N° 131

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2015-2016

Enregistré à la Présidence du Sénat le 3 novembre 2015

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable (1) et de la délégation sénatoriale à l'outre-mer (2), en conclusion des travaux du groupe de travail (3) commun sur la situation des outre-mer confrontés aux dérèglements climatiques ,

Par MM. Jérôme BIGNON et Jacques CORNANO,

Sénateurs.

(1) Cette commission est composée de : M. Hervé Maurey , président ; MM. Guillaume Arnell, Pierre Camani, Gérard Cornu, Ronan Dantec, Mme Évelyne Didier, M. Jean-Jacques Filleul, Mme Odette Herviaux, MM. Louis Nègre, Rémy Pointereau, Charles Revet , vice-présidents ; Mme Natacha Bouchart, MM. Jean-François Longeot, Gérard Miquel , secrétaires ; MM. Claude Bérit-Débat, Jérôme Bignon, Mme Annick Billon, M. Jean Bizet, Mme Nicole Bonnefoy, MM. Patrick Chaize, Jacques Cornano, Michel Fontaine, Alain Fouché, Benoît Huré, Mme Chantal Jouanno, MM. Jean-Claude Leroy, Philippe Madrelle, Didier Mandelli, Jean-François Mayet, Pierre Médevielle, Louis-Jean de Nicolaÿ, Cyril Pellevat, Hervé Poher, David Rachline, Michel Raison, Jean-Yves Roux, Mme Nelly Tocqueville, MM. Michel Vaspart, Paul Vergès .

(2) Cette délégation est composée de : M. Michel Magras , président ; Mme Aline Archimbaud, M. Guillaume Arnell, Mmes Éliane Assassi, Karine Claireaux, MM. Éric Doligé, Michel Fontaine, Pierre Frogier, Joël Guerriau, Antoine Karam, Thani Mohamed Soilihi , vice-présidents ; M. Jérôme Bignon, Mme Odette Herviaux, MM. Robert Laufoaulu, Gilbert Roger , secrétaires ; MM. Maurice Antiste, Jean Bizet, Mme Agnès Canayer, MM. Joseph Castelli, Jacques Cornano, Mathieu Darnaud, Félix Desplan, Jean-Paul Fournier, Jean-Marc Gabouty, Jacques Gillot, Daniel Gremillet, Mme Gisèle Jourda, MM. Serge Larcher, Nuihau Laurey, Jean-François Longeot, Vivette Lopez, Jeanny Lorgeoux, Georges Patient, Mme Catherine Procaccia, MM. Stéphane Ravier, Charles Revet, Didier Robert, Abdourahamane Soilihi, Mme Lana Tetuani, MM. Hilarion Vendegou, Paul Vergès, Michel Vergoz.

(3) Ce groupe de travail est composée de : MM. Michel Magras, Hervé Maurey, présidents ; MM. Jérôme Bignon, Jacques Cornano, rapporteurs ; M. Maurice Antiste, Mme Aline Archimbaud, M. Guillaume Arnell, Mme Karine Claireaux, MM. Michel Fontaine, Alain Fouché, Mme Odette Herviaux, MM. Robert Laufoaulu, Thani Mohamed Soilihi, Charles Revet, Mme Lana Tetuanui, M. Paul Vergès.

Mesdames, Messieurs,

Présente, grâce à ses outre-mer, sur tous les océans et sous toutes les latitudes, la France dispose d'une situation originale et privilégiée tant pour observer des évolutions climatiques que pour concevoir et expérimenter, avant d'en promouvoir la transposition, des solutions contribuant à atténuer la virulence et l'ampleur des dérèglements et permettant aux territoires de s'adapter.

Avec, dans l'arc Antillais, deux départements insulaires, la Guadeloupe et la Martinique, et deux collectivités, Saint-Barthélemy et Saint-Martin, un département continental amazonien d'une superficie équivalente à celle du Portugal, la Guyane, et une autre collectivité d'outre-mer en position septentrionale, Saint-Pierre-et-Miquelon, notre pays figure en de nombreux points de l'Atlantique nord. Les départements de La Réunion et de Mayotte dans l'océan Indien, les collectivités de la Polynésie française et de Wallis-et-Futuna ainsi que la Nouvelle-Calédonie dans le Pacifique sud viennent compléter le tour du monde des terres françaises habitées. Mais il convient d'ajouter à cet ensemble nombre d'îles et d'îlots inhabités, qui élargissent encore l'étendue et la diversité du territoire maritime de la France tout en constituant autant de positions stratégiques et de postes d'observation scientifique : nous pouvons citer l'îlot de Clipperton dans le Pacifique nord, administrativement rattaché à la Polynésie française, mais également les îles constituant le territoire d'outre-mer des Terres australes et antarctiques françaises (T.A.A.F.) comprenant les Îles Éparses dans l'océan Indien 1 ( * ) et les îles subantarctiques d'Amsterdam et Saint-Paul, Crozet et Kerguelen.

À tous ces territoires disséminés autour de la planète, il convient d'ajouter la Terre Adélie, qui ne constitue pas à proprement parler une possession française puisque le traité de Washington de 1959 a établi un gel des prétentions territoriales tout en affirmant la liberté de la recherche scientifique sur l'ensemble du continent Antarctique. Le protocole de Madrid en 1991 a renforcé sa protection en faisant de ce continent « une réserve naturelle consacrée à la paix et à la science ». Ainsi, dans les bases scientifiques de Dumont d'Urville, sur l'île des Pétrels, et de Concordia, sur le plateau continental, de nombreuses études sont menées dans le cadre de collaborations internationales, notamment en matière de géophysique et de climatologie.

Aux avant-postes de la vulnérabilité climatique, les outre-mer sont également à l'avant-garde en matière d'observation et d'évaluation des impacts, mais aussi en termes de définition de stratégies d'adaptation et de conception de projets innovants . Ils bénéficient de l'expertise de centres de recherche de premier plan comme le Cirad, l'Inra, l'Irstea et le BRGM pour modéliser précisément les conséquences du changement climatique et ainsi élaborer par anticipation des plans d'action efficaces.

Il faut dire que la menace s'exerce déjà très concrètement sur ces territoires avec notamment une fréquence accrue des épisodes météorologiques extrêmes, l'élévation de la température et du niveau des océans, la raréfaction de la ressource en eau douce et la prolifération d'espèces invasives. En effet, des secteurs-clefs tels que l'agriculture et l'élevage, l'exploitation forestière, la pêche et l'aquaculture ainsi que le tourisme subissent de plein fouet les effets du dérèglement climatique. L'enjeu est donc tout à la fois d'organiser la préservation et la valorisation de patrimoines naturels exceptionnels et d'anticiper les adaptations nécessaires au maintien de conditions de vie satisfaisantes pour des populations qui doivent intégrer le paramètre environnemental dans tous les actes de la vie quotidienne.

Ce stress climatique tangible conduit à une prise de conscience collective et à une mobilisation des collectivités territoriales et des acteurs locaux, entreprises et société civile . Des stratégies territoriales, qui se déclinent en mesures d'atténuation et en dispositifs d'adaptation, prennent corps et inspirent déjà des dynamiques internationales dans leur environnement régional. Certaines réalisations sont parfois érigées en exemple, ce qui témoigne du rôle de pont entre les pays du Nord et du Sud que jouent les outre-mer. Ce fut encore le cas récemment au mois de juillet 2015 dans le Pacifique où la gestion vertueuse de l'eau et de l'assainissement depuis un quart de siècle à Bora Bora a pu être montrée en exemple aux dirigeants de sept États insulaires de la zone.

En outre, la perspective de la Conférence des parties de fin 2015 à Paris a activement stimulé la réflexion opérationnelle : de la Conférence internationale climat-énergie qui a abouti à la Déclaration des îles sur le changement climatique à La Réunion le 25 juin 2014 avec la création d'un Hub R20 Énergie Océan Indien, véritable plate-forme régionale pour le développement des énergies renouvelables dans la zone océan Indien, à l'appel de Fort-de-France du 9 mai 2015 qui a réuni plus d'une trentaine de chefs d'État de la Caraïbe, en passant par la Déclaration de Lifou « Paris 2015 : Sauvez l'Océanie ! » du 30 avril 2015 et le message de la Guadeloupe du 25 octobre 2014 consécutif à la Conférence internationale sur la biodiversité et les changements climatiques tenue sur ce même territoire, il apparaît que dans tous les bassins océaniques les territoires français sont fer de lance de la réflexion et de la promotion d'un nouveau modèle de développement .

L'appel à la définition d'un agenda des solutions afin de contenir l'évolution climatique dans une trajectoire maîtrisée et de mettre en oeuvre les adaptations requises a suscité par ailleurs l'adoption de nombreux documents locaux de planification fondateurs de stratégies territoriales, en particulier dans le domaine énergétique. De contrainte, le changement climatique pourrait se convertir en opportunités de tracer de nouvelles voies de développement plus frugal et plus durable grâce aux multiples possibilités offertes par l'économie circulaire.

Dans la perspective de la Conférence de Paris (COP 21) et conformément à la logique opérationnelle retenue, le groupe de travail commun constitué par votre Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable et votre Délégation à l'outre-mer a opté, en apportant sa contribution à l'ensemble des travaux menés par le Sénat, pour une démarche pragmatique et concrète montrant la grande diversité et le foisonnement des initiatives locales . Il propose de mettre en valeur un ensemble de réalisations vertueuses et parfois tout à fait innovantes dont il a eu connaissance, notamment en effectuant un déplacement en Guadeloupe et à Saint-Barthélemy. Les projets présentés illustrent une sélection de six thématiques majeures pour les outre-mer face au défi climatique : la gestion de la ressource en eau et l'assainissement ; la définition d'un modèle agricole robuste et résilient ; la préservation et la mise en valeur des biodiversités ultramarines ; la promotion d'une grande diversité d'énergies renouvelables ; la prévention des risques et la protection du littoral ; la sensibilisation et l'éducation du public.

I. LA GESTION DE LA RESSOURCE EN EAU ET L'ASSAINISSEMENT

A. LA FRAGILITÉ DES EAUX ULTRAMARINES STIMULE DES MODES DE PRODUCTION INNOVANTS

1. Connaître les ressources en eau et comprendre leur évolution sous l'effet du changement climatique

Le changement climatique, qui conjugue ses effets avec l'accroissement démographique, a tendance à exercer une pression sur la quantité et la qualité de l'eau douce disponible, qui ne représente que 2,6 % de l'eau sur la Terre. À la raréfaction globale de l'eau s'ajoutent en effet les risques d'accroissement de la salinité ou de modifications de la dureté , ce qui pèse fortement sur le rendement des réseaux. La surexploitation des nappes phréatiques, qui représentent 90 % des ressources mondiales d'eau douce, est un problème majeur dans la mesure où, d'un côté, elles sont directement utilisables et de l'autre, elles se rechargent lentement 2 ( * ) .

Les îles sont particulièrement vulnérables . De nombreuses zones comme le Pacifique Sud et la Caraïbe connaissent déjà des phénomènes d'intrusion d'eau de mer dans les aquifères côtiers où sont effectués les prélèvements 3 ( * ) . L'équilibre osmotique entre une lentille d'eau douce et la masse d'eau salée sur laquelle elle est posée est tel que le pompage d'un mètre d'eau douce fait remonter de 40 mètres l'eau salée 4 ( * ) . Un « surpompage » peut donc conduire à la disparition de l'eau douce par salinisation.

Les effets du changement climatique sur les précipitations sont modélisés avec plus d'incertitude que l'élévation des températures. Il se dessine cependant un accord pour prévoir des phénomènes catastrophiques plus fréquents et des sécheresses plus marquées . L'intensification et l'allongement des saisons sèches impliquent un abaissement significatif des niveaux d'étiage de la ressource ce qui exercera une très forte pression sur l'alimentation en eau potable, mais aussi sur l'environnement via une moindre dilution des produits phytosanitaires et une densification des matières en suspension. C'est la conclusion en particulier d'études de l'Inra sur deux bassins versants étudiés en Guadeloupe et Martinique afin de comprendre les transferts de polluants 5 ( * ) .

C'est pourquoi connaître précisément l'état de la ressource et la configuration du système hydrologique de chaque territoire est essentiel pour anticiper son évolution tendancielle et dessiner des solutions opérationnelles capables d'assurer la continuité du service en restant économiquement viables. Le travail sur l'accès à la ressource en eau et sa préservation demande une approche très fine et locale. Les diagnostics méritent souvent d'être dressés à une échelle infraterritoriale pour tenir compte du fait que les enjeux diffèrent non seulement entre les outre-mer (par exemple, entre la Martinique et la Guyane ou entre Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon) mais aussi entre les parties d'un même territoire ultramarin (par exemple entre Basse-Terre et Grande-Terre, les Saintes, Marie-Galante et la Désirade en Guadeloupe, entre les Hauts et le rivage de La Réunion ou entre les îles hautes et les atolls en Polynésie).

Les outre-mer bénéficient déjà d'une batterie d'études de vulnérabilité. Ainsi, en Martinique, où la production d'eau passe à plus de 90 % par des prélèvements sur les rivières, la direction de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DEAL) et le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) ont développé conjointement entre 2011 et 2013 des modélisations quantitatives, uniques dans toute la Caraïbe, sur la base des projections climatiques de Météo France. On peut notamment en tirer comme leçons que la moitié Nord de la Martinique, où sont situés la totalité des captages d'adduction en eau potable, sera significativement impactée par le changement climatique, les tensions croissantes sur la ressource aboutissant à une rupture après 2080. En revanche, la recharge des aquifères pendant la saison des pluies devrait être plus intense, si bien que la ressource en eau souterraine serait moins touchée et qu'une augmentation du potentiel exploitable dans le centre de la Martinique est possible 6 ( * ) . Ces projections tendancielles appellent à la vigilance mais dessinent aussi des pistes de réorganisation possible de la production d'eau.

À La Réunion, les eaux souterraines représentent 50 % de la ressource en eau potable et les forages se trouvent principalement sur le littoral, ce qui les rend sensibles aux intrusions d'eau de mer dans les nappes phréatiques et donc à toute élévation supplémentaire du niveau de la mer. Pour mieux comprendre l'avancée du coin salé, 50 piézomètres ont été installés le long du littoral par l'office de l'eau, qui met ensuite les résultats des mesures à la disposition des industriels et des collectivités territoriales gestionnaires. Parallèlement, l'Université de La Réunion, le BRGM et l'Office de l'eau mènent des recherches sur les aquifères d'altitude pour évaluer les possibilités de mobilisation de cette ressource nouvelle 7 ( * ) .

2. Accroître la production sans compromettre la ressource

Toute une gamme de techniques déjà développées à l'échelle industrielle permet de soutenir un accroissement de la production d'eau potable pour faire face à la dynamique démographique . En fonction de la géographie physique, géologique et hydrologique du territoire, des prévisions d'évolution de la ressource et de la consommation et des coûts estimés, il peut être fait recours à de nouveaux forages, à des galeries drainantes, à des déplacements d'ouvrages en amont pour prévenir les biseaux salés ou à des unités de dessalement d'eau de mer.

La question de la continuité du service et du maintien d'une qualité constante de l'eau se pose avec une acuité particulière en Polynésie où, sur 45 communes réparties sur 118 îles, seulement cinq parviennent à distribuer de l'eau potable avec 100 % de conformité 8 ( * ) . Dans l'archipel des Tuamotu, le problème est aggravé par l'éparpillement extrême de la population et par l'absence de source d'énergie locale, ce qui rend très délicat à la fois la production et le financement de la production et de l'adduction d'eau. Les solutions adoptées en Polynésie sont très diversifiées pour tenir compte de ces situations incomparables d'une île à l'autre, selon qu'il s'agit d'un atoll ou d'une île haute.

À Tahiti, sur la commune de Pirae, l'eau potable a été amenée en six mois grâce à une interconnexion avec Papeete et la mise en place de galeries drainantes. Le coeur de la technique est d'aller chercher l'eau dans les nappes phréatiques en corrigeant les variations de turbidité dues aux épisodes climatiques grâce à un système de filtration tirant parti de l'environnement lui-même (gravier, pierres). À Papeete même, deux types de ressources en eau sont conjuguées : des galeries drainantes et des forages horizontaux, particulièrement atypiques mais adaptés à la conformation géologique du territoire.

Lorsqu'il n'y a pas de source d'eau douce directement utilisable, il faut recourir au dessalement par osmose inverse, ce qui est très coûteux en énergie. Aux Tuamotu et aux Gambier, par exemple, il faudra recourir à des groupes électrogènes et donc à la consommation de matières fossiles pour alimenter l'osmoseur. En outre, l'osmose inverse génère des volumes de saumures équivalents à la moitié des volumes d'eau de mer prélevés 9 ( * ) , qui doivent être rejetés dans l'environnement avec précaution. De fait, le dessalement de l'eau de mer représente une technique très à part et très spécialisée, qui requiert des compétences pointues pour :

- optimiser les coûts de production et maintenir dans le temps des rendements de production élevés afin de garantir un équilibre économique ;

- prévenir la corrosion des matériaux qui pourrait détériorer une usine en quelques semaines ;

- procéder à la reminéralisation, puisque l'eau obtenue par dessalement doit être reminéralisée pour être conforme aux normes sanitaires en vigueur 10 ( * ) .

Tout un travail de recherche et développement est en cours pour limiter l'impact de la production d'eau par dessalement sur les émissions de GES et sur le milieu naturel ; de nouvelles procédures avec une moindre empreinte carbone sont déjà en phase de test grandeur nature. Elles reposent notamment sur un couplage avec l'énergie photovoltaïque, une réduction de taille des stations ou la récupération de chaleur de traitement des déchets par incinération. En outre, de nouvelles voies de potabilisation de l'eau osmosée par électro-chloration solaire et de traitement des saumures sont en cours de développement 11 ( * ) .

En parallèle, pour tous les grands ouvrages d'alimentation en eau, une réflexion sur les économies d'énergie dépensée pour le pompage est menée. La préoccupation environnementale rejoint ici le souci de rentabilité économique puisque le coût de l'énergie est beaucoup plus élevé dans les outre-mer que dans l'Hexagone, notamment dans les collectivités du Pacifique. En attendant la mise au point de nouvelles techniques, c'est l'optimisation du rendement des pompes qui est privilégiée en agissant sur différents facteurs comme le niveau de remplissage des pompes ou le moment de leur activation et, en général, tout ce qui peut améliorer le positionnement sur la courbe de fonctionnement de l'ouvrage.

À Papeete, depuis 1992, le volume d'eau prélevé est passé de 17 m 3 à 7 m 3 . Cette optimisation résulte d'une forte amélioration du rendement du réseau et d'un changement dans les habitudes de consommation. Toutefois, malgré une baisse significative, un habitant de Polynésie continue d'avoir une très forte consommation d'eau (450 m 3 par an par foyer contre 100 m 3 environ en Martinique) 12 ( * ) . Les collectivités territoriales sont sensibles à la nécessité de faire un effort supplémentaire de pédagogie et d'éducation du public. Le prix de l'eau reste un sujet sensible dans l'ensemble des outre-mer. Les habitants considèrent à juste titre l'eau comme une ressource vitale et sa mise à disposition comme un service public. Toutefois, il est essentiel de rappeler que ce n'est pas une ressource inépuisable et que son adduction et sa potabilisation nécessitent des investissements et un entretien coûteux.

L'abaissement du coût de la production de l'eau est envisageable dans certains cas par transposition sur des ouvrages plus petits. C'est la solution retenue à Nuku Hiva aux Marquises. Les unités de traitement classiques étaient trop chères pour la collectivité territoriale et les habitants devaient parfois parcourir 20 km pour disposer d'eau potable. Pour répondre à ce besoin, un procédé spécifique a été mis au point pour gérer de petites quantités d'eau avec de ministations d'épuration construites pour traiter l'eau non potable du réseau. Trois fontaines publiques ont été installées pour distribuer gratuitement quelques m 3 par jour d'eau potable, les coûts étant assumés par les usagers du service d'eau non potable.

3. Adapter les politiques territoriales de l'eau
a) L'expérience marie-galantaise en Guadeloupe

Le sous-sol de Marie-Galante possède une structure sédimentaire comprenant des calcaires aquifères. Les nappes d'eau souterraines y sont bien répertoriées et les écoulements bien modélisés, ce qui permet depuis longtemps leur captage. Actuellement, neuf forages ou puits sur Marie-Galante peuvent être utilisés. Une fissure tectonique sépare néanmoins l'île en deux systèmes hydrauliques étanches, les Bas à la pointe Nord et les Hauts où sont situés les centres des communes de Grand-Bourg, Saint-Louis et Capesterre. Grâce à une modélisation du BRGM, il est établi que 20 500 m 3 d'eau par jour sont échangés avec la mer avec une fuite particulièrement marquée vers l'Ouest et le Sud.

Une baisse des prélèvements par pompage a été constatée et a conduit l'exploitant à mener un diagnostic précis avant de procéder aux adaptations nécessaires pour garantir le maintien de la qualité du service. Plusieurs facteurs explicatifs ont été envisagés :

- la baisse de l'alimentation naturelle de la nappe due à une baisse de la pluviométrie et de l'infiltration efficace ;

- la surexploitation des ouvrages mis à contribution en continu jour et nuit ;

- le vieillissement du système de pompage par pertes de rendement ou de fuites (pompe vieille/colonne percée) ;

- la diminution intrinsèque de la capacité des forages par colmatage des crépines et corrosion des tubages 13 ( * ) .

Un accroissement de la ressource disponible peut paradoxalement aller de pair avec une réduction de la production brute si le réseau n'est pas correctement entretenu. Si l'on tient compte ensuite de l'attrition potentielle occasionnée par le changement climatique, on mesure combien il est fondamental de prévenir les déperditions en procédant à des états des lieux, à un suivi et à la réparation des systèmes de forage et d'adduction. Pour réaliser des économies d'eau, il peut également se révéler intéressant de réduire la pression de pompage et d'installer des vannes intelligentes pour moduler le pompage selon le rythme diurne/nocturne de la consommation. Ce type d'action présente l'intérêt d'abaisser le coût de l'eau et de réduire la consommation d'énergie pour un même rendement, ce qui conjugue rentabilité économique et efficacité environnementale 14 ( * ) .

Cependant, sur sept forages actifs, le renouvellement des pompes à Marie-Galante, n'a pas permis de retrouver les débits initiaux sur deux d'entre eux et n'a conduit à une augmentation nette de la production que sur un seul. C'est pourquoi une salve d'inspections a été lancée en utilisant des caméras numériques à têtes orientables. Elle a révélé que plusieurs forages étaient en très mauvais état (entartrage massif, corrosion, détritus accumulés). Un programme de travaux a été défini sur la base de ce diagnostic. Dans le cas de trois sources, les forages existants ont été rebouchés et remplacés par de nouveaux forages bis . Les quatre autres forages ont été réhabilités (récupération des éléments tombés, acidification, injection d'air comprimé, brossage). Les résultats de cette campagne menée en 2014 sont probants puisque le débit global sur Marie-Galante après travaux a augmenté de 37 m 3 /h, soit 32 % de débit supplémentaire 15 ( * ) .

Des compléments de ressource ont également été explorés. Il est envisageable en cas de besoin de procéder à deux nouveaux forages sur des sites encore inexploités et de reprendre un ancien forage abandonné depuis 30 ans après une phase de surexploitation ayant conduit à sa salinisation.

b) Le modèle de Bora Bora en Polynésie française

Bora Bora ne dispose que de peu de ressources en eau, mais elle doit alimenter non seulement ses 9 600 habitants, mais aussi chaque année 100 000 touristes venus du monde entier. Outre l'approvisionnement en eau potable, il faut également parvenir à assainir les eaux usagées et à gérer les déchets pour protéger l'environnement et en particulier le lagon, sans quoi la manne touristique se tarirait rapidement. La gestion de l'eau est donc un élément clef d'une stratégie de développement touristique durable assurant les ressources économiques nécessaires à Bora Bora pour donner à ses habitants des emplois stables.

Dix-neuf forages, complétés par deux usines de dessalement par osmose inverse, permettent de produire 3 000 m 3 par jour. Le réseau de collecte des eaux usées est organisé autour de 70 postes de refoulement et de deux stations d'épuration : 80 % de l'eau épurée est rejetée dans l'océan, tandis que 20 % passe dans un réseau d'eau industrielle recyclée. Le système d'ultrafiltration membranaire produit 600 m 3 par jour d'eau recyclée utilisée pour l'arrosage, la protection incendie et les usages industriels. Les boues résiduaires sont traitées par rhizocompostage pour être valorisées en compost dans une logique d'économie circulaire 16 ( * ) .

Bora Bora est considérée comme un exemple en matière de technologie et d'innovation. En juillet 2015, les dirigeants de Tonga, des Samoa et des Tuvalu s'y sont rendus afin d'étudier la possibilité de transposer ses installations 17 ( * ) .

c) La régie de Saint-Pierre (St-Pierre-et-Miquelon)

Deux étangs situés sur les hauteurs de Saint-Pierre alimentent la commune. L'eau prélevée dans l'étang du Goéland et l'étang de la Vigie, fermés par des barrages, est acheminée à une station de traitement avant l'alimentation du réseau de distribution. La ressource d'un volume global stocké de 690 000 m 3 est disponible toute l'année sauf pendant les tempêtes hivernales qui peuvent provoquer le gel des prises d'eau. Compte tenu de la répartition des précipitations sur l'année, il est nécessaire de remplir au maximum de leur capacité les deux réservoirs dès la fonte des glaces pour répondre aux besoins de la population jusqu'à l'automne, marqué par de fortes pluies.

Une grande campagne de recherche de fuites a permis de diminuer les prélèvements de 60 % entre 2008 et 2014 18 ( * ) . Les campagnes de maintenance préventive au printemps et à l'automne doivent être prolongées par une vigilance accrue des particuliers, qui ont à s'assurer de la mise hors-gel de leur installation car les fuites hivernales demeurent un sujet de préoccupation. En effet, pour éviter le gel de la conduite, il est régulièrement fait recours par les particuliers à la pratique du coulage hivernal, c'est-à-dire qu'ils laissent leur robinet couler. Ce coulage se justifie quand la température extérieure baisse au-dessous de - 7°C en continu sur plusieurs jours, mais l'écoulement est souvent excessif par rapport à ce qui serait suffisant pour éviter le gel. La régie estime à environ 66 000 m 3 le volume d'eau surconsommé 19 ( * ) .

La réduction des prélèvements permet de disposer de marges de manoeuvre supplémentaires en cas de sécheresse prolongée, en maîtrisant le volume d'eau retenu dans l'étang du Goéland. L'alimentation de la ville est par là-même davantage sécurisée, même dans le cas où le changement climatique perturberait le schéma annuel des précipitations.


* 1 Ces îles sont situées autour de Madagascar, dans le canal du Mozambique à l'exception de l'île de Tromelin. Il s'agit d'Europa, Bassas da India, Juan de Nova et des îles Glorieuses, avec Grande Glorieuse et l'île du Lys.

* 2 V. Lamblin « Demande en eau douce par région », in Énergies marines renouvelables marines - Étude prospective à l'horizon 2030, Éditions Quae, 2006.

* 3 Ibid. D'après le Programme des Nations Unies pour l'environnement (PNUE), les nappes de certaines zones agricoles à Cuba sont menacées par la pénétration de l'eau de mer jusqu'à 30 km à l'intérieur des côtes.

* 4 Déplacement du groupe de travail à Marie-Galante en juillet 2015. Visite des ouvrages de la Nantaise des eaux. Entretien avec M. Charly Paulin, hydrogéologue (Anteagroup).

* 5 Audition commune du Cirad, de l'Inra et de l'Irstea du 1 er avril 2015.

* 6 Partenariat français pour l'eau, Eau et Climat, agir pour l'avenir, Les savoir-faire français pour répondre au dérèglement climatique, avril 2015, p. 30 & www.brgm.fr/projets/impact-quantitatif-changement-climatique-sur-ressources-eau-martinique.

* 7 Ministère des outre-mer, Outre-mer et changements climatiques : vers un agenda des solutions, fiche 40 & www.eaureunion.fr.

* 8 Audition de Suez du 8 avril 2015.

* 9 D. Villessot, intervention à la Conférence économique sur les entreprises et les dynamiques sectorielles du Pacifique, Sénat, 25 juin 2015.

* 10 Déplacement du groupe de travail à Saint-Barthélemy en juillet 2015. Visite de l'usine de la SIDEM - Veolia Water.

* 11 D. Villessot, intervention à la Conférence économique sur les entreprises et les dynamiques sectorielles du Pacifique, Sénat, 25 juin 2015.

* 12 Audition de Suez du 8 avril 2015.

* 13 Déplacement du groupe de travail à Marie-Galante en juillet 2015. Visite des ouvrages de la Nantaise des eaux. Entretien avec M. Charly Paulin, hydrogéologue (Anteagroup).

* 14 Ibid.

* 15 Ibid.

* 16 T. Redon, intervention au colloque « Une bannière verte et bleue pour le renouveau du tourisme dans les outre-mer », Sénat, 30 septembre 2015.

* 17 Ibid.

* 18 Régie Eau & Assainissement de la ville de Saint-Pierre, Rapport sur le prix et la qualité du service, 2014.

* 19 Ibid.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page