III. LES RECOMMANDATIONS DE VOTRE RAPPORTEUR SPÉCIAL

1. Pour créer les conditions d'un débat apaisé, le ministère de la culture doit se doter de meilleurs outils de suivi des dépenses fiscales qui lui sont rattachées et procéder à une évaluation détaillée des dispositifs les plus coûteux

Au manque de dialogue entre l'administration et les acteurs privés s'ajoute un « dialogue de sourd » entre le ministère du budget et celui de la culture , lesquels se renvoient mutuellement la responsabilité d'un suivi précis des dépenses fiscales liées aux monuments historiques, comme l'a souligné la Cour des comptes dans son récent rapport relatif à l'exécution budgétaire 2014 de la mission « Culture ».

Les difficultés de suivi des dépenses fiscales relatives à la mission
« Culture » soulevées par la Cour des comptes

Le ministère [de la culture] indique que « la prévision et le suivi des dispositifs fiscaux, notamment en termes de chiffrage de la dépense fiscale, ne peuvent être menés de manière optimale étant donné les difficultés de communication avec la direction de la législation fiscale ».

S'agissant plus particulièrement des dépenses fiscales relatives aux monuments historiques et à la restauration immobilière, le ministère de la culture précise qu'il n'est en mesure de jouer un rôle ni dans le suivi, ni dans le contrôle de ces dépenses, « cette tâche incombant entièrement au ministère chargé du budget et ne pouvant être réalisée que par une remontée des données chiffrées en provenance des directions des finances publiques locales ».

Le ministère des finances et des comptes publics indique, quant à lui, que l'évaluation de l'efficacité et de l'efficience des dispositifs relatifs aux monuments historiques et à la rénovation immobilière est « en premier chef du ressort du ministère de la culture, responsable et porteur de la politique publique associée. [...] La remontée des données issues des dossiers gérés par les directions locales de la DGFiP n'est pas envisagée à ce stade et serait disproportionnée compte tenu des enjeux ».

Eu égard à leur nombre (six dispositifs, soit 22 % du nombre total des dépenses fiscales de la mission), à leur coût important pour la mission « Culture » (88 millions d'euros par an, soit 19 % du montant total des dépenses fiscales de la mission dont deux dispositifs qui ne font l'objet d'aucun chiffrage), il semble indispensable qu'une évaluation de ces dépenses fiscales soit conduite rapidement, de manière concertée, par le ministère de la culture et de la communication et le ministère des finances et des comptes publics .

Source : Cour des comptes, note d'exécution budgétaire relative à l'exécution 2014, pp. 44 et 45

Il n'est ainsi pas possible au ministère de la culture, ni à celui du budget, d'indiquer précisément, au niveau national, la dépense publique et la dépense fiscale consentie en faveur des monuments historiques inscrits d'une part, classés d'autre part, détenus par des propriétaires privés. L'absence d'une telle donnée, pourtant fondamentale, laisse à penser que les moyens consacrés par le ministère de la culture au suivi des questions fiscales sont, sinon insuffisants, du moins insuffisamment orientés vers la production d'évaluations chiffrées et qualitatives permettant aux citoyens comme aux parlementaires de mieux appréhender le volet fiscal de la politique patrimoniale.

C'est pourtant bien le ministère de la culture qui doit demeurer le principal acteur de ces sujets, en ce qu'il est le plus à même d'apprécier les résultats obtenus par la dépense fiscale et de les mettre au regard de leur coût. Un suivi détaillé des questions fiscales apparaît d'autant plus nécessaire que l'actuel contexte budgétaire tendu ne permet ni de se passer de l'effort fait par les propriétaires privés, ni de diminuer sans réelles contreparties les recettes du budget de l'État .

2. Pour assurer le développement d'une offre culturelle et touristique variée sur nos territoires, la définition de l'ouverture au public doit être modernisée et les objectifs de la dépense fiscale en faveur des monuments historiques clarifiés

Le régime fiscal associé à la protection et à la valorisation du patrimoine monumental s'est bâti de façon progressive . Si l'évolution des dispositifs avec le temps paraît souhaitable et nécessaire afin que la dépense fiscale soit toujours adaptée aux enjeux, force est de constater que les modifications successives sont parfois source de complexité.

Comme le relèvent les auteurs du rapport remis au Parlement en avril 2008 relatif aux niches fiscales non plafonnées, « le régime fiscal des monuments historiques, mis en place en 1964, a été peu à peu complexifié parce qu'il prenait en compte des situations très diverses » : ainsi, le régime est différencié selon que l'immeuble est loué ou ouvert à la visite, que la visite est payante ou non, qu'il est accompagné d'un jardin ou d'un parc ouvert au public... La nature des charges admises en déduction et le taux auquel elles sont prises en compte dépendent aussi d'autres paramètres, comme la qualité de l'immeuble (labellisé, classé ou inscrit) et le fait que son propriétaire l'occupe ou non. Il paraît évidemment louable de chercher à proportionner l'avantage fiscal à la situation du propriétaire mais la multiplication des cas particuliers nuit à la lisibilité du dispositif pour le contribuable. La réforme de décembre 2014 constitue à ce titre une nouvelle ramification du régime puisque l'agrément ne peut plus être accordé qu'à un seul type de monument. Il paraît souhaitable d'engager un travail de réflexion sur l'harmonisation du régime dérogatoire pour tous les immeubles inclus dans le dispositif.

L'ouverture au public, en particulier, outre que sa caractérisation diffère d'un dispositif à l'autre, semble connaître une définition trop restreinte qui ne correspond plus aux pratiques touristiques actuelles . Ainsi, en sont exclues les visites scolaires, les ouvertures pendant l'hiver et les événements exceptionnels ainsi que le temps de préparation qu'ils exigent. Votre rapporteur considère que l'annualisation du calcul des jours d'ouverture au public, qui ne sont pour l'instant pris en compte qu'en période estivale, contribuerait à moderniser le régime des monuments historiques et permettrait de diversifier l'offre culturelle et touristique dans nos régions. Afin de maîtriser l'impact budgétaire d'une telle réforme - que les données disponibles ne permettent pas d'estimer finement - et d'éviter que certains propriétaires n'ouvrent leur monument qu'en hiver, période en général moins propice à la visite, il paraîtrait opportun de fixer un nombre minimal de jours d'ouverture en été . Ainsi les propriétaires de monument seraient incités non pas à délaisser la période estivale, mais à diversifier leurs dates d'ouverture.

Plus largement, la question des objectifs de la politique fiscale en faveur du patrimoine monumental privé doit être posée : il semble que l'ouverture au public ne soit pas toujours la seule ni même la meilleure manière de valoriser un monument et de faire vivre un territoire . Comme le note le Conseil d'analyse économique, « pour le patrimoine tangible, existent des effets de congestion, avec une forte concentration des visites sur un petit nombre de musées et de sites, d'où la coexistence de lieux congestionnés et de sites désertés ». Certains petits bâtiments n'attirent pas un public nombreux, pour partie du fait d'un manque de communication, mais aussi en raison de contraintes pratiques telles que la localisation du monument. Un gîte ou une chambre d'hôtes bien gérés et aménagés dans le respect de l'histoire des lieux peuvent attirer un public plus large et engendrer davantage de recettes publiques qu'une ouverture quelques semaines par an. Il apparaîtrait dès lors préférable que les textes fiscaux prennent en compte la notion de la valorisation économique et territoriale du bâtiment : loin d'une suspicion systématique à l'égard de tout projet non directement lié à l'habitation ou à la visite muséale, il semble nécessaire aujourd'hui de reconnaître de nouvelles formes de valorisation du patrimoine. Une telle évolution, dès lors qu'elle s'accompagnerait d'un renforcement du contrôle de l'administration sur les bénéficiaires, permettrait tout à la fois d'assurer l'intégrité patrimoniale du monument et de mettre en oeuvre la célèbre maxime de Viollet-le-Duc selon laquelle « le meilleur moyen de conserver un édifice, c'est de lui trouver un emploi » 35 ( * ) .

3. Pour simplifier et accélérer les procédures, l'agrément permettant de bénéficier du régime fiscal des monuments historiques doit être unique, que la propriété soit divisée par le biais d'une copropriété ou d'une SCI non familiale

La rédaction actuelle des dispositions définissant le régime des monuments historiques manque de lisibilité concernant la nature de l'agrément à demander dans le cas d'une SCI ou d'une copropriété afin de pouvoir bénéficier du régime des monuments historiques. En effet, les dispositions concernant l'agrément sont distribuées à deux alinéas différents du même article 156 bis du code général des impôts, selon que le bien est détenu par le biais d'une copropriété 36 ( * ) ou d'une SCI 37 ( * ) , ce qui a pu conduire l'administration fiscale à retenir une interprétation selon laquelle deux agréments différents doivent être demandés - bien que ce point ne ressortisse clairement ni de la rédaction de la loi, ni de la jurisprudence attachée au régime des monuments historiques.

Dans la mesure où les critères de délivrance de l'agrément sont et ont toujours été les mêmes pour une SCI et pour une copropriété, la délivrance d'un nouvel agrément en cas de passage d'une copropriété à une SCI, par exemple en raison de difficultés de financement, ne se justifie par aucune nécessité patrimoniale ni juridique. Elle contribue à faire perdre du temps tant à l'administration fiscale qu'aux parties prenantes du projet de rénovation du monument historique.

Votre rapporteur propose donc de clarifier la rédaction de l'article 156 bis du code général des impôts : prévoir la délivrance d'un agrément unique quel que soit le mode de division du bâtiment introduirait davantage de souplesse sans affaiblir les contraintes imposées aux propriétaires. Cette réforme n'introduirait pas de coûts supplémentaires dans la mesure où elle ne constitue pas un assouplissement des critères de délivrance de l'agrément.

4. Pour assurer la préservation effective de notre patrimoine bâti dans toute sa diversité, il est urgent que les monuments historiques inscrits soient réintégrés au sein des potentiels bénéficiaires de l'agrément ministériel et que ses critères de délivrance soient repensés

En loi de finances rectificative de décembre 2014, le Gouvernement a fortement restreint le régime fiscal dérogatoire lié aux monuments historiques . D'une part, les monuments inscrits et labellisés par la Fondation du patrimoine ont été exclus de l'agrément permettant à une copropriété ou à une SCI, sous certaines conditions, de bénéficier du dispositif prévu à l'article 156 du code général des impôts. D'autre part, cet agrément ne peut désormais être délivré qu'à la condition que le monument soit affecté à l'habitation pour au moins 75 % de ses surfaces habitables pendant un minimum de quinze années.

Le ministère du budget indique que cette réforme est censée permettre de « dépasser la situation de blocage en objectivant les conditions d'octroi de l'agrément par la mobilisation de critères vérifiables » : depuis quelques années, très peu d'agréments avaient été attribués, censément en raison du caractère peu précis des critères préexistants prévus par la loi de finances pour 2009 38 ( * ) : « l'intérêt patrimonial du monument » et « l'importance des charges relatives à son entretien ». Il paraît difficile de ne pas s'interroger face au soudain revirement du bureau des agréments du ministère des finances : alors que le texte a été appliqué en l'état et sans problème apparent pendant plusieurs années 39 ( * ) , la découverte subite d'un dysfonctionnement aussi grave ne peut qu'inviter à mieux comprendre la nature et les effets de la réforme mise en oeuvre.

Évolution du nombre de demandes d'agrément reçues
et des demandes d'agrément acceptées, de 2012 à 2014

Source : commission des finances du Sénat, d'après les réponses du ministère du budget au questionnaire du rapporteur spécial

Si le caractère conditionnel de l'application de l'article 156 du code général des impôts aux propriétés indirectes ou divisées se comprend aisément au regard de la nécessité « d'éviter que des immeubles appartenant au patrimoine national ne soient considérés comme un simple produit d'optimisation fiscale , susceptibles d'être vendus à la découpe à des investisseurs au détriment de la qualité de la conservation de ces immeubles » 40 ( * ) , il paraît en revanche plus surprenant que le Gouvernement ait introduit, par voie d'amendement à son propre texte, une réforme d'une urgence telle qu'il n'a pas été jugé nécessaire d'établir le moindre dialogue avec les acteurs du secteur ni avec le Parlement : aucune étude d'impact n'accompagnait l'amendement gouvernemental.

Pourtant, les conséquences économiques, sociales et patrimoniales de l'exclusion brutale des monuments inscrits ont été importantes, comme en témoigne l'exemple du château de Montmaur.

Le château de Montmaur

Cet immeuble est inscrit en totalité à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques par arrêté ministériel du 10 février 1926. La société Stella en a débuté la restauration dans la perspective de revendre le bien en lots à usage d'habitation 41 ( * ) , l'achat desquels devait financer les travaux. Ceux-ci ont débuté en juillet 2013.

Le régime fiscal associé aux monuments historiques revêt une importance décisive pour ce type de projet puisqu'il constitue pour les investisseurs une contrepartie à l'effort financier qu'ils consentent : en raison des contraintes liées à la qualité du monument, le prix du mètre carré est supérieur à celui du marché.

La crise économique et financière ainsi que la taille des lots résultant de la division ont entraîné des difficultés de financement du projet. Celles-ci ont conduit la société à envisager en fin d'année 2014 et en début d'année 2015 à mettre en vente les lots restants sous la forme d'une souscription à des parts de sociétés civiles non familiales, mais la réalisation de l'opération est subordonnée à l'accord des services fiscaux sur l'application du régime fiscal prévu à l'article 156 bis du code général des impôts 42 ( * ) .

La réforme intervenue par loi de finances rectificative condamne ce projet et a entraîné l'interruption des travaux. Les conséquences sont graves tant pour la société qui détient le bien que pour celle qui en assurait la rénovation : l'une menace de faire faillite quand l'autre, l'entreprise Vermorel, a déjà dû licencier trois personnes à la suite de l'arrêt du chantier.

Source : commission des finances du Sénat

Sur un plan strictement patrimonial, l'idée selon laquelle la restriction du régime aux monuments classés permettrait de se concentrer sur les monuments dont l'intérêt patrimonial est le plus important paraît peu convaincante . Le classement ou l'inscription d'un monument obéissent à des considérations d'opportunité, en particulier s'agissant de propriétaires privés, qui ont peu à voir avec l'intérêt du bâtiment. Les sujétions plus importantes attachées au régime des monuments historiques peuvent conduire les propriétaires à préférer l'inscription au classement et la porosité entre ces deux catégories est d'autant plus manifeste que le ministère du budget a indiqué, en réponse au questionnaire de votre rapporteur spécial, que « la plupart des classements concernent des immeubles déjà inscrits » .

En outre, le régime de l'agrément a d'abord été pensé pour des grands bâtiments (anciennes casernes, hôpitaux, couvents...) qui sont majoritairement inscrits . Comme en témoigne la lecture des travaux préparatoires de l'Assemblée nationale sur ce sujet, la réforme de 2009 avait pour but de contrôler les divisions abusives de petits châteaux ou hôtels particuliers qui se prêtent mal à un découpage trop important, et non de bloquer des projets de rénovation dans des grands bâtiments pour lesquels la division est indispensable tout à la fois pour financer les travaux et pour faire revivre le bâtiment. « En revanche, il peut arriver que des couvents, des monastères ne puissent être réhabilités que grâce à une mise en copropriété . Auquel cas, la défiscalisation serait autorisée par un agrément de l'État », concluait le rapporteur général de la commission des finances de l'Assemblée nationale, Gilles Carrez, lors de la présentation en séance publique de l'amendement instaurant l'agrément.

Sur un plan budgétaire, la restriction du régime aux seuls monuments classés emporte une autre conséquence qu'on peine à penser fortuite : l'importante diminution du nombre de bénéficiaires potentiels . En effet, non seulement les monuments classés sont beaucoup moins nombreux que les inscrits, mais ils sont également majoritairement détenus par la puissance publique, ce qui de facto les exclut du régime prévu à l'article 156 du code général des impôts.

Monuments classés et inscrits sur la période 2005-2014

Source : commission des finances du Sénat, d'après les réponses du ministère du budget au questionnaire du rapporteur spécial

Ainsi, en excluant les monuments historiques inscrits, la réforme intervenue en loi de finances rectificative conduit à ôter du champ de l'exception prévue à l'article 156 bis du code général des impôts plus des trois quarts des monuments historiques détenus par des propriétaires privés . En effet, selon les chiffres publiés par le ministère de la culture et de la communication, retraités par la commission des finances du Sénat, les propriétaires privés détenaient 35 % des monuments historiques classés environ, mais 57 % des monuments historiques inscrits, lesquels représentent plus de 75 % des monuments historiques possédés par une personne privée.

Au surplus, les enjeux budgétaires n'apparaissent pas particulièrement significatifs . Le coût du régime des monuments historiques s'élevait à 60 millions d'euros en 2014, mais seule une fraction de cet agrégat est liée aux exceptions prévues à l'article 156 bis du code général des impôts. Contrairement à une idée qui semble répandue, la dépense fiscale n'est pas effectuée « à fonds perdus » : le dispositif de l'article 156 du code général des impôts a pour objet de soutenir et d'encourager les dépenses des propriétaires privés eux-mêmes.

Cette réforme a conduit à l'abandon, pour des raisons financières, de projets de rénovation de monuments présentant un réel intérêt patrimonial que l'État ne peut pas prendre seul en charge. Nombre de petites entreprises spécialisées, dont le savoir-faire est capital à la préservation de notre patrimoine, sont aujourd'hui menacées de disparition. Votre rapporteur considère donc qu'il est urgent que les monuments inscrits soient réintégrés, par exemple à l'occasion du projet de loi de finances pour 2016, à l'agrément ministériel permettant l'application du régime fiscal des monuments historiques.

Il faut enfin souligner que le Sénat comme l'Assemblée nationale ont voté, à l'occasion de l'examen de la loi dite « Macron », en faveur de la ré-inclusion des monuments inscrits au sein de l'agrément prévu à l'article 156 bis du code général des impôts (article 25 bis AA de la petite loi et article 83 de la loi promulguée). Cette disposition a été censurée par le Conseil constitutionnel au motif qu'il s'agissait d'un « cavalier législatif ». Il n'en reste pas moins que le Gouvernement, s'il maintient sa réforme, le fait non seulement contre les acteurs du secteur mais aussi contre le Parlement, qui a clairement exprimé son désaccord avec cette réforme hâtive et ne présentant d'intérêt ni pour la préservation du patrimoine, ni pour celle des finances publiques .

En outre, les critères de délivrance de l'agrément tels qu'ils découlent de la réforme de 2014 ne paraissent pas assurer une protection effective de la qualité des immeubles à conserver. Deux points sont particulièrement problématiques : d'une part, l'affectation de trois quarts des surfaces à l'habitation rendra impossible la rénovation de certains bâtiments industriels : il en est ainsi, par exemple, des anciens ateliers Christofle, situés dans une zone dont le plan local d'urbanisme (PLU) interdit l'habitation. D'autre part, imposer que cette affectation intervienne dans un délai de deux ans après la demande d'agrément paraît méconnaître la réalité des délais d'instruction et de conduite des opérations de rénovation de monuments historiques : l'instruction des études pour obtenir l'autorisation de travaux, la vente des lots et le chantier lui-même - qui est considérablement complexifié du fait de la qualité patrimoniale du monument - prennent plus de deux ans, d'autant plus que la délivrance de l'agrément par les services fiscaux se fait rarement en moins de six mois.

Votre rapporteur considère donc que le régime de l'agrément doit être profondément repensé : outre la réintégration des monuments inscrits, il s'agit de mettre en oeuvre des critères souples, conçus dans une perspective non seulement budgétaire, mais aussi patrimoniale.

5. Pour une conservation effective des « secteurs sauvegardés », les intérieurs doivent faire l'objet d'une protection accrue lors des rénovations « Malraux »

Les secteurs sauvegardés ont été créés pour éviter que la facilité d'une construction rapide et peu coûteuse ne compromette la préservation du patrimoine urbain. Paradoxalement, ils connaissent à leur tour un détournement dans le cas des décors intérieurs : à une rénovation onéreuse et longue est parfois préférée une solution consistant à isoler les éléments de décor susceptibles d'être revendus « en pièces détachées » à des antiquaires et à supprimer les autres.

Le plan de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV) dont l'élaboration accompagne en principe la création de tout secteur sauvegardé inclut pourtant explicitement l'intérieur des immeubles : la loi dispose qu'outre les dispositions applicables aux plans locaux d'urbanisme (PLU), le plan de sauvegarde et de mise en valeur peut également comporter « l'indication des immeubles ou parties intérieures ou extérieures d'immeubles :

a) dont la démolition, l'enlèvement ou l'altération sont interdits et dont la modification est soumise à des conditions spéciales ;

b) dont la démolition ou la modification pourra être imposée par l'autorité administrative à l'occasion d'opérations d'aménagement publiques ou privées. »

Cette intégration des intérieurs dans le champ de la protection explique qu'à l'origine, ait été adjointe au permis de construire - qui vise essentiellement des transformations extérieures - une « autorisation spéciale pour les travaux qui ne ressortissent pas au permis de construire » dont le champ, plus large, devait également couvrir les transformations intérieures des bâtiments.

Si l'ordonnance du 28 juillet 2005 43 ( * ) relative aux secteurs sauvegardés réaffirme la protection des « parties intérieures d'immeubles », elle en modifie le régime dans la mesure où l'autorisation spéciale de travaux est supprimée. Le décret du 5 janvier 2007 44 ( * ) précise alors le nouveau régime d'autorisation, qui diffère selon que le PSMV a été ou non adopté.

Si le secteur sauvegardé est délimité, mais le PSMV en cours d'élaboration ou de révision, les obligations du propriétaire sont très importantes et les intérieurs font l'objet d'une stricte protection : sont soumis à déclaration préalable « tous les travaux effectués à l'intérieur des immeubles » du secteur. Le décret impose de joindre au dossier de déclaration « un document graphique faisant apparaître l'état initial et l'état futur » des intérieurs.

En revanche, dans le cas où le PSMV a été approuvé - ce qui est le cas pour les principales villes patrimoniales françaises - le niveau de protection est bien moindre . D'une part, le permis de construire n'est plus nécessaire que pour les seuls immeubles reconnus comme étant « à conserver » par le plan de sauvegarde, ce qui suppose une exhaustivité parfaite du PSMV. D'autre part, même dans ce cas, seront concernés par cette obligation les seuls travaux ayant « pour objet ou pour effet de modifier la structure du bâtiment ou la répartition des volumes ». L'arrachement de boiseries, la suppression de cheminées ou le prélèvement de plafonds peints peuvent donc être réalisés sans permis de construire, c'est-à-dire sans « avis conforme » de l'architecte des bâtiments de France (ABF).

Ce régime n'est pas satisfaisant en ce que l'intérêt patrimonial du monument peut tout à fait être atteint en l'absence de modification du gros oeuvre ou du cloisonnement intérieur , comme en témoigne l'exemple des boiseries démontées et revendues d'un hôtel particulier classé comme étant « à conserver » 45 ( * ) : le bâtiment perd un élément patrimonial important mais le volume intérieur n'en est pas pour autant modifié.

Plusieurs évolutions peuvent être envisagées. À court terme, il s'agit avant tout d'élargir la procédure d'autorisation préalable à tous les travaux effectués à l'intérieur des immeubles à conserver (hors travaux d'entretien et de réparation ordinaires), afin que l'architecte des bâtiments de France ait un droit de regard sur le traitement des décors intérieurs. À moyen ou long terme, il paraît nécessaire d'engager un mouvement d'inventaire de ces décors : mieux connus, les intérieurs pourraient être mieux préservés et leur régime de protection adapté. Cette recension pourrait s'effectuer de façon volontaire - un propriétaire souhaitant s'assurer que son bien ne sera pas dénaturé pourrait par exemple demander à ce qu'un décor intérieur soit annexé au PSM - ou de façon plus systématique, à l'occasion de chaque demande d'autorisation portant sur un intérieur.


* 35 Dictionnaire raisonné de l'architecture française.

* 36 Alinéa 3 du II de l'article 156 bis du code général des impôts.

* 37 V du même article.

* 38 Article 85 de la loi n° 2008-1425 du 27 décembre 2008 de finances pour 2009.

* 39 D'après le rapport du conseil d'analyse économique (CAE) de 2011 « Valoriser le patrimoine culturel de la France », p. 122 : « le régime fiscal des monuments historiques ne constitue pas un produit d'optimisation fiscale source d'abus (...). Il est en effet la contrepartie de charges supplémentaires réellement supportées par les propriétaires dans l'intérêt de la conservation du patrimoine national » .

* 40 Instruction fiscale 5 D-2-09 du 06 octobre 2009, §37 al.2.

* 41 La division en dix-huit lots d'habitation de cette copropriété a été élaborée en concertation avec les services de la DRAC de Montpellier à partir de la naissance du projet, soit fin 2005, vérifiée par le conservateur régional des monuments historiques par plusieurs visites du site en 2006 et 2007 puis définitivement confirmée par une étude archéologique demandée et cofinancée par la DRAC, achevée en novembre 2008.

* 42 Laquelle semble considérer que deux agréments distincts doivent être demandés selon que l'immeuble est détenu en SCI ou par une copropriété, ce que la loi ne précise pas (voir infra , recommandation n° 2).

* 43 Ordonnance n° 2005-1527 du 8 décembre 2005 relative au permis de construire et aux autorisations d'urbanisme.

* 44 Décret n° 2007-18 du 5 janvier 2007 pris pour l'application de l'ordonnance n° 2005-1527 du 8 décembre 2005 relative au permis de construire et aux autorisations d'urbanisme.

* 45 Cf. Julien Lacaze, docteur en droit, « Les PSMV protègent-ils toujours les intérieurs ? », in « Sites et monuments », pp. 35-39.

Page mise à jour le

Partager cette page