TROIS OBSTACLES PERSISTANTS À L'EFFICACITÉ DES ADMINISTRATIONS DÉCONCENTRÉES DANS LEURS RELATIONS AVEC LES COLLECTIVITÉS

Le panorama esquissé au cours des chapitres précédents montre que les initiatives lancées par l'État depuis une dizaine d'années suscitent des questionnements incomplètement résolus, à travers lesquels il est difficile de repérer une orientation claire pour l'action. C'est pourquoi , à ce stade de leur analyse, vos rapporteurs , en s'appuyant sur les témoignages reçus tout au long de leur travail préparatoire, ont souhaité mettre en évidence trois obstacles stratégiques qui s'opposent aujourd'hui à l'établissement de relations efficaces entre les administrations déconcentrées et les collectivités territoriales.

I. L'INSUFFISANTE COHÉRENCE DE L'ÉTAT DÉCONCENTRÉ

La complexité des circuits administratifs et la dispersion de la parole de l'État qui en découle suscitent depuis très longtemps la critique des collectivités. L'une des remontées de terrain les plus fréquentes a été au cours de la préparation du présent rapport ce thème de l'absence de transparence, de cohérence et d'unité de l'État déconcentré.

Cette complexité, dans une large mesure, est celle de l'action publique elle-même, irréductiblement partagée entre une grande diversité d'acteurs, de contraintes et d'objectifs aussi généralement légitimes que parfois divergents. À cette donnée constante, le rythme des réformes évoquées dans la première partie du présent rapport ajoute une confusion contingente, mais durable. Celle-ci provoque l'irritation croissante d'élus locaux peinant à « s'y retrouver » dans l'écheveau des organismes administratifs en mouvement perpétuel.

A. LA COMPLEXITÉ ADMINISTRATIVE

Le rapport déjà évoqué de Jean-Marc Rebière et Jean-Pierre Weiss sur la stratégie d'organisation à cinq ans de l'administration territoriale de l'État supposait, en 2013, que l'État mettrait « comme il convient, la charrue des organisations de structures après les boeufs des missions ». Ce conseil de méthode est partagé par l'ensemble des intéressés : Villes de France, dans un document transmis à vos rapporteurs, remarque ainsi : «A vant de s'attaquer à une réorganisation de l'État territorial sous un aspect mécanique et comptable, il est vital de s'interroger sur les missions réelles que l'on veut donner à chacune des administrations déconcentrées » .

Comme on l'a vu, c'est l'inverse qui s'est produit, la clarification des rôles et des missions se bornant, pour l'essentiel, à assigner aux régions un rôle de fixation des stratégies, le département étant voué à l'opérationnel. Encore que cette répartition, qui souffre de fréquentes exceptions dans la mesure où l'échelon régional supplée souvent le niveau départemental pour l'exécution de certaines missions, comme le note l'audit des DDI publié en mai 2014 sous la coordination de Werner Gagneron, inspecteur général de l'administration, est contestée dans son principe. Jean-Jacques Kegelart, inspecteur général de l'administration du développement durable, membre du CGEDD, a estimé quant à lui que « la logique consistant à présenter le niveau régional comme l'échelon stratégique, et le départemental comme celui de l'opération est erronée » .

D'où peut-être une part des difficultés d'application relevées ici et là. Un premier hiatus se manifeste, selon l'audit des DDI, entre les administrations centrales et les préfets de région : « les services régionaux "dialoguent" sur leurs objectifs et leurs moyens avec les administrations centrales dont ils relèvent, mais l'association des préfets de région à ces dialogues de gestion, alors même qu'ils sont chargés de piloter la mise en oeuvre de ces politiques sur leurs territoires, est variable ». En d'autres termes, y a-t-il un pilote dans l'avion régional de l'État ? Pour ce qui est du niveau départemental, « la "chaîne du commandement" ministérielle a été fragilisée, au point de donner parfois aux agents le sentiment qu'elle s'était brisée au niveau des liens avec les services départementaux » . Pour corser la difficulté, « l'ambiguïté qui règne sur la définition du rôle de "pilotage" confié aux directions régionales, et l'absence quasi générale de programmes annuels de travail répartissant les actions entre directions régionales et départementales impliquées dans les politiques publiques communes compromettent toute recherche ambitieuse d'efficience » . Au demeurant, estiment les auteurs du rapport, « la conception du pilotage des directions interministérielles départementales par les directions régionales nous est apparue largement inadaptée » , et « la répartition opérationnelle des missions annuelles entre directions régionales et départementales est rarement explicitée » . Pour conclure : « directions régionales et départementales ne travaillent pas bien en réseau », ce qui donne « un sentiment de concurrence entre les unes et les autres, qui n'échappe d'ailleurs pas toujours aux usagers » . On peut ajouter que le sentiment de cette concurrence, ou de cette désorganisation, échappe encore moins aux élus locaux cherchant leur chemin, plus ou moins à l'aveugle, à travers les administrations déconcentrées.

La réforme du niveau régional a ajouté à une situation, dont rien n'indique qu'elle ait fondamentalement évolué depuis 2013, l'inconfort des plâtres à essuyer : « du jour au lendemain, des services ont disparu sans que l'on soit informé de ce qui se passait », « le manque de lisibilité de la nouvelle organisation fait que les élus ne savent pas à qui s'adresser », ont indiqué à vos rapporteurs les représentants de la communauté d'agglomération Limoges Métropole, lors de leur déplacement.

Il est vrai cependant que le rapport de synthèse du comité de pilotage inter-inspections pour l'audit des DDI publié en mai 2014 est d'une tonalité assez optimiste. « Au-delà du constat de perte de repères que le regroupement des précédents services déconcentrés au sein des DDI a pu créer, les relations entre ces services, comme celles avec les autres partenaires départementaux, apparaissent globalement satisfaisantes », est-il indiqué d'emblée. Peut-être le fait que ce document synthétise dans une large mesure l'autodiagnostic des DDI consultées par les auteurs sur leur insertion dans l'environnement administratif explique-t-il en partie cette orientation : vos rapporteurs ont pu constater, tout au long de leurs entretiens, que les administrations sont peu enclines à l'autocritique...

En tout état de cause, le rapport d'audit des DDI s'appuie sur un certain nombre de remontées de terrain plus critiques pour constater que, en particulier dans des domaines à la frontière des politiques d'aménagement et des politiques sociales, la répartition des tâches peut ne pas être très claire. Ce rapport relève : « En fait, il semble qu'au niveau départemental, le dialogue interservices ait décliné », soit que l'extension du domaine de compétence des DDI réduise mécaniquement le nombre des arbitrages nécessaires entre services, soit que la reductio capitis des administrations déconcentrées ne les incite à se recentrer sur leur coeur de métier, au détriment de la mise en oeuvre des politiques interministérielles. Il n'en demeure pas moins que la « tendance à rester chez soi », pour reprendre l'expression imagée de l'un des rapports d'audit, ne peut que desservir les collectivités territoriales désireuses d'obtenir pour monter des dossiers complexes un appui administratif coordonné nécessitant précisément que chacun accepte de sortir de chez soi.

En ce qui concerne les relations entre les DDI et le niveau régional, le même rapport de synthèse confirme l'analyse selon laquelle « sauf exception, l'articulation avec le niveau régional fonctionne bien [...] . Le rôle de définition d'une stratégie et de pilotage du niveau régional est désormais reconnu et apprécié » . Il estime que « la répartition des rôles entre niveau régional et niveau départemental est globalement claire et respectée », à quelques exceptions près : à la DDCSPP de la Creuse, par exemple, « le partage des missions entre les échelons national, régional et départemental donne lieu à une grande confusion concernant certaines politiques publiques. La mise en oeuvre du service civique en est une illustration » .

Il semble raisonnable de clore ce rapide survol sur un constat de semi satisfecit , que peut résumer un propos de Jean-Jacques Kegelart à vos rapporteurs : « Les réformes ont permis de resserrer le nombre des DD et des DR, et d'instaurer l'interministérialité dans les premières. Elles ont permis des synergies et ont généré des économies de moyens significatives », étant acquis que « la dimension économique ne doit pas faire oublier la dimension organisationnelle en visant l'efficacité du service, la lisibilité de l'appareil de l'administration territoriale de l'État » et que « si vous êtes sur un territoire, vous avez aussi une obligation de clarté et de compréhension quant à votre rôle et à vos missions, et avoir une plus-value » .

De son côté, Werner Gagneron indiquait à l'occasion de son audition par vos rapporteurs : « Sur l'organisation interne des DDI, le pari en 2010 était au fond aussi de garantir une plus grande cohérence des positions de l'État à l'égard des collectivités territoriales grâce à un croisement entre les différents agents. Cela a été un plus, notamment dans le domaine des DDT où des équilibres ont pu être opérés, des services communs qui font que les contradictions sont aujourd'hui moins fortes. Cependant, l'efficacité est moins notable dans le domaine social, sûrement parce que la matière s'y prêtait moins. »

Quoiqu'il en soit, votre délégation estime que la cohérence des positions administratives, dont nombre de témoignages d'élus locaux montre à tout le moins les intermittences, est une exigence minimale encore insuffisamment satisfaite. Au-delà de ce minimum, ce qui importe est l'unicité de l'État territorial en qualité de partenaire des collectivités, que seule l'autorité du préfet peut assurer sur le long terme.

À cet égard, c'est moins la tendance des services à « rester chez soi » qu'il faut interroger, que leur propension à prendre du champ par rapport à cette autorité.

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