B. MODERNISER LE SERVICE PUBLIC DE LA JUSTICE EN INNOVANT ET EN MAÎTRISANT LA RÉVOLUTION NUMÉRIQUE

Dans le domaine de la justice et du droit, les enjeux technologiques ressortent de deux plans distincts. D'une part, de façon classique, l'évolution des technologies doit permettre, avec le développement de nouveaux outils et la dématérialisation , d' améliorer et de moderniser le fonctionnement de l'institution judiciaire et les conditions de travail de ses personnels. D'autre part, les innovations technologiques les plus récentes - avec l'utilisation d'internet et plus encore de l'intelligence artificielle - font émerger de nouveaux acteurs, privés, qui peuvent paraître concurrencer voire menacer l'institution judiciaire et qui appellent une meilleure régulation .

Demain, l'institution judiciaire ne disposera plus du quasi-monopole de la résolution des litiges. Le développement du marché du droit, grâce à l'utilisation d'internet et des technologies, crée une concurrence de fait avec ces nouveaux acteurs, que certains appellent des « braconniers du droit » et qui proposent en réalité une grande variété de services nouveaux.

Fondée sur les principes d'indépendance et d'impartialité, qu'aucun dispositif technologique ne pourra garantir comme l'intervention du juge
- sauf peut-être à ce que la blockchain 134 ( * ) puisse être appliquée à la justice -, la décision de justice garde toute sa valeur. Pour préserver sa fonction de régulation sociale dans les situations qui l'exigent, l'institution judiciaire doit néanmoins mieux intégrer et accompagner les innovations technologiques.

L'institution judiciaire doit véritablement prendre le tournant de la révolution numérique et de l'innovation. Votre mission a veillé quant à elle, dans ses auditions, à entendre nombre de sociétés et start-ups dans le domaine du droit et de la justice, certaines très jeunes. Ce secteur est en plein essor depuis quelques années, voire depuis quelques mois s'agissant de ce que l'on appelle la « justice prédictive », commentée cette année par les chefs de cour dans de nombreuses audiences solennelles de rentrée.

1. Accélérer la dématérialisation des procédures judiciaires, pour simplifier l'accès et le fonctionnement de la justice

Si la dématérialisation apparaît dans tous les domaines comme un vecteur de modernisation et de simplification des procédures, votre mission observe toutefois que le ministère de la justice, de façon récurrente, est présenté comme n'étant pas capable de saisir les opportunités offertes par la dématérialisation et de réformer les procédures judiciaires à cette fin.

Tant en matière civile qu'en matière pénale, les pistes offertes par la dématérialisation semblent pourtant prometteuses, porteuses de réels gains de simplification et d'allègement de la charge de travail, pour les personnels comme pour les justiciables.

L'accélération de la dématérialisation des procédures suppose une plus grande coordination entre les directions législatives et les directions dites métiers, sous l'égide du secrétariat général, ce dernier devant assurer un pilotage plus stratégique de cette évolution. Votre mission a déjà relevé la nécessité d'une telle amélioration de l'organisation du ministère, constatant le défaut actuel de coordination entre ses différentes directions 135 ( * ) .

a) Dématérialiser et simplifier les procédures en matière civile, pour rendre la justice plus accessible pour le justiciable

Des travaux sont en cours, au sein de la direction des affaires civiles et du sceau, pour favoriser la dématérialisation de certaines procédures en matière civile. Cet effort doit être amplifié et systématisé, sous l'égide du secrétariat général, veillant à la coordination entre la direction des services judiciaires et la direction des affaires civiles et du sceau, pour faire de la dématérialisation de la justice civile un projet prioritaire pour le ministère de la justice .

D'un point de vue méthodologique, votre mission considère que l'ensemble des procédures doit être passé en revue, afin de les modifier selon les deux exigences de simplification et de dématérialisation , sans remise en cause des droits et des garanties pour les justiciables et pour les tiers. Il n'est plus temps, aujourd'hui, de chercher à dématérialiser tel ou tel aspect, mais il faut basculer entièrement dans un nouveau système, qui devra fonctionner de façon dématérialisée. La règle de procédure doit dorénavant être conçue pour être mise en oeuvre de façon dématérialisée et informatisée.

Pour faciliter la dématérialisation des procédures, leur simplification et leur harmonisation sont sans doute des préalables, pour éviter d'avoir à concevoir techniquement des outils lourds et complexes car devant traduire informatiquement des procédures juridiquement aussi complexes.

Cette perspective suppose la systématisation de la communication électronique, entre les juridictions, les justiciables et les auxiliaires de justice, et la mise en place de la signature électronique dans ces échanges, de façon à supprimer tout courrier. Elle suppose aussi que les juridictions disposent de matériels informatiques adaptés, que les volumes de connexion dans les juridictions soient suffisants et que les capacités des serveurs informatiques du ministère de la justice soient accrues pour permettre de gérer ces flux de données plus importants. La suppression des courriers recommandés devrait représenter plusieurs dizaines de millions d'euros d'économies.

À titre d'exemple, demain, la communication dématérialisée entre la juridiction et le justiciable ou son avocat pourrait devenir la règle en droit, et pas simplement une faculté ou une option 136 ( * ) . La transmission dématérialisée de toutes les pièces pourrait être obligatoire, à peine d'irrecevabilité.

À cet égard, le décret n° 2015-282 du 11 mars 2015 relatif à la simplification de la procédure civile à la communication électronique et à la résolution amiable des différends reste trop modeste : la convocation par lettre recommandée avec demande d'avis de réception reste obligatoire pour le défendeur et le recours à la communication électronique suppose le consentement du destinataire à l'utilisation de ce procédé pour la réception des différents actes de procédure.

Cette révolution numérique de la justice civile ne doit pas oublier les justiciables qui ne sont pas familiers des nouvelles technologies ou qui n'y ont pas accès. En ce sens, le rôle des greffes reste primordial dans l'accès à la justice, de même que celui des avocats. Il est également nécessaire de veiller à la formation des personnels qui devront utiliser ces nouveaux outils.

Un tel projet prioritaire de simplification et de dématérialisation, pour bénéficier d'une visibilité suffisante et d'un appui administratif fort, pourrait reposer sur une instance ad hoc au sein du ministère de la justice, comportant un comité de pilotage, composé de toutes les compétences utiles (magistrats, greffiers, universitaires, avocats, informaticiens...), ainsi qu'une direction de projet, plus opérationnelle, assurée par le secrétariat général en lien avec les directions concernées, pour en assurer le suivi permanent. Cette instance devra à la fois superviser les travaux juridiques de simplification et les travaux de développements informatiques pour la dématérialisation, de sorte que l'enjeu de coordination est majeur.

Votre mission estime qu'une implication plus forte du ministère, à la hauteur des enjeux, est indispensable pour réussir la révolution numérique au sein de l'institution judiciaire.

Proposition n° 32 :

Réformer les procédures en matière civile pour assurer leur dématérialisation et leur simplification.

La dématérialisation de la justice civile offre plusieurs perspectives, pour les personnels comme pour les justiciables.

Pour les magistrats et les greffiers, elle permettrait de simplifier le travail, de limiter les manipulations de documents, d'éviter les saisies et les enregistrements inutiles, de dégager du temps pour se consacrer à des tâches de plus grande valeur ajoutée... En ce sens, la technologie est également un instrument de nature à permettre au juge de se recentrer sur son office et au greffier de voir ses missions revalorisées.

Pour les justiciables, elle permettrait de suivre les affaires en ligne, de faciliter le dépôt et l'échange de pièces avec les juridictions, de supprimer les convocations par courrier recommandé ou de simplifier la notification des décisions de justice, voire de faire évoluer leur signification par huissier. À ce jour, le simple fait de suivre son affaire en ligne, comme c'est en partie le cas devant les juridictions administratives, n'est pas possible devant les juridictions judiciaires. À cet égard, le service d'accueil unique du justiciable (SAUJ), créé par la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXI e siècle, est supposé permettre au justiciable, quelle que soit la juridiction saisie, de se renseigner sur son affaire et de faire certains actes, mais les outils informatiques devant le permettre n'existent pas encore.

Dans tous les cas, la dématérialisation devrait aussi permettre de réduire les délais de jugement pour le justiciable, par exemple en respectant mieux les délais de la procédure et en limitant les audiences et les renvois.

Demain, la technologie devrait permettre au justiciable de saisir la justice de façon dématérialisée, par internet, en joignant les pièces requises, pour les contentieux dans lesquels le ministère d'avocat n'est pas obligatoire.

Certes, ainsi que l'a montré la présentation faite à votre mission lors de son déplacement dans les locaux de la direction des services judiciaires, le projet informatique Portalis de simplification de la chaîne civile vise à terme à permettre certaines de ces fonctionnalités, en particulier suivre son affaire en ligne, d'ici la fin de l'année 2017, et saisir de façon dématérialisée une juridiction, en 2021.

Actuellement, Portalis n'est qu'un portail d'information, certes bien conçu, pour le justiciable. Ce projet doit être développé et mis en oeuvre en plusieurs étapes, comme l'expose l'encadré ci-après, sans attendre que toutes les fonctionnalités soient opérationnelles. L'aboutissement complet est prévu en 2022, après le remplacement des neuf applications informatiques civiles actuelles. Parallèlement, le service d'accueil unique du justiciable ne sera pleinement opérationnel tel que le législateur l'a décidé en 2016, avec le développement de Portalis , qu'en 2021, en permettant non seulement la consultation d'une affaire, mais également la réalisation de certains actes et dépôt de pièces.

Le projet Portalis

Décrit par le ministère de la justice comme un « programme global de modernisation et de simplification de la justice », le projet Portalis a trois objectifs :

- améliorer le service rendu au justiciable en le rendant plus lisible et plus accessible ;

- moderniser la justice en dématérialisant les procédures judiciaires avec les justiciables et les auxiliaires de justice ;

- unifier en une seule chaîne applicative informatique le traitement de l'ensemble des procédures civiles , aujourd'hui gérées par des outils informatiques hétérogènes.

Le calendrier du projet prévoit une mise en oeuvre en six étapes .

1 ère étape - mai 2016 : ouverture du portail internet du justiciable justice.fr. Il vise à informer le justiciable de ses droits et l'oriente dans ses démarches pour toute la procédure pénale et civile, selon le litige voire la situation géographique, grâce à une recherche personnalisable. Le site internet met aussi à disposition l'ensemble des formulaires CERFA en vigueur, les listes de pièces justificatives à produire selon les situations ainsi que les liens utiles vers les auxiliaires de justice. Il présente, en outre, les modes alternatifs de règlement des litiges. Enfin, le site internet propose différents simulateurs de calculs (aide juridictionnelle, pension alimentaire et saisie sur rémunérations).

2 ème étape - décembre 2017 :

- enrichissement du site internet justice.fr permettant au justiciable de connaître l'état d'avancement de ses procédures civiles et pénales ;

- mise à disposition des services d'accueil unique du justiciable (SAUJ) d'un portail de suivi des affaires civiles, ne permettant pas de saisir des informations nouvelles dans l'outil mais seulement de consulter les données qui y figurent.

3 ème étape - novembre 2018 : extension du portail destiné aux auxiliaires de justice, permettant la communication dématérialisée avec les avocats et les huissiers de justice.

4 ème étape - 2019 : mise en place d'un bureau virtuel métier offrant aux magistrats et greffiers la possibilité de suivre les affaires qu'ils ont en charge à distance et en ligne, et mise à disposition d'outils d'aide à la rédaction des jugements.

5 ème étape - 2021 : mise en place du nouvel applicatif de la chaîne civile, Portalis , remplaçant les neuf applications informatiques civiles existantes, et permettant la saisine en ligne des juridictions civiles par les justiciables, depuis le portail internet justice.fr .

6 ème étape - 2022 : dématérialisation complète de la chaîne civile et mise en place du nouvel applicatif métier Portalis sur l'ensemble des juridictions civiles.

Source : commission des lois du Sénat à partir d'informations communiquées
par la direction des services judiciaires.

Votre mission ne peut qu'encourager ce projet et souhaiter son plein achèvement dans les délais prévus. En effet, le précédent grand projet de cette nature, l'application Cassiopée dans la chaîne pénale, suscite nombre de critiques dans les juridictions, même si la direction des services judiciaires estime que l'application est aujourd'hui globalement satisfaisante et conforme aux objectifs pour lesquels elle a été développée. Pour autant, l'ampleur de Portalis ne doit pas faire oublier les autres champs de simplification et de dématérialisation.

S'agissant des pistes de simplification stricto sensu en matière civile, plusieurs suggestions ont été exprimées lors des auditions de votre mission, sans que celle-ci ait eu la possibilité d'approfondir cette problématique. Il est néanmoins nécessaire, parallèlement à la dématérialisation, de simplifier les procédures. Ces deux objectifs vont de pair et se nourrissent l'un l'autre.

À titre d'exemple, en complément de l'idée de confier au greffier la responsabilité de la mise en état 137 ( * ) , il pourrait être envisagé de supprimer les audiences de mise en état, sauf dans les hypothèses où le juge de la mise en état doit trancher un point, ainsi que les audiences de référé-expertise, une simple requête suffisant. Une réflexion pourrait également être engagée sur l'harmonisation et la simplification des modes de saisine des juridictions, a fortiori dans le cadre d'un tribunal unique de première instance, préconisé par votre mission 138 ( * ) , ou encore sur le développement des procédures écrites en matière civile pour limiter le nombre des audiences.

b) Dématérialiser les procédures pénales, vecteur essentiel de leur simplification

La simplification des procédures pénales et l'allègement de la charge d'activité des parquets passent aujourd'hui essentiellement par la dématérialisation, source de gain de temps et d'efficacité.

Néanmoins, malgré la prise de conscience ancienne 139 ( * ) de la chancellerie quant à l'aspect prioritaire de cette question et la réelle évolution des juridictions, la dématérialisation des procédures pénales reste embryonnaire. L'engagement de tous les acteurs oeuvrant à la chaîne pénale est la condition du succès. Or, votre mission a constaté une inégale appropriation de la numérisation par les magistrats.

Dans la grande majorité des juridictions visitées par votre mission, les dossiers d'instruction sont cependant déjà numérisés, ce qui facilite leur transmission aux avocats. En effet, d'après un rapport de l'inspection générale des services judiciaires de février 2016, 79 % des juridictions numérisent en totalité les dossiers d'instruction.

Si des progrès ont été constatés par les juridictions concernant les échanges inter-applicatifs des données, notamment pour alimenter l'application Cassiopée ou le fichier du traitement des antécédents judiciaires, nombre de juridictions déplorent le niveau toujours élevé de difficultés techniques.

Il a été fait part à votre mission que le protocole noué avec la gendarmerie nationale sur la dématérialisation des procédures contre auteur inconnu 140 ( * ) est une réussite. Mis en oeuvre depuis 2009, il permet aux unités de gendarmerie de transmettre, depuis le logiciel de rédaction des procédures de la gendarmerie nationale, des « équivalents électroniques des procédures » (EEP), documents de travail dépourvus de signature dont les données sont directement enregistrables dans Cassiopée , facilement classables et stockables. Votre mission considère que ce dispositif devrait être étendu à un plus grand nombre d'infractions 141 ( * ) , ainsi qu'aux services de police.

En dehors de ce procédé innovant, les échanges dématérialisés entre services d'enquête et juridictions pénales restent très limités : aucun procès-verbal ne peut être transmis, avec la valeur juridique qui lui est attachée, sans signature électronique. Dans la majorité des juridictions, en l'absence d'application permettant des échanges numériques sécurisés, les procédures sont scannées par les services d'enquête avant envoi, avant d'être à nouveau traitées par les juridictions. L'utilisation des fichiers numériques apparaît quasi-inexistante tant dans la phase de jugement que dans la phase de l'exécution et de l'application des peines, même si certaines juridictions utilisent des fichiers électroniques stockés dans la gestion électronique des documents (GED).

La dématérialisation de la chaîne pénale doit être fortement orientée vers la création et la manipulation de documents numériques natifs , au cours des enquêtes, mais également à l'audience. Votre mission a pu constater dans plusieurs déplacements que les fonctionnaires de greffe sont trop souvent obligés de numériser des procédures transmises en papier alors qu'elles ont été établies à l'aide d'applications bureautiques et qu'elles sont donc nativement numériques.

Un tel développement appelle un investissement important dans la dotation des magistrats et des greffiers en moyens technologiques . Un tel déploiement aurait un coût mais les économies engendrées permettraient de le compenser. Au-delà de la signature électronique, étape nécessaire mais insuffisante, votre mission a constaté que l'équipement numérique des magistrats apparaît insuffisamment développé. Le rapport de la commission présidée par M. Jean-Louis Nadal, « Refonder le ministère public » 142 ( * ) , constatait ainsi : « au-delà de l'obsolescence des moyens de téléphonie mobile, il a été signalé à la Commission que les magistrats ne pouvaient pas accéder à leur messagerie électronique à distance, que les procureurs de la République étaient souvent dans l'incapacité de lire les fichiers informatiques, de format récent, qui leur sont transmis par certains de leurs partenaires et même, dans certains cas, par la direction des affaires criminelles et des grâces [...] ».

L'informatique doit également être mise au service de l'amélioration de la communication et donc des relations entre les magistrats et les services de la police judiciaire. Ainsi les forces de gendarmerie et de police comprennent mal l'absence d'information en cas de remise en liberté d'une personne initialement placée en détention provisoire.

Le développement de fonctionnalités dans les applicatifs métiers des juridictions permettrait de renforcer les mécanismes d'information des forces de gendarmerie et de police afin d'améliorer leurs relations avec les juridictions.

Par exemple, un échange automatisé d'informations entre Cassiopée et les applicatifs métiers des enquêteurs devrait être développé pour prévoir une alerte systématique en cas de comparution immédiate ou de déferrement par exemple.

Il pourrait également être envisagé qu'en cas de saisie dans Cassiopée de la décision de remise en liberté, un courriel automatique soit envoyé aux enquêteurs inscrits dans l'applicatif comme étant en charge du dossier . De même, le rôle des audiences correctionnelles, qui peut être édité par Cassiopée , pourrait être régulièrement envoyé aux chefs de service de la police et de la gendarmerie, à charge pour eux d'informer leurs enquêteurs.

Proposition n° 33 :

Développer des alertes automatiques d'information des services d'enquête pour les informer des suites judiciaires données à leurs procédures.

Enfin, votre mission a pu constater que les services enquêteurs utilisaient des interfaces différentes : le logiciel de rédaction des procédures de la gendarmerie nationale (LRGN) et le logiciel de rédaction des procédures de la police nationale (LRPPN) coexistent, sans que, pour l'heure, un projet de fusion, voire de rapprochement soit envisagé. Cette coexistence d'environnements numériques ne facilite pas le renforcement des interfaces informatiques. Si la chaîne pénale doit être intégralement dématérialisée, et retracée dans Cassiopée , votre mission considère souhaitable de simplifier l'architecture existante. En conséquence, la fusion entre l'ensemble des logiciels d'aide à la rédaction des procédures des services enquêteurs devrait être programmée et anticipée.

Proposition n° 34 :

Fusionner les logiciels d'aide à la rédaction des procédures des forces de sécurité intérieure.

2. Consolider la conduite des projets informatiques au sein du ministère et organiser l'intégration des innovations

Actuellement, au sein du ministère, la fonction informatique semble répartie, voire dispersée, entre le secrétariat général et les directions métiers, en particulier la direction des services judiciaires et celle de l'administration pénitentiaire, sans être prise en charge à un niveau hiérarchique suffisant pour assurer un réel pilotage stratégique des projets informatiques.

Votre mission a aussi pu constater au cours de ses auditions et de ses déplacements le retard considérable en termes de modernisation numérique accumulé par le ministère de la justice. Les besoins de modernisation du service public de la justice sont aujourd'hui colossaux.

a) Créer une direction dédiée aux systèmes d'information, facteur essentiel pour la conduite des projets structurants

Malgré un budget de plus en plus important, la transformation numérique du service public de la justice apparaît inachevée en raison, notamment, d'un défaut de pilotage. Ainsi, si certains projets informatiques structurants sont pilotés par le secrétariat général, d'autres, comme Cassiopée ou Portalis , sont développés sous le contrôle de la direction des services judiciaires.

Votre mission estime prioritaire de reconsidérer les systèmes d'information au sein du ministère : ils ne sont plus seulement une fonction support, mais bien un vecteur stratégique de transformation, au service de la qualité du service public rendu.

En conséquence, votre mission considère indispensable de matérialiser cette ambition par la création d'une direction des systèmes d'information. Les grands ministères régaliens sont déjà dotés d'une direction ad hoc : le ministère de la défense dispose, depuis 2006, d'une direction générale des systèmes d'information de communication (DGSIC), le ministère de l'intérieur a créé en son sein, en 2013, une mission de gouvernance ministérielle des systèmes d'information et de communication, qui coordonne l'action de la direction des systèmes d'information et de communication (DISIC) du ministère, le service des technologies et des systèmes d'information de la sécurité intérieure (STSI2) et l'agence nationale des titres sécurisés (ANTS).

Il apparaît essentiel de concevoir dans un lieu unique la stratégie numérique et la structure informatique du ministère de la justice. Ce recentrage devrait permettre de disposer d'une architecture de systèmes d'informations centralisée, plus efficiente, mais également plus réactive.

Votre mission considère que l'harmonisation matérielle et logicielle du ministère sera mieux conduite par une instance unique. La direction des systèmes d'information du ministère de la justice devrait permettre une meilleure gouvernance, mais également une meilleure autonomie.

En effet, la dispersion de la conduite des projets (secrétariat général, direction des services judiciaires, direction de l'administration pénitentiaire) a conduit à un recours massif à des prestataires extérieurs : le ministère de la justice ne dispose pas de ressources humaines en interne capables de développer des projets structurants, mais surtout de les maintenir et de les faire évoluer. Au regard du coût des projets lancés ces dernières années par le ministère, des économies pourraient être réalisées par l'internalisation, au sein d'une direction dédiée, des développements informatiques.

Cette situation pose également un problème de sécurité. Or c'est aujourd'hui un enjeu incontournable du développement des systèmes d'information. Le ministère de la justice aurait intérêt à mieux contrôler le développement d'applicatifs et d'interfaces numériques amenés à héberger des données très sensibles.

Projets structurants du ministère de la justice en cours

Nom du projet

Objet

Date de lancement

Durée estimée

ASTREA (Application de stockage, de traitement et de restitution des antécédents judiciaires)

Réforme du système d'information du casier judiciaire national

Janvier 2012

8 ans

CASSIOPEE V 2.0

Chaîne pénale

Janvier 2014

6 ans

COMEDEC (Communication électronique de données d'état civil)

Dématérialisation sécurisée des actes de l'état civil

Janvier 2008

13 ans

GIDE (Gestion informatisée des détenus en établissement)

Gestion nationale des personnes écrouées

Janvier 2007

10 ans

HARMONIE V 2.0

Amélioration du système de gestion des ressources humaines

Avril 2014

5,2 ans

PNIJ (Plate-forme nationale des interceptions judiciaires)

Guichet unique de transmission des réquisitions judiciaires en matière d'interceptions

Mars 2005

13 ans

PORTALIS

Programme global de modernisation et de simplification de la justice

Mars 2014

12 ans

Lors de ses déplacements dans les juridictions, votre mission a pu constater l'insuffisante réactivité des systèmes d'information.

Dans un contexte d'inflation législative en matière pénale, la question des mises à jour de Cassiopée offre des exemples flagrants de défauts d'adaptabilité du système.

À ce jour, il n'y a toujours pas d'outil permettant d'anticiper le terme d'une période de détention provisoire, renouvelable ou non, afin d'orienter le travail des magistrats et des greffiers. Malgré leurs demandes, ce travail ne pourra être réalisé avant 2018.

De même, la mise en oeuvre des prescriptions de la loi n° 2016-457 du 14 avril 2016 relative à l'information de l'administration par l'institution judiciaire et à la protection des mineurs n'est toujours pas développée. La mise en oeuvre d'une alerte invitant les utilisateurs de Cassiopée , aux différents stades de la procédure pénale, à se conformer à l'obligation d'informer les employeurs en cas de mise en cause judiciaire ne devrait être effective qu'en juin 2017 143 ( * ) .

Proposition n° 35 :

Créer une direction des systèmes d'information au sein du ministère de la justice.

Pendant longtemps, pour des raisons évidentes de sécurité, le ministère de la justice a privilégié le développement d'applicatifs métiers nationaux, déployés sur l'ensemble du territoire concerné par la problématique.

Ces outils apparaissent néanmoins rapidement obsolètes et ne sont que trop rarement pensés avec les personnes censées les utiliser. Lors de ses déplacements au sein des juridictions, et notamment des services de greffe, votre mission n'a pu que constater l'inefficience et l'absence d'ergonomie des applicatifs métiers utilisés.

Votre mission considère qu'il pourrait être envisageable de tendre, à long terme, avec des investissements conséquents, vers une harmonisation des applicatifs. Néanmoins, de manière pragmatique, votre mission constate que le défaut de développement informatique des juridictions est profond : il serait contre-productif d'attendre le développement d'applicatifs nationaux pour pallier ce besoin.

Face à cette réalité, votre mission recommande que les juridictions soient autorisées à modifier certains aspects des applicatifs nationaux . En effet, l'obsolescence législative des applicatifs découragent les utilisateurs. Il convient de permettre à certains référents « applicatifs » dans les juridictions d'être autorisés à modifier localement ces logiciels, pour qu'elles bénéficient effectivement de « trames » de rédaction de jugement mises à jour des dernières lois.

Votre mission encourage également les juridictions à développer leurs propres outils. Il conviendrait de les recenser au sein d'un répertoire national ainsi que leurs caractéristiques, afin de pouvoir envisager leur utilisation par une autre juridiction 144 ( * ) . Ces développements devraient être accompagnés par le ministère, qui mettrait à disposition un cadre commun de caractéristiques afin de s'assurer de la compatibilité des applicatifs entre eux et de la sécurisation des transmissions de données.

Enfin, votre mission recommande d' associer davantage les utilisateurs , en premier lieu les magistrats et les greffiers, au développement des applications informatiques. Pour la première fois, un applicatif, Portalis , est développé selon la méthode dite « agile » et testé par une communauté d'utilisateurs. Votre mission encourage le développement d'initiatives à partir des souhaits des utilisateurs et recommande de les associer systématiquement à la conception et à la mise en oeuvre des applications .

Proposition n° 36 :

Encourager les juridictions à développer des outils informatiques.

Proposition n° 37 :

Permettre aux juridictions d'adapter localement certains aspects des outils informatiques nationaux.

Proposition n° 38 :

Recenser au sein d'un répertoire national l'intégralité des applicatifs utilisés au sein des juridictions.

Proposition n° 39 :

Mieux associer les utilisateurs au développement et à l'évolution des applications informatiques.

b) Renforcer la sécurité des systèmes d'information et des traitements automatisés de données

Au sein des permanences « traitement en temps réel » des parquets, par exemple, votre mission a pu observer et apprécier l'innovation technologique des magistrats. Grâce à quelques outils pratiques développés localement, ils ont pu bénéficier d'une meilleure appréciation de la délinquance et de la criminalité de leur ressort, d'un meilleur suivi des affaires en cours et mettre en place une gestion optimale des procédures.

Néanmoins, la plupart des traitements automatisés de données ne répondent ni aux exigences propres aux systèmes d'information ministériels, définies par l'Agence nationale de sécurité des systèmes d'information, ni à la législation sur les données personnelles et aux recommandations de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). Or, ces fichiers conservent des données personnelles : très sensibles, elles devraient faire l'objet, a minima, d'un mécanisme de sécurisation élevée. Le défaut d'investissement dans les systèmes d'information, et notamment dans la sécurisation des infrastructures de données ne permet pas à l'ensemble des juridictions de fiabiliser ces données, alors même que leur inexactitude peut être particulièrement dommageable.

Votre mission a pu constater, lors de ses déplacements comme lors des auditions qu'elle a menés, que la question de la sécurité des systèmes d'information pourtant essentielle, était encore perçue comme une question accessoire.

Votre mission recommande de ne pas sous-estimer la sécurité lors de la conception des outils informatiques. Elle recommande également de développer des procédures simplifiées avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés : le temps de l'autorisation - entre huit mois et un an - apparaît peu compatible avec la célérité attendue sur les procédures pénales.

Néanmoins, un circuit simplifié pour les expérimentations, les généralisations d'expérimentations ou les outils temporaires devrait pouvoir être mis en place.

Proposition n° 40 :

Renforcer la sécurisation des données à caractère personnel sans nuire à l'efficacité des juridictions.

c) Mieux utiliser les outils technologiques pour faciliter le travail du juge

Les outils technologiques doivent également être conçus et vécus, dans le cadre du travail quotidien des juridictions, comme un outil d'aide et non comme une contrainte supplémentaire.

Si certains outils existent déjà, il est nécessaire de développer bien davantage, en lien avec la dématérialisation des procédures en matière civile, des outils plus efficaces d'assistance à la rédaction des jugements, adaptés aux différentes fonctions qu'un magistrat peut occuper, permettant de lui faire gagner du temps au profit du coeur de sa mission, mais également adaptables et modifiables.

L'exploitation des données judiciaires et de la masse des décisions de justice devrait aussi permettre au juge de disposer d'outils nouveaux plus performants, pour l'éclairer sur la décision à prendre et pour connaître dans des cas similaires les décisions prises dans les autres juridictions.

Proposition n° 41 :

Développer des outils technologiques d'aide à la décision et d'aide à la rédaction des jugements pour les magistrats.

De tels outils ne peuvent pas être simplement laissés à l'initiative locale, même si celle-ci doit être reconnue et valorisée. En ce sens, même si des efforts existent, le ministère doit davantage être un prestataire de services pour les juridictions.

3. Maîtriser et tirer profit des évolutions technologiques dans le domaine du droit et de la justice

Alors que les innovations technologiques peuvent faire apparaître de nouveaux services dans le domaine du droit et de la justice, potentiellement concurrents de l'institution judiciaire, qu'on appelle communément legal techs , mariant compétences juridiques et compétences informatiques, votre mission estime qu' il appartient au ministère de la justice de jouer pleinement son rôle dans la régulation de ces évolutions , au bénéfice de la justice et des justiciables. Plutôt que la concurrence, votre mission plaide pour assurer la complémentarité entre ces outils et la justice traditionnelle , qui seule peut présenter toutes les garanties que peut exiger le justiciable.

a) Donner au ministère un rôle pilote pour accompagner et intégrer les innovations dans le domaine du droit et de la justice

En premier lieu, face au foisonnement des innovations dans le domaine du droit et de la justice, le ministère de la justice doit jouer un rôle majeur de régulation et d'accompagnement des legal techs . Les auditions de votre mission ont donné l'impression que ces innovations émergent et se développent sans que la puissance publique exerce pleinement son rôle, en particulier pour la protection de l'intérêt général et des justiciables, laissant cette mission au juge, au gré des contentieux dont il est saisi.

Ces innovations recouvrent une grande variété de prestations, pour les justiciables ou certaines catégories d'entre eux, ou pour les professionnels du droit, certaines assez simples et d'autres très élaborées, certaines faisant intervenir des avocats et d'autres simplement des juristes :

- plates-formes d'information et de conseil juridique en ligne, pour les entreprises ou les particuliers ;

- assistance à l'accomplissement de démarches administratives et à l'édition de documents juridiques à moindre coût pour les entreprises ou les particuliers ;

- moteurs de recherche juridique ;

- assistance à l'élaboration d'actions en justice, principalement pour les contentieux dépourvus de l'obligation de représentation, mais aussi le cas échéant de façon collective pour les particuliers ;

- plates-formes de médiation, d'arbitrage ou de règlement amiable des litiges en ligne (« online dispute resolution ») ;

- outils de « justice prédictive », basés sur l'exploitation massive des données judiciaires, le big data des décisions de justice.

Par ailleurs, certains acteurs travaillent aux possibilités d'application de la technologie blockchain au domaine du droit et de la justice. Parmi ces nouveaux acteurs, certains sont des start ups françaises, tandis que d'autres sont les filiales de sociétés étrangères.

Les organisations représentant certains professionnels du droit sont également actives dans le développement de nouveaux services, soit pour leurs membres soit à destination du public : notaires, avocats, huissiers de justice ou encore greffiers de tribunal de commerce.

Par ailleurs, de façon très limitée par rapport à ce qui existe dans les pays anglo-saxons, il existe des fonds qui investissent dans les contentieux très coûteux pour les justiciables et en financent tout ou partie, prenant en charge le risque financier en contrepartie d'une rémunération déterminée contractuellement (« third party funding » ou « litigation finance »). De telles pratiques n'ont cours qu'en matière d'arbitrage commercial, notamment international, au vu du montant élevé des frais d'expertise et de procédure, mais ne concernent pas les particuliers.

Même s'il est encore difficile aujourd'hui d'apprécier l'importance que de telles innovations pourront représenter dans quelques années, il est indispensable de ne pas les subir ou simplement les observer de loin. Il appartient au ministère de la justice, le « ministère du droit », de réguler et d'accompagner leur développement, d'anticiper leurs conséquences sur la justice, au regard de leur impact dans les sociétés anglo-saxonnes. Certes, les prestations juridiques sont déjà encadrées, notamment par l'intermédiaire de la profession d'avocat et de son monopole d'assistance et de représentation. Pour autant, les nouveaux services juridiques offerts par la technologie sont loin de se résumer à de nouvelles concurrences pour les avocats, même si elles interviennent sur le champ concurrentiel de l'information juridique, en offrant de nouveaux services qui n'existaient pas jusqu'à présent .

Dans ces conditions, votre mission d'information juge nécessaire que le ministère de la justice exerce un rôle plus actif dans la connaissance et dans l'accompagnement de ces innovations, le cas échéant par des initiatives législatives ou réglementaires, mais à tout le moins en intégrant davantage ces enjeux dans son organisation administrative. Cette intégration renforcée des enjeux technologique au sein du ministère peut passer par la création d'une mission ad hoc ou d'un observatoire au sein de la direction des services judiciaires, en lien avec des partenaires publics et privés, notamment la Cour de cassation, très attentive à l'impact des technologies sur la justice. On peut aussi imaginer un rôle d'orientation, par le lancement et la dotation d'appels à projets innovants par exemple.

Proposition n° 42 :

Renforcer les capacités du ministère de la justice pour lui permettre de jouer un rôle central et actif pour réguler, accompagner, anticiper et orienter les évolutions technologiques dans le domaine du droit et de la justice.

b) Maîtriser les risques d'ordre technique et éthique liés aux innovations technologiques

Sans cadre juridique et déontologique suffisant, les innovations technologiques peuvent comporter des risques d'ordre technique ou éthique, qu'il convient de maîtriser. Il en est ainsi, notamment, en matière d' open data des décisions de justice.

Dans la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, le législateur a voulu appliquer le principe d'ouverture des données publiques aux décisions de justice administrative et judiciaire . Si votre mission l'approuve, elle estime cependant que la disposition législative ainsi adoptée ne comporte pas toutes les garanties nécessaires, même si le Sénat a veillé, sur ce point, à améliorer le texte dont il était saisi.

Ainsi, s'agissant des décisions judiciaires, l'article L. 111-13 du code de l'organisation judiciaire 145 ( * ) prévoit que « les décisions rendues par les juridictions judiciaires sont mises à la disposition du public à titre gratuit dans le respect de la vie privée des personnes concernées » et que « cette mise à disposition du public est précédée d'une analyse du risque de ré-identification des personnes ». Un décret en Conseil d'État doit encore préciser les conditions de cette mise à disposition, qui vise à faciliter la réutilisation de ces données judiciaires, dans les conditions prévues par les articles L. 321-1 à L. 326-1 du code des relations entre le public et l'administration.

En l'état, les enjeux de protection des données personnelles , pour les justiciables mais aussi pour les magistrats, ne semblent pas suffisamment pris en compte. En effet, au-delà de l'anonymisation de la décision s'agissant des parties en cause, des informations non nominatives permettent tout de même d'identifier les parties, en raison de leurs qualités ou de la nature du contentieux.

En outre, dans les nombreuses affaires jugées à juge unique, les décisions publiées pourraient permettre de connaître le profil de chaque juge, voire de mesurer un degré de sévérité ou de laxisme en matière pénale. Plus largement, il serait possible de dresser un profil moyen des jugements rendus par chaque juridiction dans tel ou tel type de contentieux, par exemple en matière de divorce. Or, le respect de la vie privée n'englobe vraisemblablement pas le fait de ne pas mentionner le nom des juges dans les données publiées. Il peut en résulter un risque de « forum shopping », si les critères de l'affaire s'y prêtent, c'est-à-dire la faculté pour le justiciable de choisir le tribunal le plus à même de satisfaire sa demande, en fonction de sa jurisprudence, mais aussi un risque d'atteinte à la liberté d'appréciation et de jugement du magistrat.

En l'état du droit, l'exploitation des données judiciaires peut faire courir un risque de perturbation de l'office du juge et du cours normal de la justice .

Ainsi, plus largement, il conviendrait de proscrire certaines finalités contraires à l'intérêt public, clairement identifiées, et pas uniquement de rappeler l'exigence de protection des données personnelles. Votre mission estime que les règles établies par le législateur méritent d'être précisées , sans doute au-delà de ce que le décret en Conseil d'État peut faire. Une seconde intervention législative semble nécessaire.

Proposition n° 43 :

Fixer un cadre juridique et déontologique plus précis et approprié pour la mise à disposition du public des décisions de justice.

Par ailleurs, il n'existe guère d'outils pour retraiter les décisions de justice et en permettre la publication en format ouvert et réutilisable. Dès lors, l'obligation fixée par la loi de mettre à disposition du public l'ensemble de ces décisions risque de reposer sur du travail humain et donc d'accroître la charge de travail des fonctionnaires des greffes.

Une mise à niveau des outils informatiques est donc indispensable, afin d'automatiser le processus de traitement et de mise en forme des décisions en vue de leur publication, dans le respect des critères juridiques et déontologiques précités. La question de la publication des décisions doit être intégrée dans les développements des outils informatiques judiciaires.

Par ailleurs, il convient de rester attentif au respect des droits fondamentaux , et notamment au principe d'égalité de tous les justiciables, dans l'utilisation des technologies .

Ainsi, l'extension du recours à la visioconférence est encouragée afin de limiter les extractions judiciaires ainsi que les risques d'évasion. Peut-on néanmoins imposer une visioconférence à un prévenu en détention provisoire, contre son gré, pour une audience où sera décidée de sa remise en liberté éventuelle ? Malgré les efforts accomplis, l'utilisation de cette technologie reste sans commune mesure avec une véritable conversation entre la personne détenue et le juge. De plus, la question du positionnement de l'avocat en cas de visioconférence continue de faire débat : doit-il être au plus près du juge, afin de renforcer l'effet de sa plaidoirie, ou doit-il être au plus près de son client, afin de le conseiller ? L'usage des technologies n'est pas neutre et ses effets doivent être mieux pris en considération dans la détermination des législations reposant sur un tel usage.

Proposition n° 44 :

Garantir l'égalité de traitement de tous les justiciables, indépendamment de l'utilisation des technologies.

Enfin, le développement de nouveaux services d'aide à la saisine des juridictions par internet , lorsque le ministère d'avocat n'est pas obligatoire, peut soulever des difficultés pour le justiciable, s'il n'est pas en mesure de connaître la procédure dans laquelle il s'engage, notamment en raison de l'absence de conseil personnalisé.

Dans une décision récente du 21 mars 2017 146 ( * ) , la Cour de cassation a considéré que les services proposés par le site internet demanderjustice.com ne relevaient pas de l'exercice illégal de la profession d'avocat, donnant tort aux représentants de cette dernière, qui avaient saisi la justice. Dans le cadre de ses auditions, votre mission a entendu le directeur général de la société éditrice de ce site internet, de même que de nombreux autres responsables de sociétés innovantes intervenant dans le domaine de la justice.

Confirmant l'arrêt d'appel, la Cour a considéré que « les déclarations de saisine des juridictions sont établies et validées informatiquement par le client lui-même, qu'elles sont à son seul nom et comportent sa seule signature », sans qu'il existe un quelconque mandat, même tacite. Ces documents sont ensuite imprimés et envoyés au greffe de la juridiction. La Cour ajoute que cette prestation « ne saurait constituer l'assistance juridique que peut prêter un avocat à son client, à défaut de la prestation intellectuelle syllogistique consistant à analyser la situation de fait qui lui est personnelle pour y appliquer ensuite la règle de droit abstraite correspondante », avant de conclure que « les activités litigieuses ne constituent ni des actes de représentation, ni des actes d'assistance ».

Cette conclusion constate par elle-même la difficulté : un justiciable peut saisir directement une juridiction, par l'intermédiaire d'un prestataire sur internet, sans qu'à aucun moment il n'ait été en mesure de bénéficier d'un conseil personnalisé sur le bien-fondé de sa demande. La difficulté est accrue s'il est ensuite question d'aide juridictionnelle. Envoyer une lettre-type de mise en demeure à une personne avec laquelle on a un litige est une chose, s'engager inconsidérément dans une procédure judiciaire en est une autre.

Si ces activités ne relèvent ni de la représentation ni de l'assistance, lesquelles appartiennent à la profession d'avocat, elles offrent néanmoins au justiciable un service nouveau d'accès à la justice, dont il ne disposait pas jusqu'à présent. De telles prestations sont proposées par diverses sociétés, certaines spécialisées dans certains types de contentieux ou travaillant avec des avocats. En d'autres termes, ces acteurs privés répondent à un besoin des justiciables.

Une analyse de même nature peut être faite, par exemple, pour les services d'aide à la résolution de litige en ligne , proposés par certains sites internet, ou pour d'autres services en ligne de nature juridique. La question se pose également de la véracité des informations et des documents mis à disposition des justiciables, en dépit des contrôles qui peuvent être menés, notamment, par les agents de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), sur la base de la protection générale des consommateurs.

Compte tenu de l'ampleur des innovations et des enjeux financiers qui les sous-tendent, y compris pour les justiciables, votre mission ne peut se satisfaire de ce que le seul mode de régulation de ce nouveau marché du droit numérisé soit l'intervention ponctuelle de la Cour de cassation. La protection du justiciable est un objectif d'intérêt général.

Aussi le ministère de la justice doit-il prendre l'initiative, après avoir évalué les différents risques que peuvent représenter ces nouveaux services, le cas échéant par un texte législatif, pour fixer un cadre concerté permettant à la fois le développement de telles innovations , qu'il ne saurait être question de limiter, mais également le renforcement des garanties pour la protection des justiciables . Ce cadre doit aussi favoriser l'harmonie entre les acteurs traditionnels du droit et les nouveaux acteurs numériques, alors qu'est à l'oeuvre aujourd'hui une logique de concurrence.

Proposition n° 45 :

Fixer un cadre juridique plus précis pour les plates-formes de prestations juridiques et d'aide à la saisine de la justice.

c) Utiliser les innovations au service d'une meilleure qualité de la justice, notamment pour prévenir le contentieux civil

Correctement utilisées et encadrées, les innovations technologiques peuvent être un outil pour améliorer le fonctionnement des juridictions et la qualité de la justice, dans une logique de complémentarité avec l'institution judiciaire et les professionnels du droit.

Votre mission distingue deux grandes utilisations possibles : d'une part, les innovations peuvent favoriser la prévention des contentieux civils et donc aider à désengorger les juridictions tout en simplifiant la résolution des litiges pour les justiciables et, d'autre part, elles peuvent contribuer à une meilleure qualité des décisions de justice .

Dans cette perspective, même si elle reste controversée dans sa philosophie comme ses finalités, la notion de « justice prédictive », reposant sur l'exploitation massive et très élaborée des données judiciaires, autrement appelée big data , grâce aux algorithmes et à l'intelligence artificielle, nourrie par l' open data des décisions de justice, est un outil prometteur, à condition là encore d'être correctement encadré et accompagné . Il n'existe que quelques start-ups dans ce secteur en France, en développement depuis quelques mois, dont certaines ont été entendues par votre mission.

S'agissant de la prévention du contentieux civil, en premier lieu, la résolution des petits litiges de la vie courante ne relève pas nécessairement de la saisine d'un tribunal. Des modes plus simples et rapides de résolution des litiges sont possibles, de façon traditionnelle avec la conciliation, que votre mission veut encourager 147 ( * ) , avec le développement de la médiation dans le domaine de la consommation 148 ( * ) , ainsi qu'avec la procédure participative des avocats, mais également avec la mise en place de plates-formes de résolution en ligne, autrement appelés « online dispute resolution ».

Ces modes alternatifs permettent de ne pas saisir les juridictions et donc de les décharger du traitement d'une partie des litiges civils.

Or, actuellement, les différents modes alternatifs de résolution des litiges en matière civile reposent sur un mécanisme de nature publique ou instauré par la loi ou bien sur l'intervention d'un professionnel réglementé : dans tous les cas, la puissance publique apporte sa garantie d'une manière ou d'une autre, par son contrôle.

De telles garanties n'existent guère pour les nouveaux acteurs sur internet, alors même que leur marché se développe en particulier à l'aune de la forte croissance du commerce électronique. Comme toute innovation, ces nouvelles formes de résolution des litiges sont utiles pour le justiciable, car elles sont simples et rapides. Ces prestations peuvent être payantes.

Dans ces conditions, il semble pertinent à votre mission que soit fixé pour ces nouveaux prestataires un cadre juridique précis, au-delà du seul secteur de la consommation, emportant des garanties et des protections pour les justiciables , pour permettre leur développement régulé . En outre, dans cette évolution, il peut être utile, y compris pour favoriser l'application de règles protectrices par tous les acteurs, de mettre en place une plate-forme publique et gratuite de résolution amiable des litiges civils en ligne, sous l'égide du ministère de la justice, en lien avec les autres acteurs du droit. Un tel dispositif pourrait fonctionner à l'aide de conciliateurs de justice ou de professionnels du droit habilités à cet effet, au vu des informations fournies par une partie et de l'accord de l'autre partie pour participer à cette façon de résoudre le litige en ligne et à distance.

Proposition n° 46 :

Fixer un cadre juridique précis et protecteur pour le justiciable permettant le développement du règlement alternatif des litiges en ligne et mettre en place un dispositif public de résolution des litiges en ligne piloté par le ministère de la justice.

Les outils de « justice prédictive » peuvent aussi contribuer à réduire la saisine des juridictions.

En effet, exploitant la masse des décisions de justice , qui seront de plus en plus nombreuses à être en libre accès en vertu du principe adopté par le législateur dans la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 précitée, sous les réserves déjà exprimées, de tels outils pourront permettre de connaître les solutions statistiquement les plus probables dans un contentieux donné ou le montant prévisible des dommages et intérêts. Dans ces conditions, si l'affaire représente un enjeu financier limité, les parties pourront avoir intérêt à s'entendre plutôt que de saisir la juridiction , ce qui représenterait un gain de temps et d'argent pour elles.

Un tel comportement peut s'appliquer à de nombreux contentieux civils, par exemple le contentieux prud'homal, en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, la prestation compensatoire en cas de divorce, les litiges de consommation, etc. Dans ce domaine, les professionnels du droit ont un rôle majeur à jouer, dans l'intérêt de leurs clients, à l'aide de ces nouveaux outils, pour favoriser des accords sans saisir les juridictions.

En ce sens, la « justice prédictive », même si elle n'a pas vocation à prédire la décision du juge de façon certaine, voire à se substituer au juge, offre au justiciable la possibilité d'anticiper statistiquement une solution et de s'appuyer sur cette anticipation pour ne pas avoir à saisir le juge. Il s'agit donc d'un outil de prévention du contentieux et de désengorgement des juridictions civiles , qui mérite d'être encouragé, à condition, là encore, d'être correctement encadré et régulé , en particulier vis-à-vis des risques de finalités contraires à l'intérêt public.

Proposition n° 47 :

Favoriser et encadrer le développement des outils de « justice prédictive » pour prévenir le contentieux en matière civile.

Les outils de « justice prédictive », correctement encadrés, peuvent aussi présenter une utilité pour les juridictions elles-mêmes . Ils peuvent favoriser l' harmonisation des jurisprudences et la prévisibilité des décisions et contribuer à l' évaluation interne des juridictions et des magistrats , dans le cadre d'un travail plus collectif des magistrats - que votre mission appelle de ses voeux 149 ( * ) - au sein des pôles et des services des juridictions.

Ainsi, en comparant leurs pratiques juridictionnelles avec ce que peut proposer la « justice prédictive », les magistrats peuvent harmoniser leurs jurisprudences et donc améliorer la prévisibilité de leurs décisions, ce qui constitue une des composantes de la qualité de la décision de justice . De tels outils, en revanche, ne peuvent pas être utilisés comme des guides pour les juges : la liberté d'appréciation des magistrats est nécessaire et résulte de leur indépendance autant que de la nature même de leur mission, consistant à appliquer la règle de droit à une situation particulière. Le calcul statistique ne peut dicter la solution d'une affaire particulière, compte tenu du nombre de paramètres et des particularités de cette affaire.

Sous ces réserves, la « justice prédictive » peut aussi être un outil parmi d'autres pour évaluer le travail des juridictions et des magistrats.

Proposition n° 48 :

Mettre les outils de la « justice prédictive » au service du bon fonctionnement de la justice et de la qualité des décisions de justice et prévenir leurs dérives possibles.

De tels outils peuvent donner l'apparence de concurrencer le juge, mais en réalité ils se nourrissent des décisions des juges, dans le cadre de l'exploitation des données judiciaires. S'il faut faciliter la mise à disposition des décisions de justice, dans un cadre juridique plus précis, c'est aussi pour fournir des données plus nombreuses pour rendre plus performants et plus fiables les outils de « justice prédictive », en conformité avec les finalités d'intérêt public qu'il faut leur assigner . Là encore, l'institution judiciaire doit s'impliquer davantage dans l'accompagnement de ces évolutions, pour ne pas les subir mais les orienter.

Pour orienter en ce sens ces évolutions technologiques, au service du bon fonctionnement des juridictions, votre mission estime que leur pilotage pourrait revenir à la Cour de cassation , en raison de sa mission naturelle d'harmonisation des jurisprudences et de diffusion des décisions de justice, en lien avec le ministère de la justice. Votre mission relève que la Cour est déjà très impliquée dans le suivi de ces questions et très intéressée par leurs potentialités futures.

Proposition n° 49 :

Encourager le développement régulé de l'exploitation des données judiciaires, sous le pilotage de la Cour de cassation, en lien avec sa mission d'harmonisation des jurisprudences et de diffusion des décisions de justice.

Ainsi, à l'avenir, le ministère de la justice ne doit plus seulement être le « ministère du droit », mais également le « ministère de l'innovation » dans le domaine du droit et de la justice .


* 133 On peut également citer la loi n° 2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfant, avec la surqualification pénale d'inceste, mais également la loi n° 2016-444 du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées.

* 134 Développée depuis une dizaine d'années, la blockchain est une technologie de stockage de données et de transmission d'informations, fonctionnant sans organe central de contrôle ni intermédiaire, mais d'une façon transparente et accessible à tous ses utilisateurs, ce qui garantit la traçabilité et la fiabilité des transactions qu'elle permet de réaliser ou de garantir.

* 135 Voir supra page 89 .

* 136 Actuellement, la communication électronique est obligatoire dans les procédures d'appel, pour les avocats, dans les contentieux à représentation obligatoire. Elle est facultative dans les autres cas et en première instance.

* 137 Voir infra page 232 .

* 138 Voir infra page 142 .

* 139 Dès 2006, le ministère de la justice a pris conscience de la nécessité de moderniser ses procédures, à la suite du rapport d'audit interministériel sur la dématérialisation de la chaîne pénale, et a lancé en octobre 2006 un vaste plan de numérisation des procédures pénales, suivi de la loi n° 2007-291 du 5 mars 2007 renforçant l'équilibre de la procédure pénale. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/074000034/index.shtml

* 140 En 2015, 60,6 % des affaires reçues dans les parquets concernaient des auteurs non identifiés, soit 2,8 millions de procès-verbaux sur plus de 4,6 millions de procès-verbaux.

* 141 Actuellement, le procédé est limité aux infractions simples d'atteintes aux biens.

* 142 Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :

www.justice.gouv.fr/publication/rapport_JLNadal_refonder_ministere_public.pdf

* 143 Si cette mesure résulte de la loi n° 2016-457 du 14 avril 2016 relative à l'information de l'administration par l'institution judiciaire et à la protection des mineurs, elle aurait pu néanmoins être davantage anticipée puisqu'elle résultait initialement d'un amendement du Gouvernement au projet de loi portant adaptation de la procédure pénale au droit de l'Union européenne, adopté à l'Assemblée nationale le 23 juin 2015. Dépourvue de tout lien avec l'objet initial du texte, cette disposition avait été censurée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2015-719 DC du 13 août 2015.

* 144 Selon les premières estimations, plus de 200 logiciels utilisés par les juridictions ont été développés localement.

* 145 Article L. 10 du code de justice administrative pour les décisions des juridictions administratives.

* 146 Cour de cassation, chambre criminelle, 21 mars 2017, n° 16-82.437.

* 147 Voir infra page 169 .

* 148 Voir l'ordonnance n° 2015-1033 du 20 août 2015 relative au règlement extrajudiciaire des litiges de consommation.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page