IV. LA FILIÈRE HALAL

De la mise en évidence de la présence de porc dans des saucisses halal commercialisées par la marque Herta en 2011, à la fin de la collaboration cette année entre la Grande Mosquée de Paris et son partenaire certificateur SFCVH (Société française de contrôle de viande halal), la première accusant le second de fraude et de manquements, la filière halal est régulièrement secouée par des scandales mettant en cause la fiabilité de sa labellisation . Alors que la filière constitue un enjeu économique stratégique pour les industriels, sur le marché domestique comme à l'international, cette situation apparaît particulièrement préoccupante.

A. UNE NORME AUX CONTOURS FLOUS

1. Des critères de définition théologique en débat

La religion musulmane fixe un certain nombre de prescriptions d'ordre alimentaire 36 ( * ) , parmi lesquelles figurent l'interdiction de la consommation de porc et d'alcool, ainsi que celle de la consommation d'une viande qui n'aurait pas été abattue de manière conforme aux normes religieuses. Seule la consommation de viande issue d'un abattage rituel, le dhakat , est ainsi considérée comme halal - ce terme générique renvoyant à l'ensemble de ce qui est licite car permis par la loi islamique, par opposition à ce qui est haram, ou interdit.

Il est généralement admis que l'abattage rituel musulman, qui correspond à un sacrifice religieux, doit répondre à quatre séries de prescriptions :

- en premier lieu, cet abattage est le plus fréquemment pratiqué selon la méthode de l'égorgement ( dhabb ), qui doit être opéré selon une technique particulière consistant à trancher la trachée, l'oesophage et les deux veines jugulaires intérieure et extérieure, sans toucher la colonne vertébrale. Le geste doit être propre et exécuté d'un seul coup au moyen d'un couteau très affûté, ce qui doit permettre de limiter les souffrances de l'animal ;

- en deuxième lieu, le sacrificateur doit être musulman, majeur et en possession de ses facultés mentales ;

- en troisième lieu, le visage du sacrificateur comme la tête de l'animal doivent être orientés vers La Mecque, et le nom d'Allah doit être invoqué ;

- enfin, l'animal doit être conscient au moment de l'abattage, aucune technique d'insensibilisation irréversible ne pouvant lui être appliquée avant sa mise à mort. Il s'agit là d'une dérogation aux conditions d'abattage prévues par le décret n° 64-334 du 16 avril 1964 relatif à la protection de certains animaux domestiques et aux conditions d'abattage comme par règlement européen n° 1099/2009 du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort, qui prévoient tous deux l'obligation d'un étourdissement préalable.

Ainsi que plusieurs des personnes auditionnées l'ont indiqué, les critères d'abattage d'une viande halal ne font cependant pas l'objet d'une définition théologique claire et unanimement partagée dans l'ensemble du monde musulman .

C'est principalement la question de la conscience de l'animal au moment de la mise à mort, et donc de la possibilité de pratiquer un étourdissement, qui cristallise les débats 37 ( * ) . Il est par ailleurs à noter que si l'observance de ces prescriptions est recherchée s'agissant des ovins et des bovins, les conditions d'abattage sont souvent moins strictes s'agissant de la volaille : ainsi, la quasi-totalité de la viande de volaille sur le marché serait issue de l'abattage mécanique avec étourdissement préalable.

Mme Hanen Rezgui Pizette, présidente de l'Association de sensibilisation, d'information et de défense des consommateurs musulmans, a souligné devant la mission d'information les difficultés auxquelles se trouvent confrontés les sacrificateurs musulmans quant au mode d'abattage des animaux. Les autorités publiques, au travers de la publication de guides de bonnes pratiques privilégiant l'étourdissement y compris dans la filière halal, comme l'opinion publique, régulièrement alertée par les associations de bien-être animal quant aux manquements des abattoirs sur ce point 38 ( * ) , sembleraient en effet selon elle remettre en cause la dérogation à l'obligation d'étourdissement dont bénéficient les cultes juif et musulman. Dans ce contexte, il n'existerait pour autant aucun véritable suivi des autorités religieuses permettant de clarifier la situation.

Mme Pizette, dans son ouvrage précité, estime en particulier que l'administration favoriserait des règles prétendument compatibles avec les prescriptions alimentaires musulmanes (comme l'électronarcose de la volaille), quand il s'agirait en réalité de ne pas nuire à l'exportation de volailles dans les pays musulmans. Pour justifier ces exceptions, l'État s'appuierait sur les « tolérances émises par certains pays musulmans importateurs », les musulmans français devant ainsi se conformer aux choix d'autres gouvernements.

Ce premier point, auquel s'ajoutent les difficultés liées au contrôle de la réglementation et de la certification 39 ( * ) , explique que, de l'avis de plusieurs des personnes entendues par la mission d'information, le label halal appliqué aux produits carnés souffre d'un manque de fiabilité et de lisibilité, par opposition aux produits casher , qui font l'objet d'une définition et d'une production unifiées et codifiées.

L'abattage rituel juif ou shehita

La religion juive impose également des interdits alimentaires et encadre strictement les conditions d'abattage des animaux, pour que leur viande soit jugée consommable et reçoive la qualification de casher. Schématiquement, ces conditions sont les suivantes :

- L'animal doit ne pas être étourdi , ce qui le rendrait taref , c'est à dire impropre à la consommation. Il doit être saigné en étant suspendu la tête en bas, afin que la saignée soit parfaite.

- Le sacrificateur ou shohet doit être expérimenté et réviser en permanence les enseignements théoriques de la shehita , qui est la technique de l'abattage rituel juif. Il coupe, au moyen d'un couteau particulier appelé hallaf ou sakin , la trachée, l'oesophage, les carotides et les jugulaires. Il ne doit pas aller jusqu'aux vertèbres cervicales. Les sacrificateurs sont habilités par la Commission Rabbinique Intercommunautaire de Paris.

- De la même manière que la cacheroute (code alimentaire juif) interdit la consommation de certaines viandes, de cheval ou de lapin par exemple, elle prohibe la consommation de certaines parties des animaux : sang, suif, nerf sciatique. L'extraction du nerf sciatique étant trop compliquée pour être encore pratiquée, les parties arrières des animaux, à partir de la 8 ème côte, susceptibles d'avoir été en contact avec le nerf sciatique, sont écartées du circuit casher.

En outre, la carcasse doit être vérifiée après l'abattage, pour s'assurer qu'elle ne présente pas d'imperfections. C'est la bediqua , qui s'attache surtout à examiner l'état des poumons. Toute lésion conduit à écarter la carcasse du circuit casher.

Source : rapport d'information de la mission commune
d'information sénatoriale sur la filière viande (2013)

2. La consommation de produits halal : de la prescription cultuelle à la revendication identitaire, des motivations et des consommateurs divers

Ce problème de définition se pose dans un contexte où la dimension strictement religieuse de la norme alimentaire halal semble se diluer au profit d'une conception plus identitaire, dans laquelle le label halal prend toute son importance en tant que marqueur communautaire . L'aspect cultuel et sacrificiel de l'abattage rituel de l'animal semble ainsi passer au second plan, tandis que la dimension culturelle d'une consommation alimentaire halal apparaît plus vivace.

Entendue par la mission d'information, Mme Christine Rodier 40 ( * ) estime ainsi que la consommation de produits halal ne s'explique plus seulement par des raisons strictement religieuses. À partir d'une étude sur les migrants marocains, ses travaux proposent une typologie des consommateurs de ces produits, qui apparaissent ainsi dans toute leur diversité .

Il apparaît ainsi que les premières générations de migrants musulmans avaient un rapport ritualiste à la consommation de viande, principalement consommée à l'occasion d'événements particuliers, dans un rapport direct avec l'animal et via de petits circuits de distribution (approvisionnement direct chez l'éleveur ou circuit casher). La banalisation de la consommation de viande a ensuite entraîné à la fois l'émergence du label halal dans l'espace public, notamment au travers de l'apparition de boucheries spécialisées, en même temps qu'une diversification de l'alimentation : tout produit carné labellisé halal peut en effet être consommé, y compris dans des plats de culture mondialisée (hachis parmentier, pizzas ou encore lasagnes). D'autres consommateurs de produits halal, enfin, affichent un rapport plus revendicatif à leur alimentation, privilégiant les enseignes de distribution et les chaînes de restauration affichant clairement un label halal, et refusant de manger dans les cantines scolaires.

3. La banalisation d'un marché halal en pleine expansion ?

C'est enfin l'importance du marché de la viande halal et la diffusion de l'abattage rituel qui suscitent l'interrogation, sans que l'on dispose de données chiffrées véritablement précises sur ce point.

Cette confusion résulte à la fois de l'absence d'un appareil statistique fiable sur l'abattage rituel, qui permettrait de disposer d'éléments chiffrés abattoir par abattoir , et de la confusion des estimations entre le périmètre de la viande issue de l'abattage rituel et celui de l'ensemble des produits labellisés halal par les industriels.

Un chiffrage largement repris et répandu, issu d'une étude effectué en 2010 par le cabinet d'étude Solis, évalue à 5,5 milliards d'euros le marché du halal. Ces éléments sont à prendre avec beaucoup de précautions, dans la mesure où ils portent sur le chiffre d'affaires de l'ensemble des produits dits halal 41 ( * ) , et non pas seulement sur la viande.

S'agissant du champ strict de la viande issue de l'abattage rituel, les éléments dont disposent les pouvoirs publics s'apparentent également davantage à des estimations qu'à de véritables chiffrages. Selon une étude conduite en 2011 par la direction générale de l'alimentation (DGAL), l'abattage rituel concernerait 14 % du tonnage total des animaux abattus, et 26 % du nombre de têtes 42 ( * ) . Un rapport de 2011 du conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), à partir d'une étude de l'unité d'audit sanitaire (UAS) du ministère de l'Agriculture portant sur une quinzaine d'abattoirs, avançait le chiffre de 51 % d'abattages rituels chez les ruminants (dont 58 % pour les ovins).

Dans ce contexte, l'essor du marché halal suscite des inquiétudes croissantes de la part des consommateurs . Pour les consommateurs musulmans, l'enjeu majeur est celui d'une unification des pratiques de l'abattage religieux dans les abattoirs, afin de pouvoir disposer d'un label halal fiable et lisible. En dépit d'une réglementation de plus en plus contraignante, cet objectif semble cependant aujourd'hui encore loin d'atteinte, principalement du fait des difficultés d'organisation de la filière halal.


* 36 Selon Mme Hanen Rezgui Pizette (La République et le halal, 2015), 24 versets du Coran sont ainsi consacrés à des prescriptions alimentaires.

* 37 Selon Mme Hane Rezgui Pizette (ouvrage précité), le Coran (sourate 6, verset 3) prescrit formellement que l'animal doit être vivant lors de l'abattage, ce qui la conduit à dénoncer les tentatives de certains certificateurs halal de laisser à penser que l'étourdissement est possible pour certains animaux, notamment la volaille. L'auteure estime par ailleurs plus généralement que la jurisprudence musulmane en matière d'abattage rituel ne connaît que des divergences mineures qui se limites à des cas de dérogation ou d'urgence (par exemple sur le point de savoir si un mineur ou un juif ou un chrétien peuvent procéder à l'abattage en cas d'urgence).

* 38 Cette question fait actuellement l'objet d'une commission d'enquête à l'Assemblée nationale (Commission d'enquête sur les conditions d'abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français) présidée par M. Olivier Falorni, député de la Charente-Maritime, avec pour rapporteur M. Jean-Yves Caullet, député de l'Yonne. La commission d'enquête s'est constituée le 6 avril 2016 et a déjà procédé à plus de 35 séances d'auditions.

* 39 Cf. infra.

* 40 Enseignante à l'université de Lausanne, auteure de l'ouvrage « La question halal, sociologie d'une consommation controversée ».

* 41 Le marché du halal comprend à la fois des produits alimentaires (produits vendus en boucherie spécialisée, en supermarchés, en restauration hors domicile) et des produits extra-alimentaires (notamment cosmétiques).

* 42 Cette différence s'explique par le fait que l'abattage rituel est davantage pratiqué s'agissant des ovins, préférentiellement consommés par les acheteurs de produits halal.

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