B. CE RENFORCEMENT NE PEUT ÊTRE SOUTENABLE QUE S'IL EST ACCOMPAGNÉ D'UNE STRATÉGIE ADPATÉE EN MATIÈRE DE RECRUTEMENT ET DE FORMATION

1. Des contraintes ont traditionnellement freiné la productivité des services concourant au renseignement intérieur

L'efficacité des services de renseignement dépend autant du niveau de leurs effectifs que de leur capacité à attirer et à fidéliser les personnels à la pointe des connaissances utiles à l'accomplissement de leurs missions.

Sur ce point, les comparaisons internationales mettent en évidence la singularité du modèle français , dont l'efficacité est remise en cause.

Dans une étude récente, Sébastien-Yves Laurent montre ainsi le contraste entre les approches américaine et française du recrutement et de la formation des cadres du renseignement 65 ( * ) .

Aux États-Unis, le recrutement des analystes est principalement réalisé au sein des universités, dont les programmes spécialisés sont abondamment financés par les services de renseignement. La préparation d'un doctorat est valorisée et les cadres des services sont encouragés à compléter leur formation universitaire au cours de leur carrière.

À l'inverse, le recrutement se fonde traditionnellement en France sur un « paradigme réaliste (...) éloigné, sinon récusant les savoirs enseignés à l'Université, reposant a contrario sur l'expérience du terrain , la connaissance du dossier, l'intuition ou la familiarité avec une zone ou une région » 66 ( * ) . Le recrutement se fait essentiellement par le biais de concours administratifs (commissaire et officier de police notamment) dont les épreuves sont fondées comme dans les administrations classiques sur les sciences « camérales » (économie, droit public), pourtant éloignées des exigences propres au renseignement. Au cours de leur carrière, le lien des analystes avec le monde universitaire est faible, voire inexistant . Au sein même du monde du renseignement, les échanges sont rares, chaque service disposant de sa propre instance de formation en interne .

Les faiblesses de ce modèle français de recrutement et de formation en matière de renseignement sont bien connues : les concours administratifs existants ne permettent pas de recruter les profils à la pointe des connaissances utiles, alors même la formation continue est peu développée et que le recrutement des contractuels est freiné sur le plan juridique et financier.

Aussi, plusieurs préconisations visant à faire évoluer ce modèle ont été formulées dès 2008 dans le cadre du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, qui recommandait notamment de 67 ( * ) :

- faciliter le recrutement de contractuels ;

- recruter non seulement dans les filières spécialisées ou techniques de la fonction publique, mais également dans les grandes écoles et les universités ;

- mutualiser les enseignements et définir des normes communes de gestion des carrières.

Dans son rapport remis en 2008 au Président de la République et au Premier ministre, la mission présidée par Alain Bauer préconisait également un rapprochement entre les universités, les grandes écoles et le monde du renseignement 68 ( * ) .

2. La mise en place d'une stratégie adaptée en matière de formation et de recrutement doit être accélérée

Les réformes de 2008 et 2013 ont indiscutablement permis de faire évoluer les modalités de recrutement de la DGSI , en comparaison avec celles qui prévalaient du temps de la DST et de la DCRG :

- le recrutement de contractuels s'est développé : sur les 432 créations de poste prévues par le plan quinquennal 2014-2018 de développement de la DGSI, 60 % concernent des contractuels 69 ( * ) ;

- une politique salariale cohérente avec le secteur privé a été mise en place, à l'image de ce qui existait déjà à la DGSE ;

- la mobilité a été encouragée au sein des services spécialisés formant la communauté française du renseignement ;

- une voie d'accès pour les administrateurs civils issus de l'École nationale d'administration (ENA) a été mise en place.

Si des progrès ont été réalisés sur ces différents points, force est de constater que le recrutement demeure insuffisamment ouvert et les outils de formation trop cloisonnés , ce qui freine la productivité des services de renseignement français.

a) L'évolution du recrutement demeure un impératif

S'agissant de la DGSI, les marges de manoeuvre offertes par la transformation de la DCRI en direction générale demeurent insuffisamment exploitées .

Concernant les contractuels, des contraintes continuent ainsi de peser sur la politique de recrutement de la DGSI. À titre d'illustration, lors de l'élaboration du plan de développement de la DGSI, la part des agents contractuels au sein des effectifs cibles a été plafonnée à 15 % afin de « garantir l'identité policière du service » 70 ( * ) .

Cette contrainte pourrait en partie expliquer le changement de stratégie de la DGSI dans le recrutement de ses effectifs. Alors que sur les 432 créations de poste prévues par le plan quinquennal 2014-2018 de développement de la DGSI, 60 % concernent des contractuels 71 ( * ) , le ministère de l'intérieur a indiqué que sur les 400 ETP recrutés en 2015 sur le programme « Police nationale », seulement 26 devraient concerner des contractuels - dont 8 au SCRT.

Aussi, votre rapporteur spécial suggère de remettre en cause ce plafonnement de la part des agents contractuels, qui n'a pas lieu d'être. À titre de comparaison, le pourcentage de contractuels atteint 23 % au sein de la DGSE 72 ( * ) .

Par ailleurs , votre rapporteur spécial regrette que les analystes demeurent à l'écart du mouvement de recrutement de contractuels . En effet, l'ouverture de la DGSI aux contractuels s'est principalement traduite par le recrutement de linguistes et d'informaticiens , alors même que les grandes écoles et les universités possèdent des programmes adaptés en matière de formation initiale des analystes 73 ( * ) .

Enfin, la question de l'évolution du recrutement par le biais de concours administratifs fondés sur les sciences camérales demeure .

S'agissant des autres services concourant au renseignement intérieur, les évolutions sont faibles voire inexistantes, en raison notamment de l'organisation administrative actuelle.

D'après les informations transmises à votre rapporteur spécial, il a ainsi été particulièrement difficile pour le SCRT d'obtenir le recrutement de contractuels, qui a finalement été accepté après les attentats de janvier. En 2015, le SCRT devrait ainsi recruter huit contractuels.

En outre, le rattachement à la sécurité publique est également problématique car il se traduit par une diminution du nombre de commissaires et officiers au profit des gardiens de la paix , dans le cadre de la démarche globale de déflation de ces corps.

Le problème se pose de manière semblable à la DRPP, qui dépend de la politique de recrutement globale de la préfecture de police et bénéficie donc, au prorata de ses effectifs, des demandes de postes.

Par ailleurs, l a DRPP n'a pour l'instant pas émis le souhait de pouvoir bénéficier d'apports extérieurs.

Pour ces services, votre rapporteur spécial recommande de mobiliser les marges de manoeuvre existantes afin d'ouvrir le recrutement , tout en étant pleinement conscient qu'une évolution de plus grande ampleur nécessitera certainement, comme indiqué précédemment, une adaptation de l'organisation administrative du renseignement intérieur.

Recommandation n° 7 : alléger les contraintes pesant sur le recrutement et définir une stratégie adaptée afin d'attirer au sein des services les profils à la pointe des connaissances utiles.

b) Les outils de formation pourraient être rénovés et mutualisés

En matière de formation, l'offre des différents services demeure marquée par son éclatement :

- s'agissant de la DGSI , une structure relevant du service de l'administration générale est chargée de la formation spécifique de l'ensemble des personnels ;

- s'agissant de la DRPP , la formation des personnels est partagée entre trois structures : la délégation au recrutement et à la formation de la police nationale (DRF) Paris - Île-de-France, la sous-direction de la formation de la direction des ressources humaines de la préfecture de police et la structure de formation interne de la DRPP pour les formations les plus opérationnelles ;

- s'agissant du SCRT, une cellule spécialisée au sein de la division de la formation de la DCSP est chargée de la mise en oeuvre du nouveau plan de formation, qui repose notamment sur un stage d'intégration obligatoire de trois semaines et des stages thématiques ;

- s'agissant de la SDAO, les formations sont dispensées par le Centre national de formation au renseignement opérationnel (CNFRO).

Votre rapporteur spécial tient néanmoins à saluer les premiers efforts de mutualisation qui ont été amorcés :

- la formation des agents du renseignement territorial , qu'ils soient policiers ou gendarmes, est désormais commune ;

- dans le cadre du protocole signé le 24 février 2015 entre la DGGN et la DPSD, la gendarmerie a proposé d'ouvrir le stage « sources ouvertes Internet » dispensé au CNFRO aux services qui en feraient la demande ;

- le SCRT a obtenu de pouvoir bénéficier de certaines formations de l'Académie du renseignement , théoriquement réservées aux services spécialisés de renseignement.

Parce qu'ils favorisent les échanges de bonnes pratiques et contribuent à la réduction de la dépense publique, ces efforts de mutualisation doivent impérativement être amplifiés .

À terme, un tronc commun de formation initiale et continue pourrait être mis en place tant pour le renseignement intérieur (DGSI, DRPP) que pour le renseignement de proximité (DRPP, SCRT et SDAO).

Au-delà de la question de la mutualisation des formations entre les services, il apparaît regrettable que les liens avec le monde universitaire demeurent aussi faibles. Sur ce point, votre rapporteur spécial rappelle qu'il ne peut être considéré que le développement d'une relation avec le monde universitaire relève exclusivement de la mission de l'Académie du renseignement.

À ce titre, votre rapporteur suivra avec attention le travail de réflexion en cours à la gendarmerie nationale sur l'ouverture à des formations qualifiantes auprès d'universités et d'instituts spécialisés.

Recommandation n° 8 : en matière de formation, renforcer les efforts de mutualisation et accélérer le rapprochement avec le monde universitaire afin de favoriser les échanges de bonnes pratiques et de réaliser des économies d'échelle.


* 65 Sébastien-Yves Laurent, « Plaidoyer pour un tournant analytique du renseignement et de la prospective », Revue Défense Nationale, décembre 2014, n° 775.

* 66 Sébastien-Yves Laurent, « Plaidoyer pour un tournant analytique du renseignement et de la prospective », précité, p. 17.

* 67 Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, juin 2008, p. 248.

* 68 Rapport de la mission "Déceler-Étudier-Former : une voie nouvelle pour la recherche stratégique" présidée par Alain Bauer et remis le 20 mars 2008, p. 31 et suivantes.

* 69 Rapport relatif à l'activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l'année 2014, p. 96.

* 70 Source : réponses de la DGSI au questionnaire.

* 71 Rapport relatif à l'activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l'année 2014, p. 96.

* 72 Rapport relatif à l'activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l'année 2014, p. 92.

* 73 Voir sur ce point : Sébastien-Yves Laurent, « Plaidoyer pour un tournant analytique du renseignement et de la prospective », précité, p. 18.

Page mise à jour le

Partager cette page