réseaux du ministère de l'économie et des finances (DGFiP et DGDDI) n'arrangent évidemment rien. Il résulte des différentes auditions qu' une sorte d'attentisme, si ce n'est de fatalisme, prévaut actuellement : tant que l'édifice tient plus ou moins debout, il ne faut toucher à rien... quitte à prendre le risque d'une érosion lente et insidieuse des assiettes fiscales.

Si les demandes du groupe de travail ont le plus souvent été traitées avec diligence, le sujet demeure malgré tout perçu comme « accessoire » . Pourtant, c'est toute l'économie qui demain sera largement « numérique » : qu'adviendra-t-il alors des recettes de l'État si rien n'est fait ?

Au niveau politique, surtout, la fraude sur Internet n'est pas une priorité . Les ministres et responsables interrogés à plusieurs reprises dans le cadre d'auditions de la commission des finances du Sénat ont souvent produit des éléments de réponse très vagues, reflétant en cela les difficultés rencontrées sur le terrain par l'administration fiscale. Par ailleurs, il est plus facile de parler d'Internet en termes positifs - les start up , l'économie du partage et le très haut débit - qu'en abordant de front le sujet de l'impôt...

Ce propos doit toutefois être nuancé, pour deux raisons.

D'autre part, la France figure parmi les pays les plus actifs en matière de lutte contre la fraude fiscale sur Internet - et hors Internet aussi, d'ailleurs. Les possibilités sont certes limitées dans le cadre juridique actuel, mais les fonctionnaires rencontrés par le groupe de travail sont résolus à faire le meilleur usage de celles-ci, et comptent beaucoup sur l'élargissement du droit de communication.

D'autre part, il est visible que les choses commencent à changer, et plusieurs initiatives récentes doivent être saluées .

Ainsi, en avril 2014, la DGFiP a mis en place une « task force TVA » interministérielle , qui rassemble des fonctionnaires de plusieurs autres administrations (douane, police, justice, travail, Tracfin). La « task force » s'appuie notamment sur des logiciels de « datamining » afin d'identifier les risques de fraudes sur de gros volumes de transactions. Toutefois, si la lutte contre la fraude sur Internet fait partie des axes de travail de la « task force », elle est en réalité très secondaire par rapport à la lutte contre les « carrousels » de TVA : là encore, la priorité est accordée aux dossiers représentant individuellement un gros volume.

La DGFiP et la DGDDI mentionnent également la lutte contre la fraude sur Internet parmi leurs priorités dans leurs documents stratégiques respectifs. Le rapport d'Albéric de Montgolfier et Philippe Dallier sur le sujet en 2013 a certainement joué un rôle à cet égard 58 ( * ) .

Enfin, la lutte contre la fraude à la TVA, et notamment contre les fraudes liées à la vente à distance, fait partie des priorités affichées lors du comité national de lutte contre la fraude fiscale (CNLF) du 23 juin 2015 . On ne peut que partager le constat du CNLF : « le caractère dématérialisé du commerce en ligne, qui favorise notamment l'anonymat, facilite certaines fraudes et les rend plus complexes à déceler et à combattre ». Toutefois, aucun nouvel outil juridique ou technique n'a été annoncé à cette occasion.

À la Commission européenne, la « stratégie pour le marché unique numérique » présentée le 25 mars 2015 comporte quelques éléments relatifs à la fiscalité, mais pas à la fraude. Il est essentiellement proposé de simplifier le régime de TVA et d'introduire un seuil unique pour les entreprises de petite taille, afin de réduire leurs charges administratives. Ceci dit, les aspects fiscaux ne sont pas traités directement par la DG CONNECT (Réseaux de communication, contenus et technologies), mais par la DG TAXUD (Fiscalité et union douanière).

Lors du déplacement du groupe de travail à Bruxelles le 4 juin 2015, le commissaire européen aux affaires économiques et financières, à la fiscalité et à l'union douanière, Pierre Moscovici, a ainsi confirmé que la Commission européenne entendait formuler plusieurs propositions en 2016 dans le cadre de la mise en place du régime définitif de la TVA.

Parmi les pistes qui pourraient être retenues figurent :

- l'extension du « guichet unique » au commerce de marchandises et la révision, voire la suppression, du seuil de 100 000 euros ;

- la suppression du seuil de 22 euros pour les envois à valeur négligeable (EVN) ;

- l'instauration d'un système de dédouanement et de paiement de la TVA à l'importation simplifié, réservé aux seuls opérateurs fiables.

Ces propositions, si elles voient le jour, doivent être saluées. Par ailleurs, Pierre Moscovici a confirmé l'opposition de principe de la Commission européenne à l'instauration d'une taxe spécifique sur les activités de l'économie numérique . C'est également la position du groupe de travail : dans la mesure où le « numérique » s'étend progressivement à toute l'économie, c'est bien le droit commun qui a vocation à s'appliquer , si nécessaire avec quelques adaptations.

À cet égard, le travail mené par la Commission européenne sur l'harmonisation des assiettes est complémentaire des propositions du groupe de travail sur les modalités de recouvrement , qui sont de la compétence des États membres. Le commissaire européen Pierre Moscovici a clairement fait savoir que la Commission européenne accueillerait avec bienveillance et examinerait avec attention toutes les propositions innovantes de la part des États membres sur le sujet.

De fait, tout l'enjeu est bien de parvenir à collecter efficacement la TVA. À cette fin, et compte tenu de l'obsolescence de notre système actuel de prélèvement, le groupe de travail propose un changement complet de paradigme : prélever la TVA au moment de la transaction , et non plus a posteriori .


* 46 Source : réponse de la DGFiP au questionnaire du groupe de travail.

* 47 Source : réponse de la DGFiP au questionnaire du groupe de travail.

* 48 Source : réponse de la DGFiP au questionnaire du groupe de travail.

* 49 Source : réponse de la DGFiP au questionnaire du groupe de travail.

* 50 Source : réponse de la DGDDI au questionnaire du groupe de travail.

* 51 Article 55 de la loi n° 2008-1443 du 30 décembre 2008 de finances rectificative pour 2008.

* 52 Article 21 de la loi n° 2014-1655 du 29 décembre 2014 de finances rectificative pour 2014.

* 53 Cette disposition est toutefois limitée à l'établissement de l'assiette et au contrôle de l'impôt, alors que le droit de communication « normal » peut être utilisé pour le recouvrement.

* 54 Décret n° 2015-1091 du 28 août 2015, pris en Conseil d'État après avis de la Commission nationale informatique et libertés (CNIL).

* 55 Source : réponse de la FEVAD et de la FBF au questionnaire du groupe de travail. Par ailleurs, 80 % des acheteurs en ligne déclarent utiliser une carte bancaire pour leurs achats en ligne.

* 56 Source : audition de PayPal par le groupe de travail (20 mai 2015).

* 57 Bulletin officiel des finances publiques (BOFiP) BOI-CF-CPF-30-20-20131112.

* 58 Rapport n° 93 (2013-2014) d'Albéric de Montgolfier et Philippe Dallier, « Les douanes face au commerce en ligne : une fraude fiscale importante et ignorée », 23 octobre 2013.

Page mise à jour le

Partager cette page