B. UN DROIT DU TRAVAIL QUI FACILITE LE DIALOGUE SOCIAL, Y COMPRIS DANS LES PETITES ET MOYENNES ENTREPRISES

1. La réforme du dialogue social, expression d'un besoin des entreprises
a) L'accord d'entreprise, outil de la flexisécurité

Dans le rapport précité de Jean-Denis Combrexelle, on lit que « Le droit du travail est un droit du milieu de travail et donc, dans une économie moderne, un droit de la proximité . (...) Tant les entreprises que les salariés ont besoin d'une régulation « sur mesure » , eu égard à la diversité de plus en plus grande des milieux de travail en fonction de la nature de l'activité, de la taille et de l'organisation . Les salariés eux-mêmes et plus particulièrement encore les jeunes générations sont en demande d'individualisation de leurs conditions de travail, de leur temps de travail et d'un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Il y a donc un besoin de proximité, de réalité, de rapidité d'adaptation qui ne peut que relever d'une régulation au niveau de l'entreprise ».

La régulation « sur mesure » semble donc aujourd'hui nécessaire pour permettre l'adaptation des règles aux multiples situations rencontrées par les entreprises. Cette adaptabilité est particulièrement nécessaire lorsque ces dernières rencontrent des difficultés économiques. Une société peut être confrontée à des enjeux bien différents de ceux vécus par son groupe ou par sa branche. Aussi est-il essentiel de donner à chacune les outils pour s'adapter autant que possible à ses propres besoins.

Agnès Bénassy-Quéré et Hélène Paris estiment d'ailleurs que « ne pas reconnaître les difficultés économiques d'une filiale en France dès lors que le reste de la multinationale se porte bien à l'étranger, c'est encourager les délocalisations. Certains affirment que la différenciation des rémunérations et/ou du temps de travail entre les entreprises d'une même branche (...) entraînera des distorsions de concurrence. On peut soutenir exactement le contraire : la complexité du droit crée une distorsion de concurrence dont souffrent nos PME face aux grandes entreprises. Dans ces conditions, la différenciation des rémunérations est un moyen de compenser les écarts de productivité au sein d'une branche » .

L'analyse menée par l'IFO de Munich dans son étude comparative jointe à ce rapport confirme que la bonne santé économique de l'Allemagne tient beaucoup à cette souplesse à l'échelon de l'entreprise : le principe constitutionnel de libre détermination des salaires en Allemagne écarte toute intervention gouvernementale dans les négociations salariales. Alors qu'en France, le gouvernement étend couramment le champ d'application des accords de branche, de manière à ce qu'ils s'appliquent également aux entreprises qui n'ont pas participé aux négociations, cette pratique est beaucoup plus rare en Allemagne, si bien que la couverture des négociations collectives s'élève en France à 98 %, contre seulement 57 % en Allemagne, et même 23 % seulement dans les petites entreprises allemandes de moins de 50 salariés. Et les accords de branche sont généralement négociés en Allemagne au niveau régional plutôt que national : seuls le salaire minimal, le congé annuel minimum, les conditions de travail des intérimaires et des employés à temps partiel et la durée quotidienne de travail maximale sont régis par la loi fédérale. En outre, la durée de validité des accords collectifs n'y est pas fixée par la loi mais par les partenaires sociaux eux-mêmes.

L'IFO cite des recherches empiriques qui ont montré qu'au Portugal, l'extension automatique des accords collectifs avait un impact négatif sur l'emploi et sur les performances des entreprises. En effet, à travers l'extension des accords collectifs, les entreprises dominantes imposent des salaires et des conditions de travail aux autres, réduisant ainsi la concurrence et l'entrée sur le marché de nouveaux acteurs, ce qui nuit à la compétitivité et à l'emploi. En raison du fort pouvoir de négociation qu'y ont les organisations syndicales, ces entreprises acceptent des salaires supérieurs au niveau d'équilibre du marché, au prix d'un taux de chômage plus élevé : ceci contribue à la dualité du marché de l'emploi, entre des insiders en CDI et des outsiders en CDD, souvent plus jeunes et moins bien payés.

En Allemagne, la flexibilité des accords collectifs et l'autonomie des institutions chargées de la négociation permettent l'ajustement des contrats en fonction des particularités régionales ou individuelles. Ainsi, les salaires sont souvent inférieurs en Allemagne de l'Est, ce qui compense en partie la faible productivité de cette région. Combinée aux réformes Hartz déjà évoquées plus haut, la décentralisation de la fixation des salaires intervenue en Allemagne dans les années 1990 a contribué à réduire la rigidité des salaires, favoriser la compétitivité et encourager l'emploi. Les coûts salariaux unitaires nominaux en France et en Allemagne ont évolué en conséquence de manière très différente : entre 1995 et 2014, ils ont augmenté de 15 % en Allemagne, contre 33 % en France.

Le projet de loi « Travail » change fondamentalement les règles du jeu français en matière de dialogue social, répondant ainsi à cette nécessité d'adaptation. L'article 2, tant décrié, donne la priorité et la primauté au niveau de l'entreprise, par l'application d'un principe de subsidiarité pour l'ensemble des dispositions relatives à la durée du travail, aux congés ainsi qu'au compte épargne-temps.

Une refonte de l'architecture du droit du travail est proposée dans le projet de loi « Travail » pour les mesures suivantes :

- travail effectif, astreinte et régimes des équivalences ;

- durée légale du travail et heures supplémentaires ;

- durées maximales de travail ;

- conventions de forfait ;

- répartition et aménagement des horaires et des règles relatives au travail de nuit ;

- temps partiel et travail intermittent ;

- repos quotidien et jours fériés ;

- congés payés.

Les règles fixant un cadre global constituent l'ordre public, le champ de la négociation collective permet ensuite une adaptation par voie conventionnelle, enfin les dispositions supplétives n'interviennent qu'à défaut d'accord collectif. Certaines contraintes viennent encadrer le champ de la négociation collective, comme par exemple le taux de majoration plancher de 10 % des heures supplémentaires.

Rappelons qu'en matière d'accords collectifs, l'article L. 2252-13 du code de travail prévoit qu'« une convention de branche ou un accord professionnel ou interprofessionnel peut comporter des stipulations moins favorables aux salariés que celles qui leur sont applicables en vertu d'une convention ou d'un accord couvrant un champ territorial ou professionnel plus large, sauf si cette convention ou cet accord stipule expressément qu'on ne peut y déroger en tout ou partie . Lorsqu'une convention ou un accord de niveau supérieur à la convention ou à l'accord intervenu est conclu, les parties adaptent les stipulations de la convention ou accord antérieur moins favorables aux salariés si une stipulation de la convention ou de l'accord de niveau supérieur le prévoit expressément . »

Le projet de loi permet à l'entreprise de déroger aux accords de branche, sauf en matière de salaires minima, de classifications, de garanties collectives complémentaires et de mutualisation des fonds de la formation professionnelle (article L.2253-3 du code du travail).

L'accord collectif devient par ailleurs un outil offensif puisque l'article 11 du projet de loi permet aux entreprises d'ajuster leur organisation pour répondre à des objectifs de préservation ou de développement de l'emploi. Une fois conclu, cet accord s'impose aux contrats y compris en matière de rémunération et de durée du travail. En cas de refus de ces nouvelles conditions, le salarié peut être licencié dans les conditions prévues pour le licenciement individuel pour motif économique. Certains, comme Maître Franck Morel, s'interrogent sur la multiplicité des types d'accords collectifs en droit du travail (accords sur la réduction négociée du temps de travail dits « Aubry II », accords défensifs, accords offensifs...) et émettent, pour plus de simplicité, l'idée d'une refonte autour d'un seul type d'accord collectif, inspiré du modèle de la loi Aubry II mais non réservé à la seule réduction du temps de travail, et assorti d'une procédure de licenciement sui generis 24 ( * ) .

Toutes ces mesures offrent donc à l'entreprise des outils de flexisécurité qui devraient lui permettre, à tout le moins en théorie, de s'adapter au mieux à son environnement et aux défis du marché.

b) Le défi d'une nouvelle place pour les syndicats

Contrepartie de cette nouvelle place offerte à la négociation collective, l'article 10 généralise progressivement la règle de l'accord majoritaire. À défaut, est validé un accord signé par des organisations syndicales représentant au moins 30 % des suffrages exprimés puis soumis à leur demande à consultation des salariés.

Beaucoup de commentateurs craignent que les accords majoritaires soient très difficiles à mettre en oeuvre . Certains ont évoqué des taux inférieurs de représentativité, comme 40 % ou 30 % actuellement.

D'autres questions ont été soulevées sur la représentativité , car le renforcement du dialogue social invite à s'interroger sur le pouvoir de syndicats qui sont identifiés en fonction de résultats de suffrages exprimés lors des élections, et non en fonction d'une représentativité de l'ensemble des salariés. Un entrepreneur du Bas-Rhin a ainsi critiqué les syndicats « qui ne représentent que 8 % des salariés en France. Il faut laisser les salariés eux-mêmes créer des groupes qui les représentent auprès de la direction dès le premier tour aux élections ». Un autre a exprimé le souhait de « privilégier la consultation directe par referendum plutôt que la vision dogmatique des syndicats ».

Lors d'un déplacement dans le Nord, les sénateurs de la Délégation ont même entendu dire que les lois en matière de dialogue social ressemblaient à « des armes de destruction massive remises dans les mains de personnes qui n'ont pas toujours la compétence ou la volonté pour les utiliser de manière raisonnable pour l'entreprise ». Parmi les pistes évoquées spontanément par les entreprises interrogées par votre rapporteure, plusieurs idées sont apparues : l'obligation de se syndiquer pour tous les salariés (ce point a été évoqué par des entrepreneurs du Nord mais aussi par l'association ETHIC), ou encore la limitation des mandats dans le temps pour qu'un renouvellement des représentants s'opère, et que « la déconnexion avec la réalité du travail » ne soit pas une fatalité.

17 % des entreprises sondées ont spontanément écrit que le sujet oublié dans le projet de loi « Travail » était la réforme des syndicats salariés, qui leur apparaissent « trop nombreux », « avec un pouvoir exorbitant », « pas assez représentatifs ».

L'enjeu pour les syndicats est de taille, car si les nouvelles règles proposées dans le présent projet de loi sont adoptées, ils devront prouver qu'ils seront de taille pour accompagner les entreprises. De plus, la comparaison avec l'Allemagne réalisée par l'IFO, dans l'étude annexée à ce rapport, rend cinglante l'analyse de la situation française où, malgré une couverture des entreprises à 98 % par des accords collectifs, la France obtient le triste record européen du nombre de jours de travail perdus chaque année à la suite de grèves (139 jours par an pour 1 000 employés entre 2005 et 2013). L'IFO souligne que cela tient à une différence majeure entre l'Allemagne et la France : il n'existe en France aucune obligation de paix sociale visant à prévenir les grèves, même lorsqu'un accord a été signé. En Allemagne, à l'inverse, lors de la signature d'un accord collectif, celui-ci est juridiquement contraignant pendant toute sa durée et les grèves ne sont ainsi pratiquement pas autorisées, sur les sujets couverts par l'accord.

Enfin l'article 16 du projet de loi a fait réagir de nombreux chefs d'entreprise car il augmente de 20 % les heures de délégation, de façon systématique et donc sans lier cette augmentation à une négociation en cours. Pourtant, l'étude d'impact montre que la majorité des représentants utilise un nombre d'heure inférieur à leur décharge : dans 41 % des établissements, les représentants du personnel consacrent à leur mandat un temps inférieur à la décharge et dans 35 % des établissements, ce temps est égal à la décharge. Votre Délégation estime donc que cette augmentation systématique devrait être supprimée (proposition n° 10) .

2. La spécificité des petites et moyennes entreprises : une dimension négligée
a) La marge de manoeuvre des petites et moyennes entreprises

Dans l'étude comparative de l'IFO sur la représentativité des représentants des salariés en France et en Allemagne, il apparaît que l'extension des accords de branche, qui caractérise le système français, peut favoriser la cartellisation avec des dispositions arrêtées au niveau des branches par des partenaires sociaux ne défendant pas les intérêts de plus petites entreprises. Aussi, la possibilité offerte aux entreprises de déroger aux accords de branche semble-t-elle particulièrement importante pour que les plus petites structures ne subissent pas des mesures inadaptées.

Pourtant le bénéfice de la réforme du dialogue social ne semble pas évident pour les entrepreneurs interrogés au cours des déplacements ou à travers le questionnaire.

Tous rejettent la méthode du mandatement , aujourd'hui prévue en cas d'absence de délégués syndicaux. Le mandatement est précisé à l'article L.2232-21 du code du travail, qui dispose notamment qu'un accord peut être conclu par les délégués du personnel (ou les représentants élus au comité d'entreprise, etc.) si ces élus ont été expressément mandatés à cet effet par une ou plusieurs organisations syndicales représentatives dans la branche dont relève l'entreprise . En l'absence de mandatement ainsi défini, alors seulement, les représentants élus peuvent négocier et conclure des accords, mais ils doivent avoir recueilli la majorité des suffrages exprimés et l'accord doit être approuvé par la commission paritaire de branche. Votre rapporteure estime qu'il faudrait envisager une simplification de ces règles .

b) Des règles qui mériteront certainement d'être mieux adaptées

Interrogées sur ces sujets, les entreprises consultées ont jugé comme prioritaires :

- la possibilité de négocier directement des accords avec des représentants du personnel pour les TPE et PME ne disposant pas de délégués syndicaux (14 %) ;

- la possibilité de valider un accord par referendum, dans la même situation (15 %).

Par ailleurs, l'article 29 du projet de loi laisse entrevoir une piste pour contourner temporairement les obstacles propres aux plus petites entreprises. En effet, il prévoit qu'un accord de branche étendu peut comporter, le cas échéant sous forme d'accord type indiquant les différents choix laissés à l'employeur, des stipulations spécifiques pour les entreprises de moins de 50 salariés.

L'employeur peut appliquer cet accord type au moyen d'un document unilatéral après en avoir informé les salariés.

Votre Délégation estime nécessaire que cette déclinaison des accords de branche devienne une obligation et non plus une possibilité, afin que les spécificités des petites et moyennes entreprises ne soient jamais oubliées (proposition n° 11).


* 24 Cette procédure correspond à une situation juridique dont la singularité prévient tout classement dans une catégorie déjà répertoriée.

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