C. QUEL PEUT-ÊTRE LE CONTENU D'UNE STRATÉGIE TERRITORIALE DE PRÉVENTION DE LA RADICALISATION ?

Bien évidemment, toute stratégie doit être adaptée aux situations locales et aux moyens dont est dotée la collectivité. Cependant, il est important de préciser d'emblée que chaque acteur doit pouvoir s'appuyer sur des fondements solides, en particulier des compétences légales et règlementaires.

Si le régalien, qui recouvre le renseignement et la surveillance mais aussi la police administrative et judiciaire, relève évidemment des compétences de l'État, les collectivités peuvent utilement intervenir dans quatre champs . Cet ensemble de domaines d'intervention potentielle reprend la pyramide de la « déradicalisation » issue de l'expérience danoise :

Source : Lars Erslev Andersen, « Terrorisme et contre-radicalisation : le modèle danois. », Politique étrangère 2/2015, p. 173-183

1. Les collectivités peuvent contribuer à détecter et à signaler les cas de radicalisation et les réseaux

Cette contribution suppose en premier lieu la mise en place d'un circuit de transmission et de premier examen des signalements permettant de les faire remonter du terrain et d'en analyser la validité avant transmission éventuelle aux autorités compétentes.

Un second prérequis est constitué par une formation adéquate des personnels : ils doivent être en capacité de repérer des signaux même faibles, sans pour autant surréagir ou projeter leurs opinions personnelles sur des situations qui pourraient heurter leur morale mais qui, pour autant, peuvent ne pas être constitutives d'une radicalisation. L'ensemble de ces aspects se retrouve au coeur des réflexions lors de la mise en place de la cellule municipale d'échanges sur la radicalisation de Chalon-sur-Saône.

En la matière, vos rapporteurs tiennent à signaler le projet de centre de ressources de la ville de Sarcelles qui devrait permettre de former chaque année de nombreux personnels (cf. supra .).

L'expérience montre que l'attention des élus et des services ne doit pas exclusivement concerner les adolescents, mais qu'elle doit aussi se tourner vers les jeunes enfants ( via la PMI) les personnes âgées ou handicapées , à propos desquelles un nombre croissant d'abus de faiblesse ou de pressions en lien avec la radicalisation a été signalé à vos rapporteurs, ou encore les personnes chargées d'accueillir des enfants dans le cadre de la législation sur la protection de l'enfance (familles d'accueil) ou d'autres dispositifs (assistantes maternelles, par exemple).

2. Les collectivités ont un rôle essentiel à jouer pour assurer une prévention primaire

Cette prévention, dite générale, vise à agir sur les nombreux facteurs (éducation, culture, emploi, logement, loisirs, etc.) qui peuvent avoir un lien avec des comportements radicalisés. Dans ce domaine, les actions de prévention de la radicalisation gagneraient à rencontrer celles qui relèvent de la prévention de la délinquance, dans la mesure où elles seront largement congruentes.

Sans doute faudrait-il néanmoins davantage mettre l'accent sur des idéaux forts auprès des jeunes, en lien avec la communauté nationale. À cet égard, les programmes d'histoire, le travail autour de lieux de mémoire ou d'oeuvres politiques, littéraires ou monumentales peuvent jouer un rôle important.

Le contrôle des subventions délivrées à certaines associations peut aussi constituer un axe de travail. On relèvera l'initiative prise en juillet 2016 par le conseil régional d'Île-de-France qui conditionne l'octroi des subventions régionales aux associations sportives au respect d'une charte de la laïcité et des valeurs de la République.

Plus généralement, la considération envers ces valeurs, par exemple en matière d'égalité homme-femme ou de respect des institutions, doit faire l'objet d'une attention particulière dans tous les lieux d'accueil du public qui relèvent des collectivités territoriales et être l'occasion de rappels pédagogiques.

3. Selon certaines modalités, les collectivités peuvent mettre en place des éléments de prévention secondaire

Plus ciblée, cette prévention est dirigée vers des groupes ou des populations en voie de radicalisation ou qui présentent un risque particulier de radicalisation.

Il pourrait par exemple s'agir, selon les cas, d'organiser des stages de rupture à destination de jeunes qui subiraient une emprise mentale avérée, ou des stages de citoyenneté pour des individus en recherche de leur positionnement dans la société, ou encore de dispenser des formations qualifiantes pour des personnes sorties du système scolaire sans diplôme.

De manière plus ambitieuse, une approche des questions religieuses autour de la tolérance, de la nécessaire contextualisation de l'écrit, de l'importance de l'exégèse peut aussi être intéressante. En la matière, une collaboration avec des représentants des différents cultes pourrait être judicieuse, en particulier si elle se place dans le cadre du dialogue interreligieux.

La voie est cependant étroite entre une sorte « d'indifférence » inadaptée au fait religieux, surtout s'il est prégnant dans le territoire concerné, et la tentation de cogérer certains aspects de la prévention ou certains lieux avec des représentants plus ou moins officiels du culte musulman, qui doit être proscrite.

Ce choix de la prévention secondaire ciblée sur certaines populations est particulièrement net en Grande-Bretagne, dont le système, il est vrai, est difficilement comparable à celui de la France, ou en Belgique, plus proche par bien des aspects.

L'exemple de Vilvorde : un programme dirigé vers les musulmans de la ville

Vilvorde, ville néerlandophone limitrophe de Bruxelles est peuplée par plus de 42 000 habitants, dont un grand nombre d'origine étrangère, en particulier du Maroc.

Elle a d'abord été citée à de nombreuses reprises comme l'une des principales villes de départ vers la Syrie 46 ( * ) . En 2012 et 2013, une trentaine de jeunes de cette ville, embrigadés notamment par les prédicateurs de Sharia4Belgium 47 ( * ) , organisme salafiste très présent en Flandres, et en particulier à Anvers, sont partis pour la Syrie ou l'Irak pour rejoindre les rangs de groupes affiliés à Al-Qaïda ou à l'organisation État islamique.

Les prêcheurs de Sharia4Belgium se sont fréquemment rendus à Vilvorde pour y recruter de jeunes délinquants (parfois engagés dans l'action criminelle dès l'âge de 11 ans) ainsi que des jeunes vulnérables, en dénonçant des discriminations dont seraient victimes les jeunes musulmans en Belgique.

Face à cette situation, le bourgmestre, alerté par la sûreté de l'État et conscient des fortes interactions entre groupes de jeunes de quartiers communautarisés en Belgique comme en France, a le premier lancé un débat public sur la question, en dépit des réticences de son propre parti ; qui mettait en avant le risque de « stigmatisation ». Dès 2013, il a lancé un vaste programme de prévention de plusieurs volets, parmi lesquels :

La création d'une structure administrative locale anti-radicalisation , confiée à une islamologue formée à l'Université catholique de Louvain, comme « fonctionnaire en charge de la radicalisation et de la polarisation ». Ce service s'est progressivement structuré et compte, outre sa responsable, trois agents à temps plein.

Le premier est plus particulièrement chargé de la sensibilisation du tissu local à la problématique de la radicalisation (écoles, structures médicales...), les deux autres ont davantage pour mission d'apporter un soutien aux organisations qui en ont besoin et aux familles, ainsi que de nouer des partenariats.

Cette structure administrative est adossée à la plateforme locale de suivi de la radicalisation qui prend la forme d'une CSIL (Cellule de sécurité intégrée locale), équivalent d'un CLSPD français, et qui fédère autour du bourgmestre et du chef de corps de la police locale, qui lui rend compte, les différents partenaires de la lutte contre la radicalisation. À Vilvorde, cette plateforme suit le parcours d'environ 130 jeunes.

Le bourgmestre s'astreint, avec le soutien du service antiradicalisation, à rencontrer personnellement le maximum de familles concernées , au cours de soirées d'information ou de visites à domicile.

Un échevin (conseiller municipal) d'origine musulmane , très connu parmi les habitants originaires du Maroc, a été désigné.

La ville travaille avec la mosquée , marquée par le salafisme quoique d'une variante très traditionnelle. Il s'agit pour elle de toucher les jeunes musulmans et de s'appuyer sur la communauté musulmane pour sensibiliser ses membres au problème de la radicalisation et pour obtenir une collaboration des familles au travail de la police ;

La forte polarisation entre la police et certains jeunes musulmans est traitée au travers d'un programme spécifique, intitulé « Second Wave » très prometteur. Son objet est de réduire les conflits existant entre les autorités (le plus souvent représentées par la police) et les jeunes exposés au risque de radicalisation. Il s'agit aussi de favoriser la pensée critique parmi les deux groupes et d'améliorer leurs relations.

Concrètement, le projet s'articule autour de 4 axes :

1°) des sessions de formation pour la police locale sur la radicalisation et les motivations de jeunes à y participer ;

2°) des rencontres bilatérales entre la mairie et les jeunes d'une part, et avec les policiers d'autre part, pour réduire les tensions entre ces deux groupes ;

3°) des rencontres organisées par le maire entre la mairie, les jeunes et la police locale ;

4°) le projet Second Wave à proprement parler, qui consiste en des rencontres entre la police et les jeunes, sous forme de groupes de débat dont les jeunes choisissent l'ordre du jour. Pendant les réunions, les deux groupes exposent leurs préoccupations et débattent de différents thèmes selon la méthode de la pensée critique.

Les rencontres sont animées par le service Jeunesse de la mairie, ainsi que par un professionnel d'une association locale qui travaille avec les jeunes de la ville. Les partenaires du programme, dont le budget s'établit à 8 000 € 48 ( * ) , sont les dirigeants religieux communautaires, les associations locales, la police locale et la mairie de Vilvorde.

À ce stade, le programme fait l'objet d'une très bonne évaluation, marquée par une forte réduction des tensions entre les participants.

Aujourd'hui, la ville est davantage présentée comme un exemple pour ses actions en la matière, et appartient au réseau LIAISE ( Local institutions against extremism ), développé en Europe par le Forum européen pour la sécurité urbaine.

Parmi les éléments de prévention secondaire à mettre en place impérativement figure le contrôle, en lien avec les services académiques, de la déscolarisation des enfants et, concomitamment, de l'ouverture et du fonctionnement des écoles hors contrat . Le maire dispose d'une série de compétences en la matière, qui ne sont pas toujours exercées à plein.

Parmi ces compétences figurent :

Ä Le contrôle de l'ouverture d'un établissement d'enseignement primaire ou technique : le maire reçoit la désignation des locaux et la déclaration d'intention, remet un récépissé de cette dernière et l'affiche pendant 1 mois. Pour les établissements du premier degré, le maire (comme l'autorité académique) doit tenir un registre spécial destiné à recueillir les déclarations. Au titre du code de l'éducation, le maire dispose d'un délai de 8 jours pour s'opposer à l'ouverture d'un établissement dans hypothèse suivante : « les locaux ne sont pas convenables, pour des raisons tirées de l'intérêt des bonnes moeurs et de l'hygiène ». Au-delà de 8 jours, le silence du maire vaut accord pour l'ouverture.

Ä Le contrôle du fonctionnement d'un établissement : le maire partage, notamment avec l'autorité académique, des compétences en matière d'inspection des établissements portant sur la moralité, l'hygiène, la salubrité et l'exécution des obligations imposées à ces établissements 49 ( * ) par le présent code. Ce contrôle porte aussi sur l'enseignement pour vérifier s'il n'est pas contraire à la morale, à la Constitution, aux lois, et notamment à l'instruction obligatoire.

Le maire, à l'instar du préfet, est compétent pour décider de la fermeture temporaire ou définitive d'un établissement pour des motifs liés à l'ordre public. De même, le maire peut demander une inspection au titre de ses compétences générales en matière de prévention sanitaire et sociale (risque incendie, inspection du travail, services d'hygiène et vétérinaires pour la sécurité des aliments...). Les législations relatives à ces contrôles prévoient la possibilité de prononcer une fermeture immédiate, temporaire ou définitive, de l'établissement.

Il faut ajouter que si les agents qui contrôlent l'établissement constatent des faits et agissements susceptibles de constituer un crime ou un délit, ils doivent en donner avis sans délai au procureur de la République et lui transmettre tous les renseignements et textes qui y sont relatifs. Si les agents constatent que la santé, la sécurité ou la moralité d'un ou de plusieurs enfants mineurs sont en danger, ou si les conditions de leur éducation ou de leur développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises, ils doivent faire un signalement auprès du service de l'aide sociale à l'enfance et, en cas d'urgence ou de particulière gravité, auprès du procureur de la République.

Ä Le contrôle de l'obligation scolaire. L'article L. 131-2 du code de l'éducation prévoit que « l'instruction obligatoire peut être donnée soit dans les établissements ou écoles publics ou privés, soit dans les familles [...]. ». Cependant, les personnes responsables d'un enfant soumis à l'obligation scolaire doivent procéder à son inscription dans un établissement d'enseignement public ou privé, ou bien déclarer au maire et à l'autorité de l'État compétente en matière d'éducation, qu'elles lui feront donner l'instruction dans la famille (article L. 132-5 du code). Ces personnes sont par ailleurs tenues de déclarer au maire la scolarisation dans un établissement privé hors contrat. De son côté, le maire est destinataire de la liste des enfants résidant dans une commune et fréquentant un établissement d'enseignement scolaire. Cette liste est fournie par le directeur d'établissement « dans les huit jours qui suivent la rentrée des classes » et mise à jour « à la fin de chaque mois . ». Il dresse la liste de tous les enfants d'âge scolaire qui résident sur sa commune et signale à l'autorité académique les enfants soumis à l'obligation scolaire qui ne sont pas inscrits dans une école ou un établissement ou qui n'ont pas fait l'objet d'une déclaration d'instruction dans la famille.

Ä Le contrôle spécifique de l'instruction dispensée dans les familles : les enfants d'âge scolaire qui reçoivent l'instruction dans leur famille, y compris dans le cadre d'une inscription dans un établissement d'enseignement à distance, sont, dès la première année, l'objet de deux enquêtes : l'une à caractère pédagogique et l'autre à caractère social. La première relève de l'inspecteur d'académie - directeur académique des services de l'éducation nationale, et la seconde du maire. Cette enquête à caractère social vise à établir quelles sont les raisons alléguées par les personnes responsables de l'enfant pour donner l'instruction dans la famille et à vérifier que cette instruction est dispensée dans des conditions compatibles avec l'état de santé de l'enfant et le mode de vie de la famille. Elle est effectuée le plus tôt possible après la déclaration et doit être renouvelée tous les deux ans jusqu'aux 16 ans de l'enfant. Le résultat de cette enquête est communiqué à l'autorité académique. En principe, lorsque l'enquête n'a pas été effectuée, elle est diligentée par le représentant de l'État dans le département.

4. Enfin, les collectivités peuvent participer, mais dans un cadre bien défini, à des programmes de prévention tertiaire

Ces programmes, dont le maître d'oeuvre est l'autorité judiciaire, sont destinés à des personnes déjà radicalisées et/ou responsables d'actes violents. La collectivité peut en effet s'associer au travail, par exemple en fournissant des locaux, des financements, des débouchés pour des périodes de formation sur le terrain... L'exemple le plus emblématique est probablement le programme de prévention et de lutte contre la radicalisation développé par la Cour d'appel de Colmar depuis 2015 (cf. supra ).

Recommandation n° 6 : Les stratégies territoriales de prévention de la radicalisation doivent comporter des modalités de détection et de signalement des cas de radicalisation et des réseaux concernés et contribuer à la prévention de la radicalisation très en amont (prévention primaire) et à l'intervention préventive à l'égard de groupes ou d'individus qui présentent un risque particulier de radicalisation (prévention secondaire). Elles peuvent, dans un cadre bien défini et en partenariat étroit avec les autorités de l'État, participer à des actions de prévention tertiaire destinées à des personnes déjà radicalisées.

Destinataires : Communes, intercommunalités et départements.


* 46 Voir par exemple, « Les enfants perdus du djihad », Lefigaro.fr , 21 février 2014, « De Vilvorde à la Syrie, comment de jeunes Belges rejoignent le jihad », AFP Infos Mondiales , 22 octobre 2014, « La ville d'où sont partis les premiers djihadistes », Le Soir , 2 février 2015, « La situation est explosive à Vilvoorde : les musulmans radicaux considèrent les demandeurs d'asile syriens comme des lâches! », rtl.be , 26 août 2015.

* 47 Sharia4Belgium est une organisation djihadiste salafiste belge, dirigée notamment par Fouad Belkacem. Au travers d'une propagande agressive, elle dénonçait la démocratie et appelait à transformer la Belgique en califat islamique. Lors d'un procès qui s'est ouvert le 29 septembre 2014 à Anvers, l'organisation a été reconnue comme terroriste pour avoir constitué une importante filière de recrutement djihadiste. Fouad Belkacem a été condamné à 12 ans de prison et à une amende de 30 000 euros. Les autorités belges ont entamé à son encontre une procédure de déchéance de nationalité.

* 48 Locaux, restauration, expertise de l'association qui participe au groupe de débat, intervenants extérieurs et activités.

* 49 Comme les titres exigés des directeurs et des maîtres.

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